Le Parlement européen a donné son feu vert, le 13 mars dernier, à une libéralisation plus poussée des services postaux en Europe. L’ouverture à la concurrence de ce secteur, entamée en 1992, devrait se poursuivre jusqu’en 2009. Analyse des principales étapes de ce parcours et de ses enjeux sociaux.


L’idée de libéraliser les services postaux en Europe a été lancée en 1992. À cette époque d’achèvement du marché unique, et en réponse aux demandes des États membres, la Commission avait lancé une première consultation au sujet du développement d’une " politique postale européenne ". C’est le commencement d’un vaste débat. Au départ, on parle moins de libéralisation que d’harmonisation des conditions régissant ce secteur et de fixation de normes de qualité. À partir de 1993, une stratégie pour une politique postale européenne va progressivement s’élaborer au sein des institutions (Parlement, Conseil, Commission). En juillet 1995, le fruit est mûr: la Commission présente une proposition de directive " concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service ". Celle-ci sera définitivement adoptée par les Quinze en décembre 1997 (1). C’est le coup d’envoi de la libéralisation.

"Service universel"…
L’ouverture à la concurrence des services postaux n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans le contexte de libéralisation des activités dites " de réseaux " (chemin de fer, télécommunications, gaz, électricité). Elle se double, en ce qui concerne le secteur postal, de la définition d’un ensemble de règles européennes qui visent la prestation d’un " service postal universel ". Ainsi, la directive de 1997 oblige les États à veiller à ce que les utilisateurs jouissent du droit à un service universel " qui correspond à une offre de services postaux de qualité déterminée fournis de manière permanente en tout point du territoire à des prix abordables pour tous les utilisateurs ". Le texte définit ce service universel minimum comprenant la levée et la distribution quotidiennes, au moins cinq jours par semaine, des envois pesant jusqu’à 2 kg et des colis pesant jusqu’à 10 kg, ainsi que des envois recommandés et assurés. Une annexe à la directive définit les normes de qualité pour le courrier transfrontière intracommunautaire (85 % des envois transfrontières doivent avoir une durée d’acheminement maximale de J+3). Par ailleurs, la directive prévoit des principes tarifaires communs (être abordables, être transparents, non-discriminatoires, etc.), et des normes en matière de qualité du service (délais d’acheminement, régularité, fiabilité des services). Afin d’assurer le respect de ces obligations, les États membres sont appelés à désigner une autorité réglementaire nationale. De ce point de vue, la directive de 1997 se veut, aux yeux des institutions européennes, l’amorce d’un " service public européen " par son service universel, ses règles communes, et ses normes de qualité. Mais un service public appelé à glisser rapidement vers le secteur privé.
Car le texte de loi prévoit l’ouverture progressive de ce " marché " à la concurrence. En fait, la directive de 1997 distingue, d’une part, les services postaux " réservés " aux prestataires du service universel et, d’autre part, la prestation de services non réservés. Les services réservés sont la levée le tri, le transport et la distribution des envois de correspondance intérieure de poids inférieur à 350 grammes et cinq fois le tarif de base. Au-delà, les services sont " non réservés ", c’est-à-dire ouverts à la concurrence. Ils peuvent être soumis à autorisation par l’État concerné (octroi de licences), et être subordonnés à des obligations de service universel. Pour éviter que les obligations de service universel ne constituent une charge financière inéquitable pour le prestataire du service universel, liberté est laissée aux États membres d’établir un fonds de compensation et de soumettre l’octroi de licences à l’obligation, pour l’opérateur, de contribuer financièrement à ce fonds.
Notons au passage que sept États membres (le Danemark, l’Allemagne, la Finlande, l’Italie, les Pays-Bas, la Suède et l’Espagne) sont allés plus loin dans l’ouverture du marché que ne l’exigeait la directive postale.

