La globalisation de l’économie à l’œuvre depuis de nombreuses années pose de nouveaux défis aux structures syndicales, qu’elles soient nationales, régionales (notamment européennes) ou mondiales (CISL, CMT). Depuis plus d’un an, des négociations sont en cours pour adapter les structures internationales à cette donne. Assistera-t-on, en 2006, à la naissance d’une organisation syndicale mondiale unique, démocratique, pluraliste et indépendante ?

Nous avons interrogé Emilio Gabaglio, ancien Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES) pour faire le point sur, d’une part, les nouveaux enjeux que l’élargissement de l’Union pose au syndicalisme européen et, d’autre part, l’état des négociations actuellement menées entre la CISL (Confédération internationale des syndicats libres) et la CMT (Confédération mondiale du travail) pour créer un organisation syndicale mondiale unique, pluraliste et indépendante. Mais commençons par l’Europe. Quels sont les grands enjeux que pose l’élargissement à 25 États membres pour le syndicalisme européen ?

 

Emilio Gabaglio : Pour le mouvement syndical, l’unification de l’Europe est à la fois un défi – un risque même –, et une opportunité. Parmi les opportunités, je citerais la consolidation de la démocratie, et l’ouverture d’un espace de paix et de coopération sur le continent, ce qui a une valeur ajoutée énorme. Sur le plan économique, je reste persuadé que le dynamisme de l’économie des pays d’Europe centrale et orientale, avec des taux de croissance deux fois supérieurs à ceux de l’UE, montre, certes, qu’il y a un rattrapage en cours, mais que ce rattrapage va profiter à l’ensemble de l’économie européenne. Ceci dit, à plus court terme, des problèmes se posent. Tout d’abord, les différences considérables de développement économique et social risquent de créer des distorsions. Pensons par exemple aux questions salariales. Je pense néanmoins que nous sommes plutôt bien préparés pour gérer ces questions ensemble. Il y a aussi toute la question de l’« immigration », en réalité de la libre circulation. Certains, surtout à droite, ont spéculé sur la peur et l’insécurité que celle-ci pourrait entraîner. Le mouvement syndical a tenté, mais n’a pas totalement réussi, de démontrer que le risque était surestimé ; que ces phénomènes sont maîtrisables. Mais on a dû en fin de compte accepter les limitations à la libre circulation des travailleurs des pays d’Europe centrale et orientale. Pourtant, quand on ouvre un espace de 15 à 25 pays, il faut que les citoyens soient tous sur le même pied au niveau des droits, et la liberté de circulation en fait partie.

Outre cette « immigration », les craintes de délocalisations sont également fort présentes…
Il est évident que l’ouverture d’un espace nouveau entraîne des réorganisations d’entreprises, de nouveaux investissements… il y a dans certains cas des transferts d’appareils productifs. Mais je pense que ces phénomènes étaient déjà en cours avant l’adhésion. Dès la chute du Mur de Berlin, des investissements considérables ont été réalisés, ainsi que des délocalisations ; le capital est pressé, il n’attend pas. Aujourd’hui, ce phénomène se poursuit, mais dans un contexte régulé : avant l’adhésion, les pays d’Europe centrale et orientale n’étaient pas liés par la législation (sociale, environnementale) européenne. Maintenant, on gagne au moins la possibilité de contraindre, de mettre un cadre de référence à ces mouvements, via l’acquis social communautaire. Cela dit, il y a encore des éléments que je qualifierais de « pathologiques » dans certaines délocalisations. Je pense que ces éléments doivent être combattus. À cet égard, je regrette fortement qu’on n’ait pas réussi à mettre en place une fiscalité européenne sur les entreprises et le capital qui aurait permis d’éviter un dumping fiscal. Le dumping social, on tente de le maîtriser avec l’extension des règles sociales. Mais du côté fiscal, cela reste le trou noir. Il faut absolument y remédier, au-delà des difficultés politiques (unanimité pour la prise de décision). Il faudra convaincre tout le monde que c’est une bataille essentielle à mener.
Mais je pense qu’il y a un problème encore plus important. Celui-ci concerne l’état de l’économie européenne. Les délocalisations et les restructurations de l’appareil productif sont souvent très brutales : pertes d’emplois, chantage sur les salariés, etc. Elles le seraient sans doute moins si l’économie européenne se portait mieux, s’il y avait plus d’emplois de qualité disponibles, et si de nouvelles possibilités s’ouvraient. La question clé, y compris pour assurer la réussite de l’unification de l’Europe, c’est d’avoir une économie en plein essor. Sans croissance, il n’y a pas de conditions de base pour la création d’emplois. Et vous pouvez mettre en place toutes les politiques actives du marché du travail, cela ne crée pas les emplois dont nous avons besoin.

