Après avoir, dans le précédent numéro de Démocratie, proposé un nouveau « découpage » de l’histoire économique belge de l’après-guerre, Philippe De Villé nous propose ici une analyse de la période qui a suivi la dévaluation du franc belge, en 1982. Jusque-là, le compromis social fondateur, né dans l’immédiat après-guerre, avait permis de construire un mode de développement qui combinait paix sociale, croissance économique, redistribution de ses fruits et protection sociale extensive. Mais cet âge d’or cachait mal des « lézardes » qui allaient éclater au grand jour à partir des années 80. La parole à M. De Villé.

 

La dévaluation du franc en 1982, accompagnée d’un blocage temporaire des salaires et des prix, puis suivie plus tard des mécanismes de sauts d’index, s’efforce de réaliser une première redistribution des revenus primaires : des particuliers aux entreprises. Rétablir la compétitivité et la rentabilité des entreprises est pour l’essentiel atteint dès 1986. Ceci s’opère dans le cadre d’un système de concertation sociale quasi en panne, marqué d’une intervention croissante des pouvoirs publics dans la gestion macroéconomique de la formation des salaires. Il faut, par ailleurs, casser l’effet « boule-de-neige » des déficits publics. Ceci requiert un second transfert, cette fois principalement des particuliers vers les pouvoirs publics. La réduction des dépenses primaires, en particulier l’investissement public, est brutale dès 1984 : elle se poursuivra jusqu’en 1990. Les hausses de cotisations sociales soutiennent le financement de la sécurité sociale, mais au prix d’un alourdissement des coûts du travail et donc au détriment de l’emploi. Tout cela comprime la part du revenu disponible des particuliers. Celle-ci ne cessera de décliner depuis 1982, à l’exception du répit de l’embellie conjoncturelle et de la hausse des salaires de 1990-91. La hausse des inégalités de revenus ne va cesser de croître à partir de 1985 : la réforme fiscale de la fin des années quatre-vingt ne fera que la conforter (1). Et si les différents volets de la sécurité sociale et des autres mécanismes de protection sociale continuent à faire de la Belgique un des pays où la lutte contre la pauvreté est l’une des plus efficaces, les tendances lourdes du compromis historique, à savoir une croissance relativement équilibrée de tous les revenus disponibles, semblent s’estomper à tout jamais.
Il en est de même de la concertation sociale. Celle-ci est de fait paralysée doublement. Plus d’accords interprofessionnels ne sont conclus et les conventions paritaires sectorielles voient les questions de salaires leur échapper jusqu’à la fin des années quatre-vingt. La loi de sauvegarde de la compétitivité de 1989 est censée pourvoir à l’encadrement macroéconomique de la formation des salaires, nécessitée par une politique de taux de change fort, futur gage, avec le contrôle des finances publiques, d’une entrée dans l’UEM. Il n’est évidemment plus question de mécanismes stables de répartition des gains de productivité. Et l’indexation, qui avait été déjà inévitablement mise à mal lors de la période 1982-1984, est l’objet de nouvelles discussions. Les rapports de force ont changé.

Pièce manquante
On est ainsi passé d’une logique « consensuelle » fondamentalement basée sur des comportements coopératifs à une logique d’affrontement de stratégies défensives dans un mode de représentation d’une régulation de plus en plus conflictuelle. En 1993, échoue la négociation du « Pacte social ». Certains n’y voient qu’un avatar d’une négociation mal menée et se heurtant à l’inutile intransigeance d’une organisation sociale. Je pense qu’il n’en est rien. Cet échec témoigne de l’incapacité à cette époque tant des organisations syndicales que patronales à formuler des stratégies claires sur la base desquelles un nouveau compromis social pouvait s’élaborer (2). Il a de lourdes conséquences car il renforce l’intervention de l’État : plan global et nouvelle loi sur « la promotion de l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité » de 1996 en attestent. L’accord interprofessionnel de 1998 parachève cette évolution : les partenaires sociaux y ont bien compris que c’était la dernière chance de sauver la concertation sociale et se sont inscrits dans la ligne du plan et de la loi, à savoir garantir une gestion centralisée mais souple de la formation des salaires en la couplant aux aspects sectoriels d’emploi et de formation. D’une certaine manière, on peut dire que, près de 20 ans plus tard, est mise en place la pièce manquante de la régulation macroéconomique du compromis historique. Mais ne vient-elle pas beaucoup trop tard et en partie hors de propos ? Car le contexte macroéconomique extérieur s’est considérablement modifié.

Régulation « patrimoniale »
Nous sommes, à l’évidence, entrés dans un monde d’entreprises transnationales, du fait de leurs stratégies de développement, de leurs structures de commandement, de leurs sources de financement, des localisations multiples de leurs débouchés. Ces entreprises se voient imposer des normes financières, comme la valeur de marché de leurs actions ou encore de leur capitalisation boursière. Au plan microéconomique, ceci requiert des formes de partage de la valeur ajoutée de l’entreprise compatible avec les exigences de profit que requiert l’évaluation adéquate de la firme sur les marchés boursiers. La masse salariale doit donc s’ajuster beaucoup plus vite qu’auparavant aux exigences de rentabilité de marchés financiers capables de faire des arbitrages de portefeuille à la fois très rapides et très importants en volume. Les « profits warnings » dûs à un manque de flexibilité dans l’adaptation des coûts de production peuvent se révéler désastreux car ils verrouillent l’accès au capital à risque. Mais aussi, et de nombreuses délocalisations récentes le montrent, la compétitivité d’un site de production d’une entreprise transnationale n’est plus la garantie de sa pérennité.

