Secteur parmi les plus dynamiques de l’économie mondialisée, le commerce international de drogues génère entre 350 et 500 milliards de dollars annuellement. Soit à peu près autant que l’ensemble des autres activités illégales internationales (contrefaçon, trafic d’armes, de pierres précieuses, d’êtres humains, de ressources naturelles), soit encore près d’un pour cent du produit mondial brut 1. Si l’ampleur du phénomène et ses implications funestes en matière de criminalité et de santé publique sont de notoriété commune, la dimension Nord-Sud de l’économie des drogues illicites est trop rarement soulignée. Or pour l’essentiel, celle-ci consiste en un marché dont l’offre – à savoir la culture et la transformation de la feuille de coca (cocaïne), du pavot (héroïne) et du cannabis (marijuana/haschisch) – est localisée au Sud et la demande principalement au Nord 2.

 

 «Dans ses grandes lignes, la géographie économique de la cocaïne et de l’héroïne est relativement simple. La première est quasi exclusivement produite dans trois pays andins – la Colombie, le Pérou et la Bolivie – et consommée à plus de 70% en Amérique du Nord et en Europe. Près de 90 % de la production mondiale de pavot (dont 50 % sont destinés à la fabrication d’héroïne) se concentrent en Afghanistan (la Birmanie et le Laos se partageant la moitié du volume restant). Un peu plus de la moitié de cette héroïne est consommée au Nord, essentiellement en Europe et en Russie. En revanche la production comme la consommation de cannabis sont plus diffuses, bien que quatre grands pays producteurs se distinguent : le Maroc, l’Afghanistan, le Mexique et le Pakistan.
L’orientation Nord-Sud du commerce de drogues s’impose plus clairement encore si l’on se penche sur le poids économique des différents marchés : non seulement les Occidentaux sont de gros consommateurs en volume, mais la drogue y est vendue beaucoup plus chère qu’ailleurs. Un gramme de marijuana à Berlin sera cinquante fois plus cher qu’à Lagos, un gramme de cocaïne a New York, dix fois plus cher qu’à São Paulo. Ainsi l’Europe et l’Amérique du Nord représentent 86 % du marché de la cocaïne en termes économiques 3. C’est donc le contrôle des filières vers l’Europe et les États-Unis qui fournit le gros des profits liés aux trafics de stupéfiants.

Escalade des profits et déstructuration sociale

Nous touchons là à un aspect important du commerce des drogues  : l’escalade des profits 4. À chaque étape de sa transformation, mais surtout de son transport, lors du franchissement d’obstacles physiques (océans, montagnes, désert) et policiers (frontières, aéroports) en direction des marchés lucratifs, les marges bénéficiaires sont considérables. Pour la cocaïne et l’héroïne, le prix de revente au détail dans les rues des métropoles occidentales est plus de cent fois supérieur au prix de la matière première « à la ferme ». L’augmentation de la valeur ajoutée se produisant pour l’essentiel sur les « routes » reliant sites de production et consommation, le contrôle des territoires et des obstacles franchis par les substances illicites sont, tout autant que les régions de production, l’enjeu d’âpres luttes et/ou de transactions entre narcotrafiquants, forces de l’ordre et pouvoirs locaux.
Dans les pays producteurs comme dans les pays de transit, l’activité criminelle liée à l’économie de la drogue a des effets sociaux et politiques gravement déstructurants...
•  Explosion de violence : liée aux confrontations entre gangs, cartels, « familles », polices, forces armées, milices paramilitaires, pour le contrôle, le rançonnement ou l’élimination des trafics. Au Mexique, la guerre entre cartels pour la domination des villes frontière avec les États-Unis, dont la tristement célèbre Ciudad Juarez, et l’action répressive des militaires ont fait 55.000 morts entre 2006 et 2011, soit le conflit le plus meurtrier de la planète sur cette période. Moins médiatisé, le taux d’homicides serait plus élevé encore dans les petits pays d’Amérique centrale traversés par la même cocaïne.
• Criminalisation du politique : de l’achat de couverture au sein du personnel politico-administratif, à l’implication directe de ce dernier dans la gestion des trafics, en passant par la « banale » corruption quotidienne de la police, des douaniers ou des juges, le commerce de stupéfiants gangrène les institutions des pays concernés, souvent jusqu’au plus haut niveau. Le pouvoir de subversion des narcotrafiquants est à la hauteur de leur puissance financière locale : supérieure au PIB national en Guinée-Bissau (nouvelle plaque tournante de la cocaïne sud-américaine) ou au Guatemala, équivalente à la moitié de la richesse nationale en Afghanistan.
• Trafics déstabilisateurs : financement de guérillas, de milices, d’organisations terroristes, de conflits à caractère ethnique, religieux, régionaliste. Sur les trente-cinq conflits relevés par Alain Labrousse 5 au sein desquels la présence de la drogue est avérée à des degrés divers entre 1999 et 2010, quinze étaient situés en Afrique, treize en Asie, quatre en Amérique latine et seulement trois en Europe (Espagne, Irlande et ex-Yougoslavie). Illustration récente de l’effet déstabilisateur des trafics : les groupes islamistes ayant conquis la moitié Nord du Mali au début de l’année 2012 ont tiré une bonne part de leurs ressources, et donc de leur force de frappe, du rançonnement du transit saharien de la cocaïne sud-américaine à destination de l’Europe.

