Dans un récent article consacré au marché électrique, l’hebdomadaire «Trends Tendance» se faisait menaçant. «Dans un avenir proche, la lumière va s’éteindre en Belgique, prédisait-il... surtout si on écarte le nucléaire.»1
Au-delà des clivages idéologiques sur le recours à l’atome, est-il raisonnable d’envisager une sortie progressive de la production d’électricité «nucléaire»? Autrement dit, le pays dispose-t-il de capacités de production d’électricité suffisantes pour répondre à nos besoins lors de la fermeture des centrales nucléaires entre 2015 et 2025 – actuellement programmée dans la loi de 2003?
Les éléments de réponse que nous avancerons ici vont clairement à l’encontre du scénario dressé par «Trends Tendance».
En Belgique, plus de la moitié de l’électricité est produite à partir d’énergie nucléaire. Cette production est assurée par sept réacteurs répartis sur deux sites, Doel et Tihange. Les premières centrales belges (Doel 1 et 2 et Tihange 1) ont été construites en 1975. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, elles ont assuré en 2009 17% de la production d’électricité belge, soit environ 14.600GWh pour une puissance installée de 1.746 MW2. Les plus récentes (Doel 3 et Tihange 2 et 3) datent de 1983 et 1985 et représentent en 2009 38% de cette production. La durée de vie initialement prévue des réacteurs belges était de 30 ans. Mais en 2003, le gouvernement «Arc en ciel» a adopté la loi de sortie progressive de la production d’électricité d’origine nucléaire qui prévoit la fermeture des centrales après une durée de 40 ans, soit en 2015 pour les premières et respectivement en 2023 et 2025 pour les dernières.
Évolution des capacités de production d’ici 2015
On peut dès lors se demander si les projets d’investissements prévus d’ici 2015 permettront de remplacer les capacités de production des trois plus anciens réacteurs nucléaires belges qui devront fermer à cette date. Sur base des données existantes (gestionnaire du réseau de transport, régulateur fédéral du marché, producteurs, autorités régionales et fédérales), on peut estimer à près de 23.000 GWh les capacités de production d’électricité supplémentaires qui doivent entrer en service d’ici 20153. C’est donc bien davantage que la production cumulée de Doel 1 et 2 et Tihange 1 en 2009, qui s’élève à 14.600GWh. Des centrales au gaz assurent près de 70% de ces nouvelles capacités et les 30% restants sont couverts par des unités de cogénération, l’incinération de déchets et l’éolien. Ce chiffre de 23.000 GWh peut être qualifié de «prudent» car il ne prend pas en compte une série de projets annoncés dont la concrétisation n’est pas effective (et notamment plusieurs projets de centrales TGV 4 représentant un total de 4.000MW de puissance installée, soit plus du double de Doel 1 et 2 et Tihange 1). En outre, ce chiffre n’inclut pas toute une série de petits projets de production d’électricité à partir de biomasse ou de cogénération au gaz. Enfin, le fait que les centrales TGV existantes pourraient tourner davantage si elles prenaient le relais du nucléaire pour couvrir la demande de base n’a pas non plus été pris en considération.
On peut également se demander si ces nouvelles capacités seront suffisantes pour couvrir l’évolution de la demande d’électricité d’ici 2015. En 2007, le Bureau fédéral du Plan tablait, dans son scénario «Business as usual», sur une augmentation annuelle de la demande en électricité de 1,5% pour la décennie 2000-2010 et de 0,8% pour la décennie 2010-2020. Sur base de ces pourcentages et d’une consommation d’électricité de 89.886 GWh en 20075, une extrapolation donne un accroissement de la demande de près de 8.000 GWh entre 2007 et 20156. Cet accroissement est largement couvert par la marge dégagée par les capacités de production alternatives qui est de 8.910 GWh.
L’augmentation du nombre de voitures électriques est souvent présentée comme une évolution qui va accroître de manière importante notre consommation d’électricité. Il convient pourtant de relativiser cet argument. En effet, l’introduction de ce type de véhicules se fera de manière progressive. Ainsi, leur part dans le parc automobile pourrait atteindre environ 20% vers 2025-2030, ce qui correspondra à une consommation d’électricité de l’ordre de 1% de la consommation totale, avec un impact potentiel sur les consommations de pointe. Cette perspective laisse clairement un certain temps pour développer de nouvelles alternatives de production, mais surtout des conceptions alternatives en matière de mobilité.