Accélération
Aujourd’hui, le texte de loi est en cours de modification afin d’accélérer et de renforcer le volet " libéralisation ". Le 30 mai 2000, la Commission a proposé d’élargir l’ouverture à la concurrence à 20 % du marché des services postaux de l’UE, contre 3 % en vertu de la directive postale de 1997. Cet objectif, politiquement très sensible, a été soumis aux gouvernements et aux parlementaires européens. Ces derniers en ont fait une bataille de tranchées. Ils ont, en un premier temps, voulu modifier le texte afin d’en réduire la portée (abaissant la libéralisation de 20 % à 6 % du marché). Après plusieurs mois de négociations avec le Conseil, ils ont finalement adopté un compromis, le 13 mars dernier, qui fixe les prochaines étapes de l’ouverture à la concurrence. Ainsi, à partir de 2003, seront libéralisés l’acheminement de lettres pesant plus de 100 gr. (ou dont le prix d’affranchissement est plus de trois fois supérieur au tarif d’une lettre standard), ainsi que l’ensemble des envois de courrier transfrontalier (mais les États membres qui ont besoin de ce segment de marché pour assurer leur service universel pourraient se le réserver). À partir de 2006, le " plafond " de la libéralisation sera encore abaissé de 100 gr. à 50 gr. (ou les lettres dont le prix d’affranchissement est plus de deux fois supérieur au tarif d’une lettre standard). En ce qui concerne l’offre d’un service postal universel, toutes les dispositions de la directive de 1997 resteraient en vigueur. Mais ce n’est pas tout : à partir de 2006, la Commission effectuerait une étude afin d’évaluer, pour chaque État membre, l’impact sur le service universel de la réalisation complète du marché intérieur des services postaux en 2009. La Commission ferait ensuite, sur la base des résultats de cette étude, une proposition sur la réalisation complète du marché intérieur des services postaux en 2009 (ou, si nécessaire, en définirait d’autres étapes). Ce nouveau calendrier de libéralisation doit encore passer au Conseil de l’UE dans les semaines à venir afin d’être définitivement adopté.

Impact social
Les monopoles publics de services postaux vivent donc leurs dernières années. Pour la Commission, il y a tout lieu de s’en réjouir: " globalement, estime-t-elle, les opérateurs postaux (…) sont plus efficaces et les services se sont améliorés par rapport à la situation qui prévalait il y a quelques années. " Côté syndical, on voit les choses d’un tout autre oeil. Selon le secteur postal d’Uni-Europa, la libéralisation " risque de faire disparaître près d’un demi-million d’emplois en Europe et de supprimer la garantie d’une distribution universelle, quotidienne du courrier, non seulement dans les régions rurales et éloignées mais aussi dans les grandes villes ". Et de pointer le risque que les nouveaux opérateurs écrèment les activités rentables du marché, laissant les opérateurs traditionnels en crise financière récurrente (comme on l’a vu, les États membres ont la latitude d’établir un fonds de compensation afin d’éviter un tel déséquilibre; de ce point de vue, la balle est dans leur camp). Toujours selon UNI-Europa, en Suède, pays où la déréglementation a été la plus rapide, des bureaux de poste ont fermé, les tarifs ont augmenté et le service postal est déficitaire. Au Royaume-Uni, 30.000 emplois seraient menacés. Il faut encore ajouter à ce tableau les véritables défis que constituent le développement rapide du courrier électronique, l’automatisation du traitement du courrier (cf. en Belgique la controverse au sujet du nombre de centres de tri), la mise en place de réseaux logistiques pour distribuer les biens et les services dans l’ensemble de l’Union avec le développement attendu du commerce électronique. Il n’y a donc aucun doute que le secteur postal va devoir évoluer très rapidement dans les années à venir
En tout état de cause, l’ouverture à la concurrence va profondément modifier la structure même des services et des opérateurs postaux en Europe. Selon la plupart des experts, le secteur va voir émerger, dans les dix années à venir, trois ou quatre très gros opérateurs européens : la Deutsche Post, la Poste néerlandaise, La Poste française et peut-être la britannique (Consignia). Les autres continueront d’exister mais, selon le président de La Poste française, M. Vial, " n’auront plus les moyens de changer de dimension et d’être vraiment maîtres de leur destin " (2) …Ce qui, vraisemblablement, attend la Belgique.
Christophe Degryse

  1. Directive 97/67 du 15 décembre 1997. Cette directive est elle-même le fruit d’une réflexion entamée au début des années 90 par, notamment, un "Livre vert sur le développement du marché unique des services postaux" (11 juin 1992).
  2. in Le Monde, 4 avril 2002.

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