Affaire Pinochet, poursuite des génocidaires du Rwanda, jugement des criminels de guerre serbes et croates en ex-Yougoslavie... L’actualité de ces dernières années semble révéler que la "communauté internationale" se montre de moins en moins tolérante à l’égard des brutes de tous poils. On est certes encore loin d’une justice internationale qui ferait respecter le droit aux quatre coins de la planète en toute indépendance par rapport aux pouvoirs politiques. Il faut néanmoins reconnaître que des progrès ont été enregistrés et qu’un embryon de droit international semble bel et bien en route. Le point sur l’émergence de ce droit.


Le retour de Pinochet au Chili et la longue saga judiciaire qui l’a précédé ont, légitimement, été perçus par les défenseurs des droits de l’homme comme une fameuse douche froide. L’impunité dont a finalement pu jouir, à ce jour, l’ancien dictateur laisse un goût amer en même temps que le sentiment que les puissants de ce monde sont, et resteront longtemps encore, membres d’une vaste caste d’intouchables sur le plan judiciaire. Le soutien apporté au général par l’ancien Premier ministre britannique, Margaret Thatcher, donne également à penser qu’entre "grands", on sait se serrer les coudes lorsque cela s’avère nécessaire.
Si l’on prend un peu de recul, force est cependant de constater qu’un mouvement est lancé, encore très fragile certes, mais prometteur. Ce mouvement est celui de la définition et de l’application d’un droit international visant à réprimer les crimes contre l’humanité. Comme tout progrès politique, celui-ci est lent, encore soumis à de nombreuses hypothèques, voire incertain à certains égards. Mais il est là; la dynamique est enclenchée et elle se renforcera si la pression de l’opinion publique, des médias et des acteurs concernés ne faiblit pas.
Plusieurs éléments concourent à l’émergence de cette dynamique. La fin de la guerre froide et de l’affrontement entre "blocs" de l’Est et de l’Ouest a sans doute contribué à soulever une sorte de chape de plomb qui interdisait jusque-là tout affaiblissement des camps. L’hypothèse d’une arrestation de Pinochet à Londres en pleine guerre froide, par exemple, paraîtrait en effet peu crédible. Autres éléments : la guerre en Serbie et le génocide au Rwanda ont probablement eux aussi fortement contribué à, d’une part, une sensibilisation de l’opinion publique à l’atrocité des crimes contre l’humanité, et, de l’autre, à la mobilisation de la communauté internationale (notamment, comme nous le verrons plus loin, par l’instauration des tribunaux pénaux internationaux).

Répression internationale
C’est donc dans un contexte globalement favorable au droit et à la justice que se trouve relancée, dans les années 90, la répression internationale des crimes contre l’humanité. Celle-ci prend tout d’abord la forme d’un tribunal : celui mis en place par le Conseil de sécurité des Nations unies pour juger les responsables des violations du droit humanitaire international durant la guerre en ex-Yougoslavie (1). C’est le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, installé à La Haye dès 1993 (2). Aujourd’hui, quelque 832 personnes y travaillent, issues de 68 pays. Et 35 accusés y sont actuellement sous la garde de l’unité de détention du Tribunal. De nombreux jugements ont déjà été prononcés et des peines de prison ont été appliquées. Le travail est loin d’être terminé puisque des mandats d’arrêt internationaux sont toujours lancés contre des personnages tels que Slobodan Milosevic et Milan Milutinovic.
Le cas yougoslave fera école puisque l’année suivante (printemps 1994) éclate le génocide rwandais. Comme le rappelle François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de la République à Kigali (Rwanda) et secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme, "ce génocide (...) fut la conséquence du choix délibéré d’une élite moderne, d’inciter à la haine et à la crainte pour se maintenir au pouvoir". En novembre 1994, le Conseil de sécurité décide la création d’un second Tribunal pénal international, chargé cette fois de juger les responsables des atrocités rwandaises (3). Il sera installé à Arusha, en Tanzanie. Comme l’explique M. Nsanzuwera, "ce tribunal est chargé de juger à la fois les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda, et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins. Contrairement au Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie créé sur initiative propre du Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a été demandé par le gouvernement rwandais par l’intermédiaire de son ambassadeur auprès des Nations unies. Au moment du génocide, le Rwanda siège comme membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies". Créés par une résolution du Conseil de sécurité, ces deux tribunaux reposent donc sur le fait que "en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, lorsque le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, il peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions. Il est largement admis qu’en la matière, le Conseil dispose d’un pouvoir discrétionnaire. La création d’un tribunal international peut donc relever de telles mesures" (4).