Les importations d’électricité de la Belgique sont souvent prises dans la presse comme témoin de notre manque de capacité de production domestique. Or, nous venons de montrer qu’il existe différents projets de nouvelles capacités de production. De plus, le bilan annuel des quantités importées et exportées montre que la Belgique est importatrice ou exportatrice d’électricité en fonction des années mises en compte. Enfin, les options possibles pour l’offre d’électricité que sont la production domestique ou les importations ne concernent que les flux d’énergie électrique. En d’autres termes, les importations d’électricité ne se substituent pas à des capacités de production domestiques. Quelles que soient ses importations électriques nettes, la Belgique a l’obligation de disposer de capacités de production domestiques toujours au moins égale à 1,21 fois la demande de pointe dans des conditions normales (concept de «system reserve margin»). Les flux d’importations et d’exportations relèvent donc davantage de la gestion des coûts en recourant aux meilleures offres de prix pour l’électricité sur le marché européen. En effet, en cas de pic de la demande, plutôt que de faire fonctionner une unité à coût de revient très élevé chez nous, il est plus intéressant économiquement d’importer de l’électricité de l’étranger. Le volume de transaction (importations et exportations) atteint ainsi pas loin de 25% du volume total d’électricité consommée en Belgique.
Au terme de cette brève analyse, on constate donc que les nouvelles capacités de production peuvent largement compenser la fermeture des trois plus anciennes centrales en 2015, tout en couvrant également un accroissement de la demande d’électricité. La sécurité d’approvisionnement est donc en principe garantie lorsque Doel 1, Tihange 1 et Doel 2 fermeront en 2015. Le défi principal consiste en fait à garantir cet approvisionnement en 2023 et 2025, lors de la fermeture des dernières centrales nucléaires.
Garantir notre sécurité d’approvisionnement
Afin d’être en mesure de garantir notre sécurité d’approvisionnement énergétique lors de la fermeture des dernières centrales nucléaires entre 2023 et 2025, d’importants investissements doivent être décidés en termes de nouvelles capacités de production et de modernisation des réseaux de transport et de distribution. Or, depuis la libéralisation des marchés de l’énergie, plus aucune planification des investissements n’est mise en œuvre puisque c’est désormais le marché qui est censé les régler. Cette évolution s’est traduite en Belgique et plus largement en Europe par une diminution des investissements, et plus particulièrement ceux de production. On constate ainsi qu’Electrabel a relativement peu ou pas investi en Belgique depuis la loi de sortie du nucléaire, alors que cette filiale de Suez-GDF possède incontestablement les moyens financiers les plus confortables pour le faire. Le manque de nouvelles capacités de production découlant de cette absence d’investissements pourrait être utilisé pour justifier un prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires. Il en est de même en ce qui concerne les investissements de modernisation du réseau. Il en résulte des lignes à haute tension saturées qui ne parviennent plus à répondre à la demande, en particulier lors des pointes de consommation. À défaut de tels investissements, la Belgique risque de se trouver à moyen terme en sous-capacité et de «manquer» d’électricité, ce qui pourrait ainsi compromettre la sortie du nucléaire à partir de 2015. On se doute qu’il s’agit là d’une stratégie délibérée.
Depuis 1999, renforçant la stratégie de l’opérateur monopolistique qu’est Electrabel-GDF-SUEZ, les Gouvernements (c’est-à-dire la plupart des partis politiques) se sont contentés d’une attitude attentiste plutôt que fermement résolue à la sortie du nucléaire. Or, afin d’assurer la mise en œuvre des investissements nécessaires, les autorités publiques auraient dû et devraient (il n’est pas trop tard!) définir les axes de la transition énergétique: utilisation du gaz comme énergie de transition, développement des énergies renouvelables (éolien, solaire thermique et photovoltaïque, biomasse) et augmentation de l’efficacité énergétique.