Mondialisation libérale

Si les responsabilités des élites du Sud ne peuvent être éludées, l’ampleur et les formes empruntées par l’économie internationale des drogues ces trente dernières années sont d’abord le résultat de limites et asymétries dans la gestion politique de la mondialisation. Trois facteurs ont objectivement accéléré la progression du trafic au Sud.
Le premier a été l’incapacité des organisations internationales de coopération économique et financière (Banque mondiale, FMI, PNUD, GATT/OMC) à empêcher l’appauvrissement des États dans les années 1980-1990 suite à l’effondrement des cours des matières premières et à la fin du parrainage financier lié à la guerre froide. Pire, les réformes néolibérales préconisées par ces institutions ont accentué l’exposition de ces sociétés à l’économie de la drogue. Le resserrement brutal des moyens des États a, d’une part, réduit leur contrôle sur des pans de leur territoire et, d’autre part, poussé une partie de l’élite politique et militaire à s’investir dans des activités illicites pour se maintenir au pouvoir. Parallèlement, l’ouverture aux importations de produits agricoles (souvent subventionnés), le démantèlement des politiques de développement rural et la dévalorisation des productions traditionnelles ont renforcé l’attrait économique des cultures de pavot, de coca et de marijuana pour les paysans pauvres.
Le deuxième facteur aggravant réside dans les politiques de dérégulation de la sphère financière depuis les années 1980, qui ont facilité les opérations de blanchiment de l’argent sale. « Ce phénomène est venu renforcer la puissance des organisations criminelles transnationales les plus liées au commerce de la drogue » 6. Malgré quelques avancées sur le secret bancaire suite au 11 septembre 2001 et à la crise financière de 2008, les pays riches ont les plus grandes difficultés à mettre de l’ordre dans l’entrelacs de places off-shore et autres paradis fiscaux servant de zone d’intersection entre les flux financiers licites et illicites. Et pour cause, les grands groupes bancaires et industriels « respectables » ont eux-mêmes des filiales dans ces espaces afin « d’optimiser leur charge fiscale ».
Mais le principal adjuvant du trafic international de stupéfiants réside paradoxalement dans... la manière dont il est combattu à l’échelle mondiale. Le régime international de contrôle des stupéfiants qui s’est progressivement mis en place durant la deuxième moitié du vingtième siècle, sous influence états-unienne, est nettement orienté vers la prohibition et la criminalisation des producteurs, trafiquants et usagers de produits illicites. Or non seulement cette optique s’est révélée contre-productive sur le plan de la réduction des quantités produites et du nombre de consommateurs – objectifs affichés de l’agenda d’un « monde libéré des drogues » (a drug free world) – mais « c’est précisément la prohibition qui décuple le prix des drogues et en fait un enjeu d’accumulation financière pour les réseaux criminels ».
