Dans quelle mesure la technologie peut-elle modeler la société, dans quelle mesure la société peut-elle façonner la technologie ? Cette double question est sous-jacente à toutes les analyses des relations entre technologie et société. Le livre « La technologie, un jeu de société » (1) propose un bilan des analyses existantes, en s’appuyant sur de nombreuses recherches dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Dans le langage courant, on utilise souvent des expressions comme impacts des technologies sur l’emploi, menaces de l’ordinateur sur la vie privée, risques dus aux organismes génétiquement modifiés, espoirs de croissance placés dans les technologies nouvelles. Ces expressions laissent sous-entendre que la technologie détermine les effets, positifs ou négatifs, qu’elle induit dans la société. Les sociologues et les philosophes des sciences et des techniques ont donné un nom à ce point de vue : le déterminisme technologique. Le point de vue opposé affirme que la technologie n’a pas d’existence autonome. Elle n’est que la matérialisation de rapports sociaux. Là où l’on croit voir des impacts de la technologie sur la société, c’est le mouvement inverse qui se produit : ce sont les rapports sociaux inscrits par certains acteurs dans les réalisations technologiques qui s’imposent à l’ensemble de la société. Ce point de vue est dénommé constructivisme social.
Les relations entre technologie et société sont toutefois plus complexes, elles sont davantage faites d’interactions que de liens de cause à effet, dans un sens ou dans l’autre. Le dilemme du déterminisme technologique et du constructivisme social doit être formulé d’une manière plus nuancée, en reconnaissant que les deux influences coexistent. Cette troisième perspective est celle de la coévolution de la technologie et de la société.
Dans cet article, nous passerons d’abord brièvement en revue les positions en présence. Ensuite nous analyserons les relations entre technologie et société à partir d’un terrain d’observation particulièrement instructif : le travail.
Déterminisme vs constructivisme
Sous sa forme la plus radicale, l’approche déterministe considère la technologie comme un système autonome, qui se développe suivant sa logique propre et influence son environnement de manière péremptoire. Cette dynamique intrinsèque de la technologie s’impose à la société et façonne l’organisation sociale. Le déterminisme technologique a alimenté des fictions célèbres, comme le « Meilleur des mondes » de Huxley et le « Big Brother » d’Orwell. Aujourd’hui, il continue à nourrir diverses formes de contestation radicale d’innovations imposées à la société, depuis les organismes génétiquement modifiés jusqu’à l’implantation de puces électroniques dans les organismes humains.
Cependant, l’influence de la technologie sur la société peut aussi être interprétée de manière plus souple, à travers un éventail d’options technologiques, entre lesquelles il appartient alors à la société de faire un choix. La société, à travers ses institutions, peut exercer une influence sur les choix technologiques, en anticipant et en comparant les impacts attendus des diverses options à tous les niveaux de la vie sociale. Il s’agit d’une question d’exercice de la démocratie : démocratie représentative, à travers l’action des parlements, mais aussi démocratie plus active, à travers la consultation ou l’implication d’associations ou de groupements d’intérêts émanant de la société civile. Le choix technologique est un processus de décision, où entrent en ligne de compte des facteurs non seulement techniques, mais aussi politiques, économiques, institutionnels, sociaux ou culturels.
Toutefois, même dans cette interprétation plus souple, il subsiste une forme de déterminisme de la technologie sur les impacts et les conséquences de chacune des options en présence. Lorsqu’un choix est effectué, la société doit en assumer les conséquences, c’est-à-dire ou bien remettre en cause la décision et s’orienter vers d’autres options technologiques, ou bien se contenter de mesures curatives pour remédier aux impacts négatifs et favoriser les impacts positifs, ou encore proposer des options transitoires, en attendant que les incertitudes s’estompent. C’est dans cette optique que se sont créées, à la fin des années 80, les premières institutions de technology assessment (évaluation des choix technologiques) dans divers pays européens.