Les délocalisations n’ont pas lieu qu’au sein de l’UE mais également en Chine, en Inde… Quelles sont les stratégies du mouvement syndical international à cet égard ?
Tout d’abord, je pense que malgré tous les efforts menés, le mouvement syndical n’est pas à la hauteur des problèmes posés aujourd’hui par une globalisation non maîtrisée. La globalisation, en soi, n’est pas mauvaise. Mais elle est mauvaise aujourd’hui dans ses conséquences sociales et son impact en termes d’inégalités, d’exclusion et de marginalisation de nombreux pays. Elle profite à une petite minorité, au détriment de la grande majorité. Cela doit changer. C’est possible si l’on a la capacité d’encadrer cette globalisation.
La question des objectifs à atteindre est déjà réglée depuis longtemps. Il y a eu les Objectifs du Millénaire, les diverses conférences mondiales qui ont mis sur pied des plans de travail, plus récemment, un rapport du Bureau international du travail s’est penché sur une « autre » globalisation, etc. Les objectifs sont là : éradication de la pauvreté, création d’emplois, développement durable, plus humain, plus solidaire, plus équitable… Ce qui manque, c’est la volonté politique des pays les plus riches, mais pas uniquement d’eux, il y a aussi des blocages ailleurs. Il manque un engagement à faire en sorte, par exemple, que les normes sociales de l’Organisation internationale du travail soient reconnues comme plus importantes que les règles du commerce. Que le commerce vienne avant les hommes et les femmes est un vrai scandale. Il faudra tôt ou tard établir une hiérarchie des normes, il faudra aussi des instruments de contrôle au niveau mondial capables de s’assurer que ces règles-là seront respectées. Aujourd’hui, si vous violez un règlement commercial, vous êtes sanctionnés. Si vous violez les règles concernant le travail des enfants, les discriminations ou la liberté syndicale, là, on a beaucoup plus de mal à vous sanctionner.

Atteindre ces objectifs nécessite des alliances fortes pour faire contrepoids au courant dominant. À cet égard, où en sont les négociations entre les deux grandes centrales syndicales internationales, la CISL et la CMT ? Quel pourrait être le syndicalisme international de demain ?
Le mouvement syndical international reste, pour l’instant encore, divisé. Ces divisions n’ont, selon moi, plus vraiment de raisons d’être. Elles sont liées à des courants qui reflètent une histoire, certes glorieuse, mais du passé, pas du présent et encore moins de l’avenir. Je me réfère à la grande division entre mouvement syndical libre (social-démocrate) et chrétien, aujourd’hui représenté respectivement par la CISL et la CMT. Mais il y en a d’autres. Personnellement, je considère que ces divisions sont le reflet d’une réalité qui, en son temps, les avait justifiées, mais elles sont aujourd’hui totalement dépassées. Surtout, elles rendent le mouvement syndical international moins efficace qu’il ne devrait l’être.
C’est pour cela que, depuis un certain temps, des discussions entre CISL et CMT ont été engagées dans un cadre informel. C’est au congrès de Prague de la Confédération européenne des syndicats, en 2003, que ce mouvement a démarré. À cette occasion, le Secrétaire général de la CISL avait, dans un discours, pris l’exemple de l’Europe. Pourquoi, se demandait-il, ce qui a réussi en Europe, à savoir la création de la CES, qui regroupe les tendances social-démocrates, chrétiennes, postcommunistes – cela nous a tout de même pris un certain temps… – pourquoi tout cela ne serait-il pas possible au niveau mondial ? Un peu plus tard, le Secrétaire général de la CMT a manifesté son intérêt pour cette réflexion. C’est ainsi que des contacts ont été pris. Aujourd’hui, les négociations sont déjà bien avancées.