Dans cette perspective, le prochain gouvernement fédéral devra confirmer rapidement la sortie de la production d’électricité d’origine nucléaire suivant la loi de 2003. En effet, ce signal politique permettrait de favoriser et de multiplier les initiatives alternatives et l’arrivée de nouveaux (petits) producteurs sur le marché. Afin de garantir des investissements de production adéquats et suffisants, une planification à moyen (2020) et long terme (2050) de ceux-ci devra être établie par les autorités et des signaux clairs en ce sens devront être envoyés aux investisseurs.
La garantie d’un approvisionnement suffisant lors de la fermeture des dernières centrales en 2022 et 2025 repose donc sur la présence de capacités de production suffisantes qui dépendent elles-mêmes de la définition d’une politique claire en matière énergétique, telle qu’esquissée ci-dessus. Le potentiel d’économie d’énergie, avec les technologies actuelles et des mesures rentables, est de l’ordre de plus de 20% d’ici 2020 en Europe. Une action urgente est cependant nécessaire pour y parvenir. La réalisation de ce potentiel doit permettre au minimum de compenser la croissance de la consommation d’électricité prévue dans le scénario «business as usual» du Bureau fédéral du Plan (explicité plus haut). En matière d’énergies renouvelables, le potentiel de celles-ci dans la consommation finale d’électricité est de près de 30.000 GWh en 2020, soit plus de 30% de la consommation actuelle d’électricité. Ce développement ne peut cependant pas dépendre uniquement des entreprises privées. Les certificats verts, mécanisme de soutien à la production, doivent également profiter au secteur public et aux citoyens. Il y a là un enjeu de réappropriation de l’énergie, bien d’intérêt général, par la société civile et les pouvoirs publics. La production d’énergies renouvelables est par nature fortement décentralisée (au contraire par exemple de la production nucléaire qui est très centralisée) et repose sur des ressources locales. Son développement nécessite donc une modernisation des réseaux en conséquence. De plus, ce développement est potentiellement compatible avec une autonomie énergétique locale et/ou régionale essentielle en terme de résilience collective face aux défis énergétiques, climatiques et plus largement écologiques de notre époque, pour peu que les autorités et les citoyens gardent la main sur les moyens de production, et bénéficient des retours sur les dividendes. Il y a là également un enjeu politique crucial sur le plan démocratique. Notre indépendance énergétique dépend en effet grandement de notre degré «d’indépendance» ou de liberté par rapport aux grands producteurs multinationaux. Dans le cas de figure où l’on se trouve actuellement, les décisions échappent aux citoyens et aux autorités, de même que les bénéfices. Les coûts sont par contre supportés par la collectivité. Un renforcement de l’indépendance par rapport aux groupes multinationaux requiert notamment des mesures qui permettent une concurrence accrue et l’émergence de nouveaux (plus petits) opérateurs. Une politique visant à assurer l’autonomie énergétique au niveau régional et local, en soutenant les investissements adéquats, suffisants et décentralisés, permettrait cette diversification.
Au contraire, la prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires aurait pour effet de retarder la concrétisation de la transition énergétique dans notre pays, tout en renforçant notre dépendance par rapport aux oligopoles existants. Outre les conséquences en terme de coûts pour le consommateur, on sait que c’est aujourd’hui qu’il faut préparer notre économie, les ménages et les entreprises, en investissant les moyens nécessaires afin d’être plus performant sur le plan énergétique dès cette décennie.
Une facture d’électricité plus élevée?
L’énergie nucléaire est souvent présentée comme une énergie bon marché, ce qui est cependant à relativiser si on analyse finement les coûts liés à ce type de production. Il n’en reste pas moins qu’une crainte demeure quant au risque d’augmentation de la facture d’électricité en cas de sortie du nucléaire.
Rappelons avant tout que d’un point de vue global, la raréfaction des ressources fossiles et fissiles ainsi que l’accroissement de la demande mondiale d’énergie, notamment dans les pays en voie de développement, vont conduire à une augmentation structurelle des prix énergétiques. Quelle que soit la décision en matière de nucléaire, l’électricité, majoritairement produite à partir de ces combustibles, ne devrait pas échapper à cette tendance.
