Une dette abyssale, une qualité du service en chute libre, des usagers à bout, un personnel découragé et une direction qui a perdu toute crédibilité… l’avenir du rail en Belgique s’annonce particulièrement sombre. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il est indispensable de se pencher sur la libéralisation des chemins de fer initiée à partir du début des années 1990 par les autorités européennes, et qui a profondément bouleversé le paysage ferroviaire tant en Belgique qu’en Europe. Néanmoins, il ne faudrait pas laisser croire que la situation particulièrement difficile dans laquelle se trouve aujourd’hui la SNCB (Société Nationale des Chemins de fer Belges) est due à ce seul facteur explicatif. Cela aurait pour conséquence de dédouaner de toutes responsabilités les politiques en charge à un moment ou à un autre de ce dossier, ainsi que les personnes qui se sont succédé à la tête de l’entreprise publique autonome.
Secteurs stratégiques
L’ouverture du rail à la concurrence s’inscrit dans le contexte plus large de libéralisation des industries dites de réseau au niveau européen. Secteur d’activités stratégique dans lequel on retrouve les télécommunications, la poste, l’énergie (gaz et électricité), le transport aérien et ferroviaire. Ces industries de réseau sont caractérisées par des infrastructures très lourdes et des coûts fixes très élevés. Raison pour laquelle, ils ont été organisés historiquement la plupart du temps sous forme de monopole. Une caractéristique qui entraîne la nécessité d’instaurer un service public ou d’intérêt général afin d’éviter que l’entreprise n’abuse de sa position monopolistique pour réaliser des profits excessifs. « Pour éviter les inconvénients des monopoles privés, l’Etat avait tendance, de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 70, à nationaliser des entreprises. Les monopoles naturels devenaient ainsi des monopoles publics. Un autre souci guidait l’Etat : tout citoyen devait pouvoir utiliser les services de ces monopoles à un prix identique principe d’égalité – et à un prix relativement bas – principe d’équité sociale » 1.Avec le tournant néolibéral des années 1980, on assiste à une remise en cause du rôle de l’État dans l’économie tel qu’il existait dans la plupart des pays européens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette optique, les entreprises dites de services publics ont été des cibles de choix. En Belgique, la SNCB est l’objet de nombreuses critiques. Le système ferroviaire est pointé du doigt pour ses performances médiocres : le manque d’entretien, la vétusté des gares, l’inconfort dans les trains, les nombreux retards de ceux-ci, les investissements coûteux, le coût du transport élevé… Les finances publiques sont aussi largement déficitaires et le pays vit sous la menace de l’ « effet boule neige » de sa dette publique. Les manquements du secteur public, mais aussi le peu de soutien parmi la population, donnent les arguments à ceux qui veulent démembrer les services publics. Toute ressemblance avec la période actuelle n’est absolument pas fortuite…
Il s’agit aussi de s’inscrire dans le projet de construction d’un marché unique basé sur le principe de libre circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. Avec le principe selon lequel le marché et la concurrence, plutôt que la régulation, sont considérés comme les seuls vecteurs de l’efficacité économique. Ainsi pour Karel Van Miert, socialiste flamand et ancien Commissaire européen à la concurrence dans la Commission Santer : « La politique de libéralisation menée par la Commission est le nécessaire prolongement de la réalisation du Marché Unique. (…) Le point de départ est, bien entendu, le principe de libre circulation au sein d’un marché intérieur. Comme dans les systèmes nationaux, la liberté économique est la règle et les interventions publiques sur le marché restent l’exception » 2.
Directive 91/440 CEE
C’est en juillet 1991 que le processus de libéralisation dans les chemins de fer européens est initié avec la publication au Journal officiel de la directive européenne n°440 3. La motivation principale de cette directive est la revitalisation du rail par l’amélioration de ses performances - notamment par rapport aux autres modes de transport - afin de l’intégrer dans un marché compétitif. Le but est de stimuler l’efficacité productive des opérateurs publics traditionnels en les confrontant à la concurrence dans une logique de marché. La directive est transcrite en droit belge 4 en 1997.
Pour atteindre cet objectif, la directive consacre quatre grands principes à appliquer: l’indépendance des entreprises ferroviaires par rapport à l’État (a) ; la séparation comptable entre les activités de transport et celles de gestion de l’infrastructure (b) ; l’ouverture à la concurrence à d’autres opérateurs (c) ; la gestion de la dette du passé (d).
Répondre à ce « cahier des charges » européen a nécessité d’importantes réformes au sein du secteur ferroviaire. Elles ont été mises en place en plusieurs étapes sur base de différentes initiatives législatives européennes. Un processus qui est toujours en cours.
A. L’indépendance
Anticipant en quelque sorte la directive européenne, la Loi du 21 mars 1991 portant réforme des entreprises publiques à caractère économique confie à la SNCB une autonomie « totale » pour l’organisation et les partenariats de l’entreprise sauf pour les activités et les obligations qui relèvent des missions de service public pour lesquelles l’entreprise publique autonome reçoit une contrepartie financière. Cette Loi garantit un principe fondamental de l’esprit de la directive de libéralisation, à savoir l’indépendance de gestion de l’entreprise par rapport à l’État, même si celui-ci reste l’actionnaire majoritaire. Les missions assignées par l’État (rôle allocatif) sont contractualisées dans un contrat de gestion avec des contributions financières de ce dernier. L’entreprise est tenue d’agir comme une entreprise commerciale et d’équilibrer ses comptes. L’objectif est de favoriser une plus grande transparence de l’usage des deniers publics. Comme on le verra plus loin, un problème récurrent au sein de la SNCB qui est encore loin d’être réglé aujourd’hui.