Difficultés
Cela ne signifie pas pour autant que le travail fourni par ces juridictions ne se heurte pas à un certain nombre d’obstacles. Ainsi, relève M. Nsanzuwera, "le TPIR a commencé ses travaux en 1995 avec beaucoup de difficultés et, cinq ans après, cette juridiction internationale est loin de surmonter tous les obstacles qui l’empêchent de remplir efficacement sa mission. La première difficulté fut d’ordre matériel. En effet, dès son installation le TPIR fut confronté à un problème de financement. Toutefois les Nations apportèrent une réponse à cette situation. Mais la difficulté majeure, à notre avis, demeure l’absence de coopération des États, bien que la résolution créant le TPIR oblige les États à collaborer avec ce tribunal". Ainsi, les difficultés rencontrées portent sur les faiblesses de la coopération avec les pays qui hébergent les principaux auteurs présumés des crimes, mais également des difficultés d’ordre plus culturel : les enquêteurs sont confrontés aux problèmes liés à la culture, à l’histoire et à la langue, ils ont besoin d’interprètes pour parler avec les témoins et les victimes ne sont pas toujours en confiance.
Au-delà des difficultés rencontrées, ces deux tribunaux constituent donc des instruments efficaces contre la culture de l’impunité. On peut ici rappeler que ces juridictions ont connu des précédents historiques. Pensons aux tribunaux militaires internationaux mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Nuremberg et Tokyo) et, avant cela, du Tribunal international spécial prévu dans le traité de Versailles (1919) pour juger Guillaume II, "coupable d’offense suprême à la morale internationale et à l’autorité des traités".

Cour pénale internationale
Dans le prolongement des deux TPI, l’instauration d’une Cour pénale internationale représente l’effort le plus récent et sans doute le plus volontariste de faire avancer le droit international et de mettre en place un mode de répression internationale (5). Cette Cour, dont les statuts ont été approuvés en juillet 1998 (mais qui n’a pas encore été créée, cf. plus loin), est appelée à exercer ses compétences à l’égard des personnes pour les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. Ces crimes sont définis avec une grande — et macabre — précision dans les statuts de cette Cour : crimes de génocide (meurtre de membres d’un groupe, atteintes graves à l’intégrité, conditions d’existence entraînant la destruction du groupe, entraves aux naissances), crimes contre l’humanité (meurtre, extermination, esclavage — y compris sexuel —, déportation, torture, viol...), crimes de guerre (homicide, torture, traitements inhumains, déportation, prises d’otages...), et les crimes d’agression, qui, étrangement, ne sont pas encore définis par les statuts et ne peuvent dès lors pas encore être jugés par cette Cour. Pour le reste, celle-ci peut ouvrir des enquêtes, mener des poursuites, juger, condamner et appliquer des peines aux personnes physiques qui se seraient rendues coupables de tels crimes. Les peines peuvent aller jusqu’à 30 années d’emprisonnement ou, même, l’emprisonnement à perpétuité, "si l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient". À ces peines, la Cour peut ajouter une amende et la confiscation des profits, biens et avoirs tirés directement ou indirectement du crime.
Le progrès que représente l’instauration d’une telle juridiction au niveau international est incontestable. Il s’agit, selon les mots du spécialiste en droit international Éric David (professeur à l’ULB), d’une sorte de TPI en stand-by, qui peut être saisi d’une situation de crimes par tout État partie aux statuts, ou par le Conseil de sécurité. Puisque ce dernier peut saisir la Cour d’une situation de crimes où que ce soit sur la planète (c’est-à-dire y compris dans un pays n’ayant pas signé les statuts de la Cour), on peut s’attendre à ce que tous les pays du monde soient, à tout le moins, influencés par l’autorité de cette Cour. On notera également que le procureur de la CPI pourra également ouvrir des enquêtes de sa propre initiative.
Cela étant, d’importantes difficultés ou lacunes sont soulevées par ces statuts. Il y a tout d’abord les difficultés liées à l’entrée en vigueur de la CPI. Celle-ci aura lieu après les ratifications d’au moins 60 pays (fin 1999, les statuts de la Cour étaient signés par 88 États). Lorsqu’on sait qu’en France, par exemple, une décision du Conseil constitutionnel de janvier 1999 déclare certaines dispositions des statuts contraires à la Constitution française, et impose donc une révision constitutionnelle, on peut s’attendre à des délais de ratification extrêmement longs (plusieurs années). Or, du fait que la Cour n’est compétente qu’à l’égard des crimes commis après l’entrée en vigueur du Statut, la perspective d’une lointaine entrée en vigueur ne risque pas d’impressionner outre mesure les criminels internationaux en tous genres.
En outre, "un État qui devient partie au présent statut peut déclarer que, pour une période de sept ans à partir de l’entrée en vigueur du statut à son égard, il n’accepte pas la compétence de la Cour" en ce qui concerne les crimes de guerre ! Plus étonnant encore, la Cour peut voir ses compétences limitées par le Conseil de sécurité des Nations unies. En effet, ce dernier peut mettre un veto à toute enquête et toute poursuite de la Cour contre un individu pendant une durée d’un an renouvelable. Comme le souligne Éric David, cette limitation trouve ses raisons dans des considérations politiques; cette disposition des statuts réduit fortement le pouvoir du procureur de la CPI et empiète sur la séparation des pouvoirs (judiciaire et politique) que les États appliquent au niveau national. D’autres difficultés ne manqueront pas de surgir lorsque la Cour entrera en fonction et notamment la question du partage des compétences entre celle-ci et les tribunaux nationaux (6).
Vu l’expérience parfois décevante des tribunaux pénaux internationaux en matière de coopération internationale et d’assistance judiciaire, qu’en sera-t-il avec la Cour pénale? Certes, les États parties sont obligés de coopérer avec celle-ci (article 86), mais respecteront-ils leurs engagements? Les autres questions qui se posent portent davantage sur la compatibilité entre les statuts et les lois nationales (7). Cela concerne, notamment, la question de l’immunité des dirigeants politiques (certains États devront modifier leur Constitution car ils accordent à leur chef d’État une immunité absolue, quelles que soient les éventuelles infractions commises; d’autres États s’orientent vers la distinction entre responsabilités nationales et internationales), la question des peines (certaines Constitutions nationales interdisent la condamnation à une peine de réclusion à perpétuité), la question de la remise des nationaux (en Allemagne, en Pologne et dans d’autres pays, la Constitution prévoit qu’aucun citoyen national ne peut être extradé à l’étranger), la définition des infractions (comme on l’a vu plus haut, les crimes d’agression ne sont toujours pas définis; en outre, les définitions données aux autres crimes ne coïncident pas toujours avec celles données au niveau national, ce qui était par exemple le cas en Belgique avant la loi de 1999 — cf. encadré, p.3).
On le voit : les difficultés ne sont pas insurmontables, mais nécessiteront un important travail législatif ou constitutionnel au niveau des États. Si le droit international est en route, sa vitesse de croisière est loin d’être atteinte. La patience et la persévérance seront donc, pour quelques années encore, d’utiles qualités dont devront s’armer les défenseurs des droits de l’homme...
Christophe Degryse