En Belgique, les coûts de production de l’électricité d’origine nucléaire sont très bas, car les centrales ont pu être amorties par Electrabel sur une durée de 20 ans au lieu des 30 ans initialement prévus. Cela s’est traduit par des prix de l’électricité particulièrement élevés pour la génération précédente. Le compromis conclu à l’époque était que les consommateurs pourraient bénéficier ultérieurement de cet amortissement accéléré, grâce à une baisse des prix.
Hélas pour le consommateur, le contexte s’est modifié depuis avec l’augmentation du prix du baril de pétrole et la libéralisation des marchés de l’énergie. Dans la cadre d’un marché libéralisé, le prix de l’électricité n’est pas directement déterminé par les coûts de production, mais par les coûts marginaux de production, c’est-à-dire par le coût de la dernière unité produite. Et il apparaît que cette dernière unité est aussi la plus chère à produire, en raison de l’ordre d’appel des centrales électriques pour répondre à la demande, qui va des centrales dont les coûts de production sont moindres à celles dont les coûts sont les plus élevés. Les coûts de production de l’électricité d’origine nucléaire tournent ainsi autour de 10 à 15 euros/MWh alors que les prix de vente varient entre 40 et 60 euros/MWh. Cette différence entre les prix du marché et les coûts de production permet à l’exploitant de réaliser de plantureux bénéfices, estimés par le régulateur fédéral à environ 2 milliards d’euros par an. Un prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires ne serait donc pas de nature à faire baisser les prix, mais permettrait par contre à l’opérateur de disposer d’une marge bénéficiaire accrue.
La concurrence découlant de la libéralisation devait quant à elle jouer un rôle important sur les prix. Cependant, en Belgique, GDF-Suez-Electrabel reste le leader absolu en matière de production et de vente d’électricité. Il possède un large avantage par rapport à ses concurrents, découlant de son ancrage historique sur le marché énergétique belge. La fermeture des trois plus anciennes centrales nucléaires en 2015 permettrait de modifier le marché en favorisant une diversification du parc de production et l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché. À moyen et long terme, cette concurrence accrue devrait avoir un impact à la baisse sur les prix ou tout au moins permettre de maîtriser le prévisible accroissement de ceux-ci en raison de la raréfaction des ressources d’énergies fossiles. À court terme cependant, les coûts de production élevés des nouvelles centrales (TGV essentiellement) pourraient se répercuter dans les prix. Il est essentiel que les pouvoirs publics conservent et développent leur rôle régulateur en matière de prix : fixation des tarifs maximums de l’électricité, introduction d’une tarification progressive, mesures ciblées sur certaines catégories de revenus, etc.
Un impact important sur l’environnement?
Le lobby nucléaire en Belgique prétend régulièrement que l’énergie nucléaire fera partie de la solution énergétique future, dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Or, différentes sources montrent que les centrales nucléaires produisent indirectement du CO2, si on tient compte de l’ensemble du cycle de production nucléaire: extraction et préparation du combustible, construction et maintenance des installations, stockage et traitement des déchets, démantèlement des centrales. En tenant compte de ces éléments, les émissions de CO2 de la filière nucléaire ont été estimées à environ 30g de CO2/KWh(7). Ces calculs ne prennent pas en compte le démantèlement des centrales, ni le conditionnement et le stockage des déchets. Selon une autre étude, si on tient compte de l’ensemble de la filière, les émissions d’une centrale nucléaire atteignent environ 30% de celle d’une centrale au gaz performante (soit 116g de CO2/KWh)8. À titre de comparaison, l’éolien émet environ 10g CO2/KWh. De plus, la quantité de CO2 émise par le nucléaire est amenée à augmenter au fur et à mesure que la teneur en uranium des minerais va baisser (et que la préparation de ceux-ci va être ainsi devenir de plus en plus énergivore).
La filière nucléaire, bien qu’elle soit plus fortement émettrice de CO2 qu’elle ne l’affirme régulièrement, garde l’avantage d’être moins émettrice que les centrales au gaz performantes ou celles au charbon. Cependant, vu que l’énergie nucléaire représente moins de 10% de la consommation finale totale d’énergie (voir détail dans la figure ci-contre), il a été estimé que le remplacement des sept réacteurs nucléaires par des centrales au gaz conduirait à une augmentation d’environ 10% des émissions de CO2 totales. Un impact bien plus grand en termes de réduction de ces émissions pourrait être atteint par des mesures alternatives d’investissements dans les énergies renouvelables et surtout d’amélioration de l’efficacité énergétique, avec une réduction des consommations énergétiques et matérielles, et plus particulièrement à l’aide de mesures de réduction de la consommation dans les bâtiments et les transports, secteurs où les émissions sont de loin les plus importantes.