Sur quel projet portent ces négociations ?
L’idée est d’avoir une seule centrale syndicale internationale, démocratique, indépendante et pluraliste. Cette centrale comprendrait aussi d’autres organisations syndicales nationales qui ne sont actuellement pas affiliées aux organisations mondiales existantes. En ce sens, ce n’est pas une « fusion » entre CMT et CISL, c’est la création d’une nouvelle organisation basée sur les affiliés CMT, CISL et d’autres restés à l’écart (tels que, par exemple, la CGT française, ou d’autres syndicats sud-américains, asiatiques et africains). Des contacts ont été pris tous azimuts, y compris dans certaines centrales qui sont à la Fédération syndicale mondiale (FSM, communiste). La Confédération internationale des syndicats arabes s’est aussi montrée intéressée par ce processus.
En juin 2004, le comité exécutif de la CISL a donné son feu vert à la création de cette nouvelle organisation. Le comité confédéral de la CMT réuni en octobre à Casablanca a aussi donné son feu vert. À la veille du congrès mondial de la CISL en décembre au Japon, je pense personnellement que le congrès va entériner la décision de son comité exécutif. Début 2005, il y aura des négociations plus formelles qui vont être entamées ; il faudra déterminer le profil de cette nouvelle fédération mondiale et régler les problèmes techniques et organisationnels. Un congrès de la CMT est encore prévu en octobre 2005. L’idée est de lancer le congrès constituant pour la fin 2006. J’espère sincèrement que l’on pourra tenir ce calendrier. Nous nous dirigeons donc vers l’unité.

Cette unification est-elle puremement institutionnelle, ou faut-il y voir également le fruit d’une réflexion stratégique ?
Il est clair qu’à elle seule, l’unité ne suffit pas. Sans vouloir porter de jugements de valeur, il faut reconnaître que nous ne sommes actuellement pas à la hauteur des problèmes que nous pose la mondialisation. Regroupons-nous, mais essayons aussi d’esquisser une structure du mouvement syndical international qui soit plus adaptée aux circonstances actuelles. Quels devront être les outils de ce mouvement qui permettront de créer effectivement des contrepoids par rapport aux pouvoirs dominants ? Nous devons nous pencher sur la réécriture du mouvement syndical et de sa stratégie. Celui-ci doit redevenir une force de transformation sociale et porter des valeurs. Le travail humain, la dignité et les droits fondamentaux des hommes et des femmes sont plus importants que le capital, ou que n’importe quel autre élément de la vie économique. Il nous faut un mouvement qui soit capable de développer un rapport de force au niveau mondial, surtout face aux multinationales. Qui soit capable de développer tous les espaces possibles d’action, de mobilisation, de coordination des luttes, et des négociations vis-à-vis des employeurs et de leurs organisations ; le dialogue social est, selon moi, un élément qu’il faut aussi inscrire dans la dimension internationale.
Il nous faut aussi mieux coordonner les centrales interprofessionnelles (CMT, CISL) et les centrales professionnelles. L’efficacité de l’action syndicale dépend beaucoup de la cohésion du mouvement syndicale dans toutes ses composantes. Il faut, par exemple, établir des rapports de force au niveau de chaque entreprise multinationale ; le rôle des fédérations professionnelles est à cet égard fondamental. Il convient donc de mieux intégrer les dimensions horizontale et verticale. Il y aura des réformes à mener.
Un autre aspect important est le rôle des sous-ensembles régionaux. Le monde est aujourd’hui de plus en plus diversifié. La CISL et la CMT ont toujours eu des structures régionales, quoi qu’avec des régimes différents. Mais il faut s’interroger aujourd’hui : quelles sont les intégrations socio-économiques qui ont lieu dans les différents continents du monde ? L’UE, par exemple, est un cas d’école. Le mouvement syndical mondial ne doit-il pas structurer ses articulations régionales en fonction de cette nouvelle réalité ? Je pense à l’Amérique latine, en particulier au Mercosur, au sein duquel on peut prévoir une accélération de l’intégration. Certaines structures syndicales disent qu’elles veulent une intégration syndicale Mercosur. En termes d’efficacité, qui est pour moi le critère fondamental de notre action, n’avons-nous pas intérêt qu’il y ait des régionales au sein de la nouvelle centrale syndicale mondiale, capables de mener des politiques avec une marge d’autonomie nécessaire (comme la CES en Europe) en tenant compte des réalités régionales ? Cette marge d’autonomie doit bien sûr s’accompagner d’une coordination d’ensemble et d’une solidarité à l’échelle mondiale. Le plus important est qu’on adhère aux réalités, qu’on soit capable de réaliser des contre-pouvoirs là où il faut les établir, et qu’à partir de là, on puisse reconstruire ensemble une plus large solidarité au niveau mondial.
Si ce processus réussit, ce sera un tournant historique. De toute son histoire, en effet, le mouvement syndical n’a jamais été unifié au niveau mondial. Avec cette réorganisation, ce sera la première fois qu’il y aura, non pas l’unification de la totalité des mouvements syndicaux, mais un mouvement syndical unitaire, basé sur les principes du syndicalisme libre, indépendant, démocratique et pluraliste. Certaines organisations syndicales ne remplissent pas aujourd’hui – du moins pas encore – ces critères, on peut le regretter mais c’est un constat.
Quoi qu’il en soit, nous sommes prêts à entrer dans la dernière ligne droite. Certains prétendent que cette opération est menée par des appareils syndicaux qui essayent de sortir de leur crise et de leurs difficultés. C’est bien plus que cela. C’est la prise de conscience qu’on a déjà trop tardé, que le monde a changé, que nous avons besoin d’être plus efficaces, plus offensifs même. L’unité va nous y aider. Certes, ce ne sera pas tout. Mais on évitera au moins de dépenser tant d’énergie pour la duplication des structures et une certaine compétition. Et on aura plus de temps pour se pencher sur les vrais problèmes du monde du travail.