Pour en savoir plus

La Revue nouvelle a consacré son numéro de x à la question des crimes contre l’humanité.
La Revue du droit des étrangers n°104 analyse la mise en œuvre du droit pénal international dans l’ordre juridique belge.


(1) Résolution 827 du 25 mai 1993.
(2) URL : http://www.un.org/icty/index-f.html
(3) Résolution 955 du 8 novembre 1994.
(4) Denis Catherine, " La répression des crimes contre l’humanité ", in La Revue nouvelle, n°
(5) À ne pas confondre avec la Cour internationale de justice (CIJ), qui est l’organe judiciaire principal de l’ONU, et a pour mission de régler les différends juridiques entre États ainsi que rendre des avis consultatifs sur des questions juridiques. Seuls les États peuvent ester devant la CIJ.
(6) La CPI est $complémentaire$ des juridictions criminelles nationales, cf. Tabaka Benoît, mai 1999 - http://jurisweb.citeweb.net/articles/17051999.htm
(7) Pour les éléments d’analyse qui suivent, voir Tabaka, op. cit.

Les lois belges de répression internationale : une concurrence déplacée?

Le 16 juin 1993, la Belgique se dote d’une loi relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire (entrée en vigueur le 15 août 1993). La Cour pénale internationale (CPI) étant "complémentaire" des juridictions criminelles internationales, les États ne sont en effet pas dispensés de leurs obligations en matière de répression des crimes internationaux. La loi belge de 1993 vise à punir les infractions aux Conventions de Genève et à leurs Protocoles additionnels, mais elle se limitait, en principe, aux "crimes de guerre". Elle sera modifiée par la loi du 10 février 1999 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire, pour y inclure une définition du "génocide" conforme au droit international et y ajouter la pénalisation des "crimes contre l’humanité". Ce qui permet en quelque sorte à la Belgique d’aligner sa législation sur les statuts de la Cour pénale internationale. De ce fait, notre pays peut sanctionner le crime "où qu’il ait été commis, par quiconque et contre quiconque, sans qu’il n’y ait aucun rattachement territorial ou personnel avec la Belgique" (1). Selon certains, cette loi comporte le danger de voir " détricoter " la mission de la Cour pénale internationale. "Si les États commencent à rendre cette politique dans leur coin, cette Cour ne sert plus à rien", estime Pierre d’Argent. D’autres, par contre, soulignent que, en ce qui concerne une éventuelle concurrence de compétences avec la CPI, "l’article premier de son Statut prévoit précisément la priorité des juridictions nationales, voulant éviter de la sorte que les États ne se désengagent de leurs obligations nationales" (2). Le débat, on le voit, reste ouvert.
C.D.

(1) D’Argent Pierre, in Le Soir, le 6 mars 2000 (Pierre d’Argent est assistant en droit public international à l’UCL).
(2) Goffin J., Denis C., Goldman A., in Revue du droit des étrangers, 1999, n°104.

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