De leur côté, les tenants du constructivisme social voient les choses autrement. La technologie n’a aucune logique propre, elle n’est qu’un artifice socialement construit, un instrument au service de certaines stratégies, une traduction particulière des représentations et des intérêts des acteurs en présence. Les bâtisseurs de l’innovation technologique sont tantôt les entrepreneurs, tantôt les utilisateurs, tantôt les groupes sociaux qui s’approprient les technologies, tantôt des intrications complexes d’acteurs, d’objets et de relations, auxquels Callon et Latour, les principaux théoriciens francophones du constructivisme social, donnent le nom d’acteur réseau. Les processus d’innovation sont considérés comme des processus essentiellement sociaux, des enchaînements d’événements dépendant du contexte, des effets de rhétorique ou des résultats de stratégies manœuvrières. La technologie s’efface derrière des acteurs et des objets qui en sont les porte-parole.
Le travail comme terrain d’observation
De nombreuses approches théoriques se situent entre les deux positions extrêmes du déterminisme et du constructivisme, dans une optique de coévolution de la technologie et de la société. Les apports de la sociologie du travail et de la sociologie des organisations sont ici essentiels.
À travers l’étude des situations de travail, la sociologie du travail montre que les facteurs technologiques et les facteurs sociaux sont étroitement imbriqués. La question du progrès technique est à la source de la sociologie française du travail dans les années 50 et 60, avec Friedmann, Naville et Touraine. La crise des années 70 marquera un renoncement à cette focalisation sur le progrès technique, trop lourde de déterminisme et d’évolutionnisme. Plus on va vers des formes modernes de production, moins l’organisation sociale du travail est déterminée par la nature technologique du travail, plus elle traduit l’ensemble des orientations d’une société. Les sociologues du travail considèrent désormais que les techniques productives sont à la fois socialement déterminantes et socialement déterminées. De même, la sociologie des organisations met en évidence la variabilité des configurations organisationnelles liées aux changements technologiques. La technologie est en quelque sorte une médiation, elle peut être adaptée ou reconfigurée au sein des organisations qui disposent des capacités d’expertise suffisantes. Certes, toute technologie contient une certaine logique structurante, qui incorpore la vision technique et sociale de ses concepteurs et de ses producteurs, mais cette logique n’est pas figée, elle se traduit non seulement par des contraintes, mais aussi par des opportunités.
Les TIC, qui constituent depuis trois décennies le substrat des transformations du travail, se prêtent particulièrement bien à une approche coévolutionniste. Les usages des TIC dans les entreprises révèlent à la fois les effets structurants des systèmes techniques et leur façonnage par les acteurs économiques et sociaux. Cette dualité est au cœur de l’informatique. Elle est bien illustrée par les notions de système et de programme, qui font partie du vocabulaire usuel de l’informatique. La notion de système informatique fait référence à une technologie structurée, englobante, faite de relations hiérarchisées, susceptible d’étendre ses impacts au-delà de son champ d’application. La notion de programme, en revanche, renvoie à une technologie flexible et modulable, selon les projets qu’elle sert. Sommairement, on pourrait dire que l’aspect programme est ouvert à la construction sociale, tandis que l’aspect système peut s’avérer déterministe.
Sur le terrain du travail, on rencontre aussi cette dualité. Si les innovations technologiques sont peu déterministes au niveau des formes concrètes d’organisation du travail et des rapports sociaux dans les entreprises, elles impriment des tendances structurantes au niveau des branches d’activité et orientent le contexte dans lequel évoluent les relations sociales. La diffusion d’innovations « systémiques » telles que le paiement électronique, le code à barres, les centres d’appel, les services en ligne sur internet, les progiciels de gestion intégrés (SAP et autres), le design assisté par ordinateur, les interfaces logicielles pour la conduite des installations industrielles, ne déterminent sans doute pas les configurations du travail dans les ateliers et les bureaux, mais elles définissent de manière plus ou moins contraignante les marges du possible. Le « technologiquement déterminé » et le « socialement construit » coexistent dans les situations de travail concrètes. On retrouve ces deux aspects lorsqu’on jette un regard sur l’évolution de la question technologique dans les relations collectives de travail, depuis près de 25 ans.
