vecteezy financial graphs glowing lines and diagram on digital 22875605Les crises sont inhérentes au capitalisme qui est marqué par de longs cycles d’accumulation. Ces cycles se composent d’une phase de forte croissance économique suivie d’une phase de financiarisation et conduisent à l’émergence d’un capitalisme mondial de plus en plus étendu. Cet article, issu d’une étude plus large sur la dynamique du capitalisme1 décrypte le cycle américain de 1945 à aujourd’hui.

 

 Télécharger l'article en PDF

Par Louise LAMBERT, Conseillère politique MOC

Nous vivons une époque pleine d’incertitudes et de contradictions. Si d’aucuns annoncent le dépassement du capitalisme, les élections aux quatre coins du globe semblent prouver que la culture néolibérale que ce système économique a façonnée emporte le monde et ses gouvernements toujours plus à la droite de l’échiquier politique, flirtant dorénavant avec l’extrême droite.

Le capitalisme néolibéral engendre des crises de plus en plus profondes dont nous percevons les effets et la violence sur le vivant et les ressources naturelles, sur la santé et les conditions de travail, sur les inégalités mondiales et nationales... Mais nous ne savons pas – ou plus – toujours bien précisément ce qui définit le capitalisme, quels processus le caractérisent et quels développements l’ont conduit à ce qu’il est aujourd’hui. C’est ce que s’est attaché à explorer l’étude « Au coeur de laattaché à explorer l’étude « Au coeur de ladynamique du capitalisme » (FTU). Cet articlese penchera plus précisément sur ledernier long siècle du capitalisme, dominépar les États-Unis, en nous focalisant surla dynamique des trente glorieuses puisle tournant néolibéral contemporain, particulièrementviolent sur le plan social, économique,politique et environnemental,spécifiquement pour les groupes d’individusles plus vulnérables.

Les longs cycles d’accumulation du capitalisme

Le capitalisme est un système économique caractérisé par l’exigence d’accumulation de profit à travers la propriété privée des moyens de production au bénéfice d’une classe dominante, les capitalistes. Pour générer le profit, il repose sur l’exploitation des travailleurs et travailleuses du monde entier, et particulièrement sur celle des femmes et des travailleur·ses du Sud. Le système capitaliste nécessite toujours plus de croissance pour satisfaire l’exigence d’accumulation. Cependant, à intervalle régulier, des blocages vont apparaitre dans l’accumulation du capital et le système économique va entrer en crise. L’économie capitaliste va ainsi connaitre des phases d’expansion puis de récession.

Selon Arrighi2, l’histoire du capitalisme est rythmée par de longs cycles – les cycles systémiques d’accumulation – qui comprennent deux phases. D’abord, une phase d’accumulation matérielle où les surplus vont financer l’expansion de la production et du commerce et puis une phase d’accumulation financière où les surplus dégagés vont s’investir majoritairement dans la finance, engendrant de nombreuses crises bancaires et financières.

Arrighi s’inspire de la théorie des systèmes-Arrighi s’inspire de la théorie des systèmes-monde de Wallerstein3. La notionde cycle, chez Arrighi, est arriméeà celle d’hégémonie mondiale, qui est lacapacité d’un État, l’hégémon, à exercergouvernance et leadership au sein dusystème des États.

Cette nation hégémonique fournira dans un premier temps un cadre stable qui permettra une expansion au niveaumondial et qui instaurera une certaine dose de coopération entre les nations.C’est la phase d’accumulation matérielle. Au fil du temps, certains pays capitalistes rattraperont l’hégémon, la compétition refera surface, les marchés deviendront saturés et les surplus ne trouveront plus aussi facilement des débouchés. Les succès de l’accumulation matérielle finiront alors par provoquer son entrée encrise. L’hégémon connaitra une crise de suraccumulation du capital et il passera au stade financier du cycle d’accumulation,fondamentalement plus instable.

La fin de la phase de financiarisationne se réalisera que lorsqu’un nouvel hégémonarrivera à s’imposer, souvent au prix de guerres. La nouvelle puissancemontante devra alors élargir les basesde l’accumulation matérielle, trouver de nouvelles sources de croissance, de nouvelles innovations technologiques etde nouveaux territoires à exploiter4.

Quatre grands cycles économiquesont déjà eu lieu à l’époque moderne : les cycles génois, hollandais, anglais etaméricain. C’est sur ce dernier que nous allons nous pencher ici.

Le cycle américain

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont en mesure d’imposer leur hégémonie surfond de guerre froide. À la période inédite appelée « les trente glorieuses », une nouvelle phase de suraccumulationet de crise débouchera sur le tournant néolibéral contemporain et sur une financiarisation de l’économie.

Phase d’accumulation matérielle (1945-1973)

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont ultra dominants économiquement et militairement. Ils produisent la moitié du charbon mondial, les deux tiers du pétrole, possèdent 80 % des réserves d’or et la bombe atomique5. Un régime de forte croissance économique, le fordisme, s’instaure alors dans les pays centraux du systèmemonde, à savoir les États-Unis, l’Europe occidentale et le Japon. Dans les années 1910, Henry Ford introduit dans ses usines américaines un modèle de production reposant sur le travail à la chaine, la standardisation des produits et l’augmentation des salaires. Dans ce système, travailleuses et travailleurs demeurent à leur poste de travail, accomplissant des tâches répétitives sur des produits standardisés qui circulent sur une chaine mécanisée. Ce sont les produits qui se déplacent et non plus les ouvrier·ères. Cette organisation du travail génère des gains de productivité significatifs, permettant de réduire le cout des biens produits et d’assurer une augmentation des profits et des salaires. L’augmentation des salaires des ouvrier·ères stimule leur pouvoir d’achat, encourageant ainsi la consommation de masse, créant un cercle vertueux de croissance économique.

Dans les années 1950, les pratiques pionnières mises en place par Henry Ford se généralisent à l’ensemble des secteurs manufacturiers aux États-Unis et en Europe. La production à la chaine de biens standardisés devient la norme. Cette période se caractérise, en Occident, par une amélioration notable du niveau de vie des travailleur·ses6.

Au cours de cette période de prospérité, la Sécurité sociale et l’État-providence se développent sous l’effet de la pression exercée par la classe ouvrière et de la menace perçue du communisme. Le taux de chômage demeure particulièrement faible et le rapport de force en faveur des travailleur·ses est élevé. Entre 1950 et 1973, les dépenses publiques dans les pays industrialisés augmentent significativement, passant en moyