Cette perception est entretenue et renforcée par un discours « anti-impôts » devenu dominant, alimenté par la droite et par les milieux patronaux, qui influence largement l’opinion publique et qui, par ricochet, semble paralyser ceux (pas tous !) qui se situent à gauche du champ politique. Force est de reconnaître qu’il est devenu nécessaire de conscientiser non seulement les citoyens mais également beaucoup de militants sociaux, politiques, culturels, non tant à l’importance des services publics et des services subsidiés qu’à celle des nécessaires contributions de tous à leur financement. La tentation est grande de vouloir convaincre sans véritablement revisiter l’analyse et le plaidoyer à la lumière de ce que ressent et dit le monde populaire. L’évaluation des actions d’éducation permanente qui ont un rapport avec les fonctions collectives a tout à gagner à retirer des enseignements, sans tabou et en toute franchise, des échanges entre et avec les participants à ces actions. Ce qui peut également servir aux interventions publiques de ceux qui défendent les services non-marchands, publics et associatifs, et qui tentent pour ce faire de réhabiliter l’impôt et les cotisations.
Dans cet article, nous présentons donc quelques éléments qui peuvent être mis en lumière dans un plaidoyer en faveur de justes et suffisantes contributions au financement des fonctions collectives. Nous reprenons par ailleurs des considérations qui nous paraissent utiles à avoir à l’esprit lorsqu’on entreprend une action de sensibilisation, en particulier en ce qui concerne les perceptions et les représentations qui interviennent par exemple dans la construction des positions individuelles sur l’impôt.
Perception partielle
La fonction « redistributrice » de l’impôt est indéniablement peu ou mal perçue, dans une société où l’autonomie individuelle mais aussi la réussite individuelle, la poursuite effrénée de la « gagne », la quête infinie du succès, et de ses signes matériels, sont des valeurs en vogue. Il n’est pas aisé, mais bien nécessaire, de rappeler que les contributions visent à réduire les inégalités de niveau de vie (et à limiter la pauvreté), suivant en cela le compromis social-démocrate qui prévaut dans nos pays 1, par la fonction de redistribution des revenus, qui s’exerce principalement à la fois via la progressivité de la fiscalité sur le revenu (plus on a des revenus, plus la part relative de prélèvement augmente), et via les dépenses publiques, surtout les prestations sociales. Limiter les inégalités est une question de justice sociale et dès lors aussi un enjeu de cohésion sociale, une condition pour la qualité du vivre ensemble.
Il est important d’insister sur le fait qu’une partie des contributions (impôts et cotisations) sert à financer des transferts 2 de revenus : le revenu disponible tout au long de la vie est ainsi largement alimenté par ces transferts, qui interviennent en fonction des aléas de l’existence (accident, maladie, invalidité, perte d’emploi), au moment de quitter la vie active (pension de retraite), ou encore à tout moment de l’existence en fonction de situations données (allocations familiales, remboursements de soins médicaux et de médicaments). Ainsi, la moitié des « prélèvements fiscaux et parafiscaux » reviennent aux cotisants-contribuables sous forme de revenu et de couverture de soins de santé essentiellement grâce à notre système solidaire d’assurances sociales 3.
Par ailleurs, l’impôt revient aussi pour partie à « transférer » du revenu de l’ensemble de la population vers certaines catégories de celles-ci, lorsqu’il sert à financer les salaires des personnels publics et subventionnés qui assurent des fonctions collectives. L’impôt n’est pas un prélèvement abstrait. Des familles en vivent.
Une autre mission des prélèvements collectifs est d’assurer le financement des fonctions d’autorité (comme la police ou la justice), ainsi que celui des services d’intérêt général, qu’il s’agisse des services publics ou des services non marchands mis en œuvre par le secteur associatif. Le paradoxe est notable en cette matière, puisque la demande citoyenne est forte à l’égard des services que doit offrir la collectivité (sécurité, santé, éducation, mobilité, etc.). D’autant que, comme le démontre la situation dans d’autres pays, une privatisation de tels services conduit à ce que leur accès coûte globalement plus cher à la collectivité ; l’exemple du système de santé des États-Unis est éloquent à cet égard : le coût des assurances santé américaines est en moyenne deux fois supérieur au nôtre, alors que les États-Unis arrivent en 18e position sur le plan de la qualité de leur système de santé et que 45 millions d’Américains sont exclus de toute couverture en matière de santé. C’est un exemple de conséquence extrême, mais il y a aussi celle de la complexité et des inégalités d’accès pour les usagers en cas de privatisation, y compris chez nous, par exemple en matière d’électricité ou de service postal.
De même, le développement économique s’appuie fortement dans nos pays sur des interventions publiques. C’est la fiscalité qui permet de financer ces interventions. Dès lors, une partie des transferts (subsides, réductions de cotisations) 4 bénéficie directement non aux ménages mais aux entreprises, ce que les citoyens ne perçoivent pas nécessairement. Ajoutons aussi les commandes publiques ainsi que les services et les infrastructures utilisées par les entreprises (zonings, routes, ports, etc.), sans compter les retombées positives de l’enseignement et de la recherche par exemple. Par ailleurs, l’impôt permet d’orienter le développement économique vers plus de bien-être, ce qui devrait être la finalité de l’économie, notamment à travers des services qui n’auraient pas les mêmes qualités de la part d’entreprises à but lucratif dans un fonctionnement de marché. Il détourne une partie du pouvoir d’achat vers l’usage de services non marchands, de l’autonomie du consommateur influencé par le marketing, vers des choix collectifs démocratiques.
Enfin, la fonction de l’impôt est aussi de plus en plus incitatrice ou dissuasive. Cette fonction ne pourra d’ailleurs que s’amplifier dans le cadre d’une politique de développement durable visant à modifier les comportements des citoyens et des entreprises. En période de crise, le risque est grand que les autorités trouvent là de quoi soulager les déficits publics, en renforçant largement une telle taxation sous le couvert de son caractère dissuasif. Pour éviter que de telles mesures ne soient « contre-redistributives » et n’aient un impact social négatif, il convient de veiller à prévoir les compensations qui permettront de ne pas pénaliser les petits et moyens revenus et de maintenir la progressivité de l’impôt.
Au-delà des mythes
Un constat d’abord, qui est sans doute surprenant : le postulat d’une aversion générale à l’impôt ne correspond pas à la réalité. Les citoyens n’ont pas d’abord et nécessairement une approche utilitariste et égoïste de l’impôt, mais bien une attitude qui dépend des représentations qu’ils en ont et d’autres qui lui sont liées : le niveau de justice fiscale et sociale, les fonctions collectives dont ils peuvent bénéficier ou qu’ils utilisent, le pouvoir public (l’État), la collectivité au sens le plus large et notamment les liens sociaux dans le quotidien... À noter que les discours politiques et les médias jouent évidemment un rôle prépondérant dans ces représentations.
« Les enquêtes montrent que les contribuables ne réagissent pas (uniquement) de façon utilitariste, mais apprécient l’impôt par rapport à leurs attitudes morales et leurs représentations » (Marc Leroy, Université de Reims, Essai de sociologie de la réforme fiscale, Séminaire d’Orel, 2005). Il y a là un message pour l’éducation permanente : à côté d’une argumentation utilitariste, il est important de mener le débat sur la promotion de valeurs comme la solidarité, l’égalité des droits, l’universalité des services publics, la démocratie représentative, en lien avec l’explication des conséquences pratiques de leur mise en œuvre à travers les fonctions collectives.
Cela étant, il est incontestable que des formes de réticence et même d’aversion à l’impôt se sont considérablement développées dans nos sociétés. Il convient de bien en analyser la source. Elle peut être constituée d’idées reçues, qui peuvent être soit des visions idéologiques (« Baisser les impôts, c’est augmenter le pouvoir d’achat », « Les impôts découragent le dynamisme économique et l’esprit d’entreprendre »), soit de simples idées fausses, des visions caricaturales qui, pour une part, sont liées à un matraquage systématique sur la conception de l’État, de son rôle et de ses moyens (mise en cause de la social-démocratie et généralisation des idées néolibérales depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan.)
Mais cette aversion est aussi liée à des soupçons ainsi que des observations de « mal-gouvernance » : détournements de biens publics à des usages privés, cumuls de rémunérations de mandataires, travaux publics inachevés (cette fameuse série de Jean-Claude Defossez sur les « grands travaux inutiles »...), octroi de marchés publics biaisé, fraude et évasion fiscale 5, fraude sociale… Elle peut également se nourrir du sentiment, parfois tout à fait légitime, d’un manque d’efficience et d’efficacité du service public : une couverture insuffisante des besoins, une bureaucratie tatillonne, une faible qualité d’accueil de la part des services aux personnes et de l’administration en contact avec le public, sont des éléments qui disqualifient l’État et délégitiment l’impôt.
Le point de vue du citoyen sur l’impôt peut aussi dépendre des préférences individuelles des contribuables, qui peuvent d’ailleurs être parfaitement respectables et légitimes (pourquoi dois-je payer un impôt qui sert à « faire la guerre » ?). Mais la démocratie se traduit par des choix collectifs, par des compromis, qui peuvent ne pas y correspondre entièrement. Le citoyen doit accepter les « règles du jeu ».
La perception négative de l’impôt se justifie également par le caractère jugé injuste de l’impôt (la faible imposition des revenus mobiliers et immobiliers par rapport aux revenus du travail en est l’illustration la plus évidente) et par le constat que la redistribution laisse de grandes inégalités. À cet égard, la conscience individuelle de disposer d’un revenu disponible suffisant ou pas pour pouvoir vivre correctement (couplée au sentiment d’injustice face à la richesse ostentatoire des plus hauts revenus) est évidemment un élément qui joue un rôle majeur dans une approche plus ou moins positive de l’impôt.
Enfin, la question de l’ampleur et du coût réel des services publics et non-marchands que financent les recettes fiscales est également centrale dans la perception de l’impôt : de manière générale, les citoyens ont souvent une vision limitée de ces questions, soit parce qu’ils n’en voient pas l’usage pour eux-mêmes (notamment lorsque les services ne leur bénéficient que de manière indirecte), soit parce qu’ils n’en mesurent pas le prix, qui peut être fort cher selon la nature des activités (par exemple, la recherche fondamentale ou la médecine moderne).
Conclusion
Le débat autour de l’impôt est certainement devenu l’un des plus difficiles à mener aujourd’hui. Parce que le mécanisme fiscal, qui dissocie le prélèvement de l’usage qui en sera fait, se situe à contre-courant de l’évolution générale des mentalités dans nos sociétés, notamment la sublimation de l’autonomie individuelle. Une évolution qui, surtout, est inspirée par le modèle libéral et par ce qu’il diffuse comme message idéologique (« Trop d’impôt tue l’impôt », ou « Moins d’État, c’est mieux d’État »), s’imposant dans les esprits, y compris chez ceux qui ont tout à perdre d’une détérioration de la protection sociale et des services publics et associatifs.
C’est une mission essentielle de l’éducation permanente et des mouvements sociaux d’initier la réflexion collective à ce sujet, et de positionner la justice fiscale comme un enjeu central d’une démocratie moderne.
Cet article est paru en version courte dans la revue « Cahiers de l’Éducation permanente » (PAC), n° 35, 2009.
1. Soit un compromis entre le travail et le capital, entre l’État et le marché, et entre la compétition et la solidarité.
2. Le terme « transfert » suivant la terminologie économique est un flux financier sans contrepartie directe comme dans le cas des prestations sociales, même si indirectement, ce sont les cotisations et les impôts qui ont servi à les financer. Le mot « transfert » peut être aussi compris suivant le langage courant pour indiquer dans notre propos un glissement dans le temps et un « retour » des « prélèvements » sous forme de prestations sociales.
3. En 2007, les prestations sociales totales (y compris notamment le RIS et les allocations pour personnes handicapées) représentaient 74,7 milliards d’euros pour 150,5 milliards de recettes fiscales et parafiscales (cotisations) — sur un PIB de 334,9 milliards —, dont 37,4 milliards d’impôts sur le revenu des ménages, et 46,5 milliards de cotisations sociales (Rapport 2008 de la BNB).
4. Notamment près de 4,8 milliards d’euros de réductions de cotisations patronales et 2,2 milliards de subventions salariales en 2007 (Bureau fédéral du Plan, 2006).
5. Un article toujours d’actualité sur ce sujet : « Le contribuable et le citoyen », Pierre Reman et Patrick Feltesse, Reflets et perspectives, 1999/4.