Transformation des systèmes productifs
En outre, les évolutions technologiques (information et communication) transforment la matrice des systèmes productifs en augmentant encore l’impact des « services » sur la croissance et sur la compétitivité des entreprises à structure plus « traditionnelle ». Ces services retirent essentiellement leur valeur ajoutée d’une main-d’œuvre de niveau de formation important, beaucoup plus mobile qu’une main-d’œuvre traditionnelle et dont les systèmes de rémunérations échappent aux normes habituelles de formation des salaires.
Dans un tel contexte, trop schématiquement évoqué, la croissance économique d’une « nation » se trouve pour l’essentiel conditionnée par l’évaluation de sa stabilité financière (dynamique des taux d’intérêt et des taux de rentabilité, ampleur de l’endettement public, évolution des profits réalisés et anticipés de ses firmes). L’existence de potentiel d’innovations est une condition nécessaire mais pas suffisante à la croissance : celle-ci requiert des stratégies financières à même de mettre en œuvre les investissements capables de valoriser ces innovations dans des structures d’entreprises performantes, c’est-à-dire répondant aux normes de rentabilité des marchés financiers. La compétitivité salaire, mesurée macroéconomiquement et par comparaison entre pays, paraît dans un tel contexte moins pertinente. Comment, sur quelles bases, structurer un nouveau mode de régulation sociale qui soit à la fois à même de rencontrer les défis que posent ces évolutions tout en préservant à chacun la place à laquelle il a droit, compte tenu de ses propres attentes et caractéristiques personnelles ? La régulation patrimoniale, dynamique de l’ensemble des mécanismes financiers qui encadrent aussi bien les processus générateurs de valeur ajoutée que la répartition des revenus primaires ou encore l’ensemble des dispositifs de protection sociale et de promotion de la qualité (!) de la vie est la réponse émergente qui caractérise la phase actuelle du capitalisme. Mais alors, comment, dans un tel monde qui connaît un accroissement sans précédent de la concurrence, en particulier via les arbitrages financiers, maintenir des mécanismes forts de solidarité sociale et de justice, de préservation de droits collectifs ?

État social actif
Ces questions peuvent constituer une grille de lecture et d’évaluation de l’État social actif. Sous ce vocable, on trouve à la fois un discours, une stratégie politique, des pratiques réglementaires nouvelles. Il n’est pas pour moi possible de rentrer ici dans une discussion de détail de ces différents aspects. Le point de vue sera simplement celui du macro-économiste « régulationiste ». La thèse est simple : l’État social actif, quoiqu’il ne constitue pas une rupture par rapport aux principes fondamentaux de la sécurité sociale telle que conçue dans le cadre du compromis « fondateur », s’inscrit toutefois pleinement dans la logique du compromis défensif de la fin des années quatre-vingt, début des années nonante.
Dans le domaine spécifique de la protection sociale, vue comme « assurance sociale », l’État social actif ne se pose plus exclusivement en garant des avantages collectifs, parce qu’érigés en « droits », de la classe des travailleurs dans le cadre d’une régulation stable des rapports capital-travail, mais aussi maintenant comme un instrument « disciplinaire » (au sens ambigu de l’activation, c’est-à-dire de l’utilisation de moyens, certes pour la plupart, incitatifs mais de plus en plus « contraignants » tant le poids de ces incitants devient fort) des comportements individuels et donc des trajectoires individuelles des travailleurs.

Dimension collective ?
L’État social actif n’est pas un projet réactionnaire : ce n’est pas l’abandon de tout principe de solidarité. Mais c’est une « retraite » visant à une meilleure insertion du système de protection sociale dans la nouvelle régulation patrimoniale : il participe à ce titre de l’abandon d’une véritable politique volontariste de plein-emploi « quantitatif comme qualitatif ». Qu’on se souvienne de ce qu’il est advenu au plan européen des politiques de stimulation de la demande par le biais de « grands travaux » ou encore du sous-financement systématique du « non-marchand » pourtant porteur d’efficience économique et sociale. Cet abandon n’entraîne pas celui du système de protection sociale mais en requiert la « flexibilisation » : l’instabilité entre autres du marché du travail qui découle de l’émergente régulation patrimoniale requiert des logiques individualisées d’ajustement. Il veut à la fois promouvoir la sécurité d’existence, mais en la rendant paradoxalement plus fragile. L’État social actif veut recréer du « lien social » par l’intégration au travail mais, du fait des mécanismes qu’il met en œuvre, enlève toute dimension collective, et donc politique, à ce processus d’intégration.
Le débat qu’il suscite autour de la problématique des « droits et devoirs » est tronqué. Les travailleurs, même à l’apogée de l’État Providence ont toujours été confrontés à un certain nombre d’obligations qui découlaient de leurs droits. La véritable question qui se pose aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure existe encore la volonté politique de créer les conditions collectives qui permettent aux travailleurs à la fois d’exercer leurs droits fondamentaux (dont celui au travail), donc de les défendre en particulier en ce qui concerne les statuts liés à ce travail, et de ce fait d’être à même de répondre aux obligations qui en découlent. C’est là que se situe l’enjeu du combat progressiste contre la régulation patrimoniale.
Philippe De Villé
Professeur à l’IRES, département des sciences économiques de l’UCL

1 Voir Valenduc, in Cassiers I., (2000), sous la dir. de, « Que nous est-il arrivé ? Un demi-siècle d’évolution de l’économie belge », Reflets et perspectives de la vie économique, XXXIX, 1, 169 p.
2 Voir à ce propos l’analyse de De Villé et Van der linden (1993), « Emploi, Chômage et Pacte Social : Perspectives à court et moyen termes du marché du travail en Belgique », Bulletin du Service de Conjoncture, IRES, septembre, pp. 40-102.

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