Technologie et dialogue social
Au début des années 80, dans un contexte d’expansion de la micro-informatique et de la télématique en même temps que de montée du chômage, les nouvelles technologies suscitent à la fois espoir et inquiétude. Un peu partout en Europe, les organisations syndicales s’approprient le thème de la « maîtrise sociale » des changements technologiques, car elles pressentent le besoin d’évaluer à la fois les opportunités et les risques pour l’emploi et la qualité du travail. Elles trouvent un écho auprès des employeurs, car ceux-ci sont également confrontés à de nouvelles incertitudes et, dans de nombreux cas, pensent que la voie du dialogue social est sans doute un choix raisonnable. Au niveau de la Commission européenne, la stimulation d’un dialogue social transnational est également à l’ordre du jour. La question des nouvelles technologies est arrivée assez naturellement sur la table, dès 1985. Elle avait l’avantage de constituer un thème nouveau, qui évitait d’empiéter sur les domaines réservés des négociations nationales. En 1987, sous l’impulsion de Jacques Delors, patrons et syndicats européens signent la « déclaration de Val Duchesse » sur les nouvelles technologies et le dialogue social, qui contient une série d’engagements de principe en faveur d’une concertation entre partenaires sociaux, au niveau le plus adéquat dans chaque pays, sur la formation, la motivation, l’information et la consultation des travailleurs. Certains pays n’ont pas attendu la déclaration européenne pour introduire, dans leur législation sociale, des références aux nouvelles technologies. En Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, dès 1981, les compétences des organes de concertation ont été étendues et les pouvoirs publics ont soutenu des associations spécialisées dans le conseil en technologie au bénéfice des comités d’entreprises. En France, les lois sur l’expression des salariés, votées en 1981 et complétées en 1988, ont organisé la consultation sur les questions technologiques dans les entreprises et prévu une forme d’expertise indépendante. En Belgique, une convention collective nationale (CCT 39) a été conclue en 1983 pour définir les procédures d’information et de consultation des travailleurs lors de l’introduction de nouvelles technologies.
La négociation des nouvelles technologies – en fait, il s’agit essentiellement des TIC – est perçue alors comme une concrétisation, sur le terrain du travail, de la préoccupation plus générale d’évaluation des choix technologiques et de maîtrise de la technologie par la société. Qu’en est-il advenu au fil du temps ?
Le sort de la convention collective belge (CCT 39) est révélateur de l’évolution de la question technologique dans les relations sociales. Il est vite apparu que la négociation ne portait pas sur les choix technologiques en tant que tels, car les employeurs étaient rarement prêts à faire des concessions sur cette prérogative managériale. En revanche, les conditions pratiques de mise en œuvre des TIC, ainsi que leurs impacts prévisibles, pouvaient être discutés. Concrètement, les technologies étaient une opportunité pour mettre sur le tapis les besoins de formation, l’organisation du travail, la flexibilité, la santé et la sécurité, bref la qualité du travail, faute de pouvoir négocier la nature des investissements.
Certains analystes des relations sociales en ont alors déduit que la technologie n’est qu’une opportunité ou un prétexte et que seuls les rapports sociaux sont déterminants. Ce n’est pas la technologie qui est en cause dans les transformations du travail, mais les stratégies et les rapports de forces entre acteurs. Cette opinion s’est appuyée sur de nombreuses études de cas qui montrent que, au sein des entreprises, une même technologie peut être utilisée dans des configurations organisationnelles et des rapports sociaux très différents. Ce n’est donc pas la technologie qu’il faut placer au cœur de la négociation, mais les paramètres sociaux. La montée en puissance du constructivisme social n’est pas étrangère à ce recentrage sur les interactions entre acteurs au niveau microéconomique. De plus, l’expression « introduction des nouvelles technologies » commence à faire vieillot. Au cours des années 90, la modernisation technologique devient un processus continu, il est de plus en plus difficile d’isoler des moments particuliers qui enclencheraient des procédures formelles de concertation sur les options technologiques et l’évaluation de leurs impacts – une approche empreinte de déterminisme, qui n’a plus la cote. Réduite au rôle d’instrument managérial parmi d’autres, la technologie connaît à ce moment une phase de reflux dans les relations sociales.