Propos recueillis par Christophe Degryse


Le chemin ardu de la réunification syndicale européenne


L’élargissement de l’Union européenne a eu lieu en mai dernier, mais cela fait plus de treize ans que la Confédération européenne des syndicats (CES) a entamé sa propre « réunification » européenne. Deux ans après la chute du Mur de Berlin, lors de son Congrès de 1991, des délégués de nombreuses centrales syndicales des pays d’Europe centrale et orientale étaient présents comme observateurs. Dans les années 90, les processus d’affiliation ont été entamés. Cela a permis assez rapidement à ces centrales de se familiariser avec la dynamique de l’UE, et ce, bien avant l’adhésion. Ce n’était pas uniquement une question organisationnelle, mais un travail d’expertise, d’aide à la connaissance, à l’information, à la réorganisation démocratique. « Nos collègues des pays d’Europe centrale et orientale ont dû abattre un boulot considérable, explique Emilio Gabaglio. En premier lieu, il y avait un problème de relégitimation du syndicalisme. Dans de nombreux pays, certaines classes dirigeantes élues démocratiquement, mais à tendance parfois très néolibérale, se disaient : “fini le communisme, fini le syndicalisme”. On a eu du mal à leur expliquer que c’était le commencement du syndicalisme, au sens propre du terme. Ensuite, pour nos collègues, ce fut difficile de se relégitimer dans la société, vis-à-vis des pouvoirs publics, dans l’opinion, et même dans le monde du travail. Auparavant, les structures syndicales faisaient en effet partie intégrante du système de contrôle social des régimes communistes. Tout le monde était plus ou moins dans l’obligation de s’affilier au syndicat ; il y avait de gros bataillons syndicaux, mais plutôt amorphes, sauf dans certains cas, bien sûr. » Dans les années qui ont suivi la chute des régimes communistes, s’est posé un problème de reconstruction et de réorganisation des syndicats, et ce, dans un contexte de désaffiliation syndicale. « C’est clair qu’il y a eu une chute d’effectifs, même du point de vue des délégués permanents, des structures d’entreprises, etc. ainsi d’ailleurs que des problèmes considérables de finances. » Pour les organisations syndicales de ces pays, tous ces problèmes se sont donc posés en même temps : réorganisation, relégitimation, chute des effectifs, préparation à l’adhésion... « Je pense que nous avons aidé nos collègues à avancer sur ces problèmes. Aujourd’hui, ils sont préparés. Ils ont une base solide. Mais les problèmes restent énormes. »
La CES regroupe actuellement 76 organisations membres de 34 pays européens (1), ainsi que 11 fédérations syndicales européennes, soit plus de 60 millions de membres.


(1) Les Vingt-cinq + Croatie, Bulgarie, Islande, Liechtenstein, Norvège, Roumanie, San Marino, Suisse et Turquie ; et deux observateurs, la Macédoine et la Serbie.

 

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