Conclusions
Le futur gouvernement fédéral pourrait décider de prolonger la durée de vie des centrales belges en échange d’un prélèvement sur la rente nucléaire, comme il en avait été convenu dans le protocole d’accord intervenu en 2009 entre le ministre de l’Énergie et les responsables d’Electrabel (et qui n’a pas pu être traduit en loi à cause de la chute du gouvernement Leterme). Une telle option maintiendrait notre pays dans une forte dépendance par rapport à un groupe multinational tout en freinant la diversification du parc de production et donc de la concurrence ainsi que les progrès en termes d’efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables et serait donc pénalisante en termes d’indépendance et de sécurité énergétique. Elle permettrait cependant au gouvernement de bénéficier de recettes accrues issues de la rente nucléaire.
L’option contraire serait de confirmer la sortie de la production d’électricité d’origine nucléaire suivant la loi de 2003 (tout en captant une partie de la rente jusqu’au démantèlement). Notre pays disposera en 2015 des capacités de production suffisantes pour compenser l’électricité d’origine nucléaire produite par les trois réacteurs qui doivent fermer à cette date, même en tablant sur un accroissement de la demande. De plus, cette décision constituerait un signal positif, favorisant les investissements dans des capacités de production alternatives et permettant une diversification du parc de production. Ce signal devrait cependant être accompagné d’orientations claires en matière énergétique: utilisation du gaz comme énergie de transition vers l’après-nucléaire, investissements massifs dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, modernisation des réseaux de transport et de distribution en vue de répondre aux nouvelles contraintes d’une production décentralisée. De plus, une planification des investissements devra être établie et pilotée par les pouvoirs publics, en vue de disposer effectivement des capacités de production adéquates et suffisantes en temps utiles. La mise en œuvre de ces orientations ne devrait pas causer d’augmentation de la facture d’électricité et leur impact sur l’environnement serait limité et largement compensable par des mesures alternatives et sur d’autres secteurs. Seule une telle politique énergétique permettrait selon nous de ne pas manquer une transition énergétique vers une société à la fois faible en intensité écologique et exempte d’une énergie nucléaire dangereuse, non durable et coûteuse.
II. RENTE NUCLEAIRE : QUID DU MARCHE LIBERALISE ? – PAR PHILIPPE TAQUET
Depuis plusieurs mois, la question de la rente nucléaire est au centre de l’actualité en Belgique. Au-delà de la bataille de chiffres qui oppose Electrabel à la CREG (régulateur fédéral du marché de l’énergie) autour du montant de celle-ci, il est aussi utile pour éclairer le débat de rappeler quelques éléments sur l’origine de la rente nucléaire, pourquoi il est particulièrement légitime de la capter et enfin, quelle pourrait être la manière de le faire.
On entend régulièrement dans les médias que la rente nucléaire est due à l’amortissement accéléré des centrales nucléaires qui, en Belgique, a été réalisé en 20 ans au lieu de 30 ans comme prévu au départ. C’est une réalité incontestable, mais elle n’est pas la seule explication à la rente nucléaire. Pour en comprendre son origine et son fondement, il est important aussi de se pencher sur les caractéristiques physiques très particulières de l’électricité et les changements intervenus dans le mode de fixation des prix de l’électricité dans le cadre de la libéralisation du marché de l’énergie.
L’électricité est une énergie qui ne se stocke pas (ou très difficilement) et nécessite un ajustement continu entre l’offre et la demande. De plus, la demande d’électricité est très volatile et varie fortement en fonction des heures de la journée, de la température, des saisons… Ces caractéristiques nécessitent d’avoir un parc de production hétérogène (mix de production), composé de centrales dites de «base» et «semi-base» qui assurent l’essentiel de la production, et des centrales de «pointes» qui répondent au pic de la demande, parfois pour quelques heures seulement par an. Les premières ont des coûts de fonctionnement très faibles, c’est le cas en particulier de la production nucléaire. Les secondes, qui fonctionnent généralement à partir d’énergies fossiles, gaz et pétrole, ont des coûts de fonctionnement élevés.
Dans le cadre de la libéralisation des marchés de l’énergie, ces différents modes de production ont été mis en concurrence sur un marché de gros de l’électricité au niveau européen. Lorsque toutes les capacités de production sont appelées pour répondre à la demande, c’est le prix de vente de la dernière unité produite - la plus chère - pour équilibrer l’offre et la demande qui fixe le prix de vente de l’électricité sur le marché. «Le prix qui équilibre le marché, à court terme, est le coût marginal de la technique marginale»1. De cet écart existant entre le prix du marché, qui reflète le coût du producteur marginal, et le coût de production plus bas du nucléaire découle la rente de rareté nucléaire.
Cette méthode de fixation des prix de l’électricité sur un marché libéralisé entraîne trois conséquences logiques :
1. Les faibles coûts de production de l’électricité nucléaire n’ont que peu d’influence sur la fixation des prix ;
2. Le niveau de la rente n’est pas fixe. Il est déterminé, notamment, par l’évolution du cours des énergies fossiles ;
3. La concurrence n’a que peu d’impact sur la rente. En effet, aucun nouveau producteur sur le marché ne sera en mesure de concurrencer les coûts de production des centrales nucléaires (amorties la plupart du temps). Quant à une scission de l’opérateur historique, cette mesure n’aura qu’un effet limité sur les prix2. Tant que son prix est inférieur au coût de la dernière unité produite pour équilibrer l’offre et la demande, chaque producteur nucléaire sait pertinemment qu’il pourra écouler 100% de sa production, même s’il est un peu plus cher qu’un autre concurrent sur le segment du nucléaire. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Belgique avec la scission d’une partie des capacités nucléaires d’Electrabel à SPE dont l’impact sur les prix a été inexistant.
C’est donc bien plus le mode de formation des prix sur les marchés libéralisés de l’électricité qu’un abus de position dominante de la part de l’opérateur historique qui empêche, aujourd’hui, les consommateurs de bénéficier des bas coûts du nucléaire. De plus, il y a certainement peu à attendre de la concurrence, en tout cas tant qu’existe une production nucléaire en Belgique.
Pour l’économiste Dave Spector, la rente nucléaire n’est pas un problème en soi. Elle devient problématique à partir du moment ou elle est captée, non plus par l’autorité publique au profit de la collectivité et/ou des consommateurs, mais par des intérêts privés. Ce qui revient, selon lui, à «spolier» les consommateurs notamment «de leur acceptation de l’énergie nucléaire»3.
En France, par exemple, l’opérateur historique (EDF) est détenu majoritairement (87%) par l’État. Dès lors, si la rente de rareté ne revient pas directement aux consommateurs à travers les prix de l’électricité, elle revient, dans le pire des cas, de manière indirecte aux citoyens par la contribution de l’entreprise publique au budget de l’État.
En Belgique, ce n’est évidemment pas le cas puisque la rente est captée par un opérateur privé, principalement Electrabel, au seul bénéfice de ses actionnaires. De plus, comme le rappelle Anne De Vlaminck, du service d’étude de la CSC: «L’opérateur historique, Electrabel, a pu amortir ses centrales en 20 ans pour une durée de vie initialement de 30 ans (prolongée depuis à 40 ans).Cet amortissement a été répercuté dans le prix de l’électricité: les particuliers ont payé un prix parmi les plus élevés d’Europe. Le deal était que les consommateurs bénéficieraient d’une baisse du prix de l’électricité, une fois les centrales amorties. Malheureusement, depuis lors le contexte s’est modifié avec l’augmentation du prix du baril et avec la libéralisation».
Les bénéfices illégitimes d’Electrabel sont dénoncés depuis plusieurs années par de nombreux acteurs de la société civile comme les syndicats, les associations de consommateurs et les organisations environnementales5.