Le dispositif répressif mis en place dans ce cadre a cependant nettement moins porté sur la réduction de la demande que sur l’éradication de l’offre et le blocage de l’entrée des stupéfiants dans les grands pays consommateurs. Sous la pression de leur grand voisin du Nord, les pays d’Amérique centrale et du Sud en particulier ont dû faire leur le slogan de « guerre à la drogue » lancé par Richard Nixon en 1971. Et au premier degré : en militarisant leur dispositif de contrôle et en faisant des trafiquants des « ennemis à abattre ». Une approche qui a trouvé son expression la plus aboutie dans le « Plan Colombie », un programme parrainé par les États-Unis depuis 2000 et surtout destiné à muscler l’armée colombienne dans son entreprise de lutte contre le narcotrafic (et la guérilla des FARC...) ainsi qu’à éradiquer les plantations de coca par voie d’épandage aérien d’herbicides très toxiques.
En Colombie, au Mexique et ailleurs, la militarisation de la lutte antidrogue a renforcé les violences et infractions aux droits humains. Sans pour autant réduire le flux de cocaïne vers les États-Unis, du fait d’un phénomène classique de géographie économique, l’« effet ballon » : l’augmentation de l’efficacité du contrôle dans une région donnée entraîne une baisse temporaire de l’offre globale, et donc une hausse du prix et une plus grande incitation à planter dans d’autres régions (du Pérou vers la Colombie dans les années 1990 et inversement dans les années 2000) ou à passer par d’autres routes (du transit par les Caraïbes à la traversée du Mexique dans les années 2000).
Les milliers de victimes collatérales et l’ingérence permanente des États-Unis au nom de la lutte contre « le narco-terrorisme » ont cependant contribué à la diffusion d’un sentiment antiaméricain et à l’avènement de gouvernements souverainistes dans la région. Ce retour de flamme géopolitique est particulièrement lisible en Bolivie, où le président Evo Morales, autrefois pourchassé par les hélicoptères de la Drug Enforcement Administration en tant que syndicaliste cocalero, a fait de la lutte contre l’influence états-unienne un axe majeur de sa politique extérieure et a réhabilité la culture et la consommation traditionnelles de la feuille de coca.
Signe de la perte de leadership continental de Washington dans ce dossier (comme dans tant d’autres), deux présidents de droite et alliés des États-Unis – Otto Perez Molina (Guatemala) et Juan Manuel Santos (Colombie) – animent depuis le début de l’année 2012 un mouvement régional de remise en cause du modèle dogmatique de la « guerre à la drogue ». Après avoir imposé le thème de la réforme de la lutte antidrogue au sommet de l’Organisation des États américains d’avril, le président Molina a été en septembre de l’année 1012 le premier chef d’État à plaider devant l’Assemblée générale des Nations unies pour une régularisation de la consommation de drogue comme unique moyen de venir à bout du trafic. Au grand dam de l’administration Obama. Le bras de fer ne fait que commencer...



1. UNODC (2011), Estimating Illicit financial flows resulting from drug trafficking and other transnational organized crimes, rapport de recherche, octobre.
2. Ceci ne vaut pas pour les drogues de synthèse, majoritairement produites près des lieux de consommation.
3. UNODC (2011), The Transatlantic cocaïne market, rapport de recherche, avril.
4. Labrousse, A. (2004), Géopolitique des drogues, Paris, Puf, 2011.
5. Labrousse, A., Ibid.
6. Lalam, N. (2011), « Argent de la drogue : blanchiment et mondialisation financière », Drogues et enjeux internationaux, bulletin n°2, novembre.

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