Nouvelles logiques d’innovation
Ce bref aperçu historique du thème de la « négociation des nouvelles technologies » révèle les tensions entre une approche trop déterministe et une approche trop constructiviste. La notion même de négociation des choix technologiques se réfère au « déterminisme souple » évoqué au début de l’article, dans la lignée du technology assessment des années 80. Le problème est que, dans le domaine des TIC notamment, la séquence « options technologiques – débat – choix politique ou stratégique – aménagement et contrôle des conséquences » ne semble plus correspondre aux modalités actuelles du changement technologique et organisationnel. Celles-ci sont plus proches d’un processus itératif, avec des phases de tâtonnement, d’essai et d’erreur, d’ajustement, d’accélération ou de temporisation, que d’un processus de décision linéaire et rationnel. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rationalité, mais plutôt des conflits entre des rationalités différentes, souvent portées par des acteurs différents. Il est bien difficile d’identifier des moments singuliers de formulation d’options. Ceci ne veut pas dire, encore une fois, qu’il n’y a plus de choix technologiques, mais que ces choix résultent davantage d’interactions et d’adaptations successives – ou alors d’effets de verrouillage ou d’engrenage. La coévolution de la technologie et de la société est à l’œuvre. De plus, il ne faut pas oublier que, quelle que soit la complexité de ce processus, il subsiste toujours des moments clés de décision : la décision d’investir ou d’engager des dépenses, de prendre une mesure économique ou sociale. Ces moments sont toutefois plus difficiles à identifier aujourd’hui.
Quant au constructivisme, il a eu incontestablement le mérite de révéler la complexité des processus sociaux qui sont à l’œuvre dans la conception et l’utilisation des innovations technologiques. Toutefois, en mettant tous les acteurs sur le même pied et en présentant les changements technologiques comme des enchaînements d’événements, d’alliances, de manœuvres, de micro-décisions des uns et des autres, le constructivisme radical peut s’avérer démobilisateur : la technologie est sans doute imprégnée de social, mais son sort nous échappe.
Or, l’étude des transformations du travail liées aux innovations technologiques montre bien que le pouvoir structurant de la technologie et le façonnage du changement par ses acteurs sont deux réalités complémentaires. L’angle d’observation privilégiera tantôt l’une, tantôt l’autre. Au niveau « micro », dans les situations concrètes de travail, les facteurs techniques et les facteurs sociaux peuvent très souvent être configurés de nombreuses façons différentes, et donner lieu à une véritable pluralité de scénarios : la technologie est peu déterminante. Si le niveau d’analyse porte sur des tendances sectorielles, sur les conséquences à long terme de la diffusion d’innovations qui s’imposent progressivement à toutes les entreprises, alors le pouvoir structurant de la technologie apparaît plus clairement et les marges de manœuvre se rétrécissent souvent.
Retour sur la scène sociale ?
La notion de négociation des choix technologiques, au sens où elle s’est construite dans les années 80, a donc perdu beaucoup de sa pertinence, du moins dans le domaine des TIC et du travail. La volonté de négocier s’est déplacée dans deux directions différentes : d’une part, vers des thèmes qui balisent le contexte social de la diffusion des technologies ; d’autre part, vers des formes de concertation qui impliquent les acteurs sociaux au niveau de la société dans son ensemble.
Dans la première direction, on trouve des thèmes proches des problématiques liées au travail, mais qui situent celui-ci dans un contexte plus large, par exemple : le contrôle des individus par l’intermédiaire des TIC, l’organisation de la communication, les TIC et l’autonomie, les TIC et la gestion du temps. Deux exemples récents vont dans ce sens : la conclusion d’un accord-cadre européen entre partenaires sociaux sur le télétravail et, en Belgique, la convention collective interprofessionnelle concernant les aspects de protection de la vie privée et de contrôle individualisé sur le travail dans l’usage d’internet ou d’un intranet.
Dans la seconde direction, on voit les partenaires sociaux s’impliquer dans des thèmes tels que la fracture numérique, les choix en matière de mobilité, les systèmes de gestion et d’évaluation environnementale, les risques technologiques (accidents majeurs, amiante, produits cancérigènes), les options pour maîtriser l’effet de serre et les changements climatiques. Pour les employeurs, ce type d’implication fait partie de la responsabilité sociale des entreprises, une notion qui acquiert un crédit grandissant ; pour les syndicats, il s’agit d’assumer leur mission sociale au sens large, au-delà des rapports de travail.
(*) Centre de recherche Travail & Technologies Fondation Travail-Université, Namurhttp://www.ftu-namur.org
(1) Valenduc G., La technologie, un jeu de société – Au-delà du déterminisme technologique et du constructivisme social, Éd. Academia Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2005.