B. La séparation comptable
La directive prévoit la séparation au moins comptable de la gestion de l’infrastructure et de la société d’exploitation des services de transport. Toujours dans un souci de transparence, cette mesure vise à éviter les subsides croisés entre les différentes activités du groupe. Le but est d’interdire le dumping commercial par des financements publics. Il faut le dire, une situation qui était particulièrement sensible en Belgique depuis la création par la SNCB d’une filiale commerciale de transport : ABX. En 1999, Isabelle Durant (Ecolo), ministre de la Mobilité et des Transports, décide de renforcer le contrôle de l’État sur la gestion et les comptes de l’entreprise. Son souhait est d’atteindre plus de transparence dans les comptes de la SNCB par la mise en place de comptes et bilans propres à chaque activité organisée par l’entreprise. En fait, ces changements naissent non seulement de la volonté européenne de transparence pour séparer les missions de service public des activités commerciales, mais surtout de l’impact catastrophique des recapitalisations successives d’ABX sur les comptes du groupe. Alors même que l’objectif de cette filiale était de dégager des profits afin de pallier la diminution des dotations accordées par l’État au groupe ! 5 Au final, l’« aventure » ABX a pesé pour environ 1,5 milliard d’euros sur l’endettement consolidé du groupe de la SNCB.
C. L’ouverture à la concurrence
Dès le départ, cette première directive garantit des droits d’accès aux infrastructures ferroviaires à d’autres opérateurs - public et privés - selon certaines conditions 6. La suppression du monopole des entreprises ferroviaires publiques est ainsi formellement concrétisée. Par la suite, ce droit sera sans cesse étendu à travers l’adoption de nouvelles dispositions. La directive 2001/12/CE prévoit l’ouverture accrue à la concurrence pour le transport international ferroviaire de marchandises. Dès mars 2003, les réseaux sont progressivement accessibles pour aboutir à une ouverture complète du réseau européen en 2007. Le transport international de voyageurs, considéré également comme une activité purement commerciale, est libéralisé en 2010.
Ne reste plus aujourd’hui qu’à libéraliser le secteur du transport intérieur de voyageurs. Le plus controversé d’entre tous, car il touche au nerf de la guerre, le service public. Initialement, cette dernière étape était prévue pour 2012 dans le « troisième paquet ferroviaire ». Sous la pression du Parlement européen et de plusieurs gouvernements nationaux, cette décision a été reportée à plus tard. Formellement rien n’a été décidé à ce sujet, mais tout indique que cette dernière phase interviendra d’ici la période de 2017-2019, dans le jargon européen on appelle cela une « clause de rendez-vous ».
D. La dette du passé
Dernier élément, mais non des moindres, la directive enjoint les Etats membres à assainir la situation financière des opérateurs historiques afin de les rendre compétitifs. Dès la publication officielle de la directive, la discussion est engagée avec le gouvernement pour la reprise des dettes du passé, mais sans solutions à court terme vu les difficultés financières que connaît l’État à cette époque. Confronté au paradoxe de ses finances publiques déplorables et la nécessité de moderniser l’outil ferroviaire, l’État tente un assainissement partiel des finances de la SNCB en difficulté. Il procède à une augmentation des dotations d’investissement pour recapitaliser l’entreprise. Une société financière est mise sur pied pour construire la ligne à grande vitesse entre la France et la Belgique et ses deux prolongements vers l’Allemagne et les Pays-Bas. Les actifs de l’entreprise sont vendus massivement et le matériel roulant loué à l’investisseur. Par contre, la dette historique reste à charge de l’entreprise SNCB. Il faut attendre le contrat de gestion 2004-2007 pour se mettre en conformité avec l’esprit de la directive. L’option est alors de créer un Fonds de l’infrastructure ferroviaire (FIF) 7. Le mécanisme prévoit le transfert de 7,4 milliards d’euros de la dette historique, mais également son équivalent d’actifs. La SNCB versant une redevance annuelle d’usage des infrastructures de 300 millions d’euros au FIF. En mai 2008, l’État reprend la dette résiduelle du FIF tandis que les actifs sont transférés à Infrabel (gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire belge). Le solde de la dette qui reste à charge de la SNCB est estimé à 3,069 milliards d’euros. La Ministre des Entreprises publiques et de la Fonction publique, Inge Vervotte (CD&V) impose, dans le contrat de gestion 2008-2012, une stabilisation de la dette à hauteur de 2,5 milliards (chiffre de juin 2008).
Aujourd’hui, la dette demeure un problème fondamental du groupe, tout comme le manque de transparence des comptes qui reste entier au sein de l’entreprise ferroviaire. Au final, ce sont les missions de service public de l’entreprise qui sont mises en danger dans un contexte d’austérité et d’approfondissement du processus de libéralisation.
Co-écrit par Dominique Dalne
1. Nagels, J., « Elements d’économie politique. Critique de la pensée unique », Bruxelles, 1997; Editions de L’université de Bruxelles, p. 116.
2. Van Miert, K., « L’Europe, vecteur de la libéralisation », Paris, 1996. (http://ec.europa.eu/competition/speeches/text/sp1996_053_fr.html)
3. Directive 91/440, Journal Officiel n° L237, 24/08/1991.
4. A.R. du 5 février 1997.
5. http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/429788/abx-que-la-cour-des-comptes-se-penche-sur-le-dossier.html
6. Sont concernés les regroupements internationaux d’entreprises ferroviaires et les entreprises de transport intermodal.
7. Moniteur belge du 24.06.2004, A.R. du 14 juin 2004 créant le Fonds de l’infrastructure ferroviaire, p.51800, art.14 2° et du 31.12.2004, A.R. du 30 décembre 2004, p.87338,art.1 « L’article 461 de la loi-programme du 22 décembre 2003 entre en vigueur ».