Cette situation est dénoncée aussi par Éric De Keuleneer6, professeur à la Solvay Business school (ULB) et spécialiste des marchés énergétiques, qui a estimé la rente nucléaire au minimum à 1,2 milliard par an. Il rappelle que le secteur nucléaire a, également, bénéficié de subsides de recherche considérables et continue à bénéficier d’un subside important découlant de la déresponsabilisation sur le risque civil. En cas d’accident la responsabilité du secteur privé est limitée à 700 millions d’euros alors que si un problème grave survenait, la facture pourrait s’élever à plusieurs milliards d’euros.
De plus, pour Éric De Keuleneer, à la rente de rareté s’ajoute une rente d’oligopole sur le marché de l’électricité en Belgique de la part d’Electrabel. Un fort pouvoir de marché qui empêche toute réelle concurrence que ce soit sur le segment de la production, mais aussi dans le domaine de la fourniture où Electrabel, notamment avec sa filiale ECS, domine encore largement le marché belge (un peu moins de 70% de part de marché)7. Une situation qui est néfaste tant pour les ménages et leur pouvoir d’achat, que pour les entreprises, en particulier les PME, et leur compétitivité.
Comment redistribuer la rente?
S’il y a, aujourd’hui, un large consensus pour que cette rente revienne en priorité aux consommateurs, encore faut-il savoir de quelle manière. Il existe deux façons principales de capter la rente nucléaire : par les prix via les tarifs régulés, et/ou par le budget de l’État via une taxe sur la rente nucléaire.
En France, il a été décidé de maintenir le tarif réglementé pour protéger les consommateurs de la hausse des prix et les faire bénéficier de la rente de rareté. Selon Éric De Keuleneer, les prix de l’électricité y sont de 20 à 40% moins chers que chez nous8. Dans le système français, les consommateurs ont le choix de se fournir sur le marché libéralisé ou opter pour le tarif régulé. Récemment, une loi permet même aux clients qui ont fait le choix des tarifs libéralisés, et qui ont subi une forte augmentation des prix, de retourner vers les tarifs régulés. On appelle cela le «tarif retour». Des mesures qui sont «euro-compatibles», car elles pourraient s’inscrire dans le cadre des obligations de services publics9.
Une autre façon de capter cette rente est de le faire via une «taxe nucléaire» sur les «stranded benefits» (bénéfices excessifs). C’est actuellement la voie choisie par le Gouvernement et tout le débat qui fait rage entre Electrabel et la CREG sur le montant de cette rente. La CREG l’estime pour 2007 entre 1,75 et 1,95 milliard d’euros en tablant sur un prix de vente de l’électricité de 60 euros/MWh, basé sur le marché de gros, tel que décrit ci-dessus. De son côté, Electrabel avance le chiffre de 652 millions d’euros. Pour arbitrer ce conflit, le Gouvernement a commandité une étude à la Banque Nationale (BNB) qui arrive à un montant situé entre 809 et 951 millions d’euros en 2007, soit bien plus proche de l’estimation d’Electrabel. Une étude qui a été d’emblée contestée par la CREG10.
Sur cette controverse, notons qu’aujourd’hui la divergence de points de vue se concentre principalement sur le prix de vente. Dans son calcul, la BNB se base essentiellement sur les prix payés par les grands clients industriels, environ 42 euros, qui paient généralement moins cher leur électricité. Une méthodologie qui étonne la CREG, notamment du fait que l’ensemble de la demande des grands clients résidentiels n’est pas suffisante pour absorber l’ensemble de la production nucléaire. Pour la CREG, c’est bien le prix du marché qui constitue la «référence incontournable» pour le marché de l’électricité. Ce qu’à tendance à confirmer la littérature scientifique sur le sujet.
Constatons qu’il y a aujourd’hui un consensus sur la formule utilisée pour calculer la rente, un consensus relatif sur les coûts de production des opérateurs nucléaires, et que seul demeure un clivage sur la question fondamentale du prix de vente à prendre en compte dans ce calcul. L’enjeu est donc, désormais, d’arriver à un mécanisme légal récurrent et transparent de détermination de la rente, malgré l’opacité et le manque de coopération que continuent à avoir les opérateurs de la filière nucléaire.
Sans entrer plus loin dans cette bataille de chiffres, on retiendra deux avancées essentielles dans ce dossier. Premièrement, il sera difficile pour le Gouvernement de se contenter à l’avenir des 250 millions obtenus jusqu’à présent de la part des producteurs nucléaires. Pour les prochaines années, la rente devrait être beaucoup plus importante et plus proche des évaluations de différents acteurs dont certainement celles de la CREG. Deuxièmement, la manière dont ce débat a eu lieu en Commission parlementaire avec les nombreuses auditions des acteurs concernés est plutôt réjouissante d’un point de vue démocratique et de la transparence des débats. Cela tranche avec les négociations secrètes menées dans le cadre de la « Pax electrica I et II».
Plus que jamais, la rente nucléaire et sa récupération au profit de l’intérêt général sont un véritable enjeu démocratique qui doit être l’occasion de définir une véritable politique énergétique durable en rapport avec les enjeux à venir.
1. An GOOVAERTS et Luc HUYSMANS, «Nucléaire en Belgique : l’inévitable black-out» Trends Tendance, 5 avril 2011.
2. La production d’électricité s’exprime en Watt heure (Wh), ce qui correspond à une puissance (exprimée en Watt) multipliée par un temps (exprimé en heure). Une puissance installée de 1.746 MW (=1,75 GW) multipliée par une durée de fonctionnement de 8.342 heures donne une production de 14.600 GWh. Un fonctionnement d’une durée de 8.342 heures/an équivaut à un fonctionnement durant 353 jours sur l’année, soit près de 97% du temps.
3. Le calcul tient compte des capacités de production entrées en service depuis début 2008 (date la plus récente) et de celles qui sont en construction et/ou qui doivent entrer en service d’ici 2015.
4. Turbine Gaz Vapeur, centrale au gaz à haut rendement (près de 50%) contre des rendements de 30% environ pour les centrales classiques.
5. Quantité d’électricité appelée (= consommation totale d’électricité additionnée des pertes en ligne). Source: ministère de l’Économie.
6. Ce chiffre est très certainement surestimé, car il ne tient pas compte de la crise de 2008 qui a affecté notre consommation d’électricité ni du Paquet Énergie-Climat européen qui requiert des États membres qu’ils diminuent leur consommation énergétique.
7 M. SCHNEIDER, «Changement climatique et énergie nucléaire», Service mondial d’information sur l’énergie, WISE Paris, août 2000.
8. Pr. SMITH (Université de Groeningen), étude publiée dans la Newsletter n°40 de février 2003 de l’International Networkof Enngineers and scientists for global responsability (INES).
8. Par exemple, une économie de chauffage de 50% (par une meilleure isolation) permettrait de réduire les émissions de CO2 de 1,25T CO2/personne. Remplacer les centrales nucléaires par des centrales au gaz conduirait à une augmentation de 0,5T CO2/personne.
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1. Spector D., «Électricité: faut-il désespérer du marché?», Éditions Presses de l’École normale supérieure, 2007. Document disponible à l’adresse suivante : www.cepremap.ens.fr/depot/opus/OPUS05.pdf
2. Coppens, F., « Scission ou centrales virtuelles. La solution au problème du producteur dominant? Le cas de la Belgique », Revue de l’énergie, n°572, juillet-août 2006.
3. Op. cit.
4. De Vlaminck A., « Il est réaliste de fermer les premières centrales nucléaires en 2015 », note de travail (projet), service d’études de la CSC.
5. «Unis pour la récupération des bénéfices illégitimes d’Electrabel-Suez au profit d’une politique énergétique durable», Communiqué de presse, 4 juin 2008. Disponible à l’adresse suivante: http://www.iewonline.be/spip.php?article2173
6. www.dekeuleneer.com
7. CREG, «Le développement des marchés de l’électricité et du gaz naturel en Belgique. Année 2010», communiqué de presse, 4 mai 2011.
8. «Geliberaliseerde enrgiemarkt kan billiker» De Tijd, 7 mai 2011.
9. Percebois, J. «Tarification de l’électricité et affectation de la rente nucléaire: deux questions liées», rapport GEMIX, annexe 8, 9 octobre 2009.
10. CREG, «La CREG confirme son estimation de la rente nucléaire et pointe les manquements du rapport de la Banque nationale», communiqué de presse, 4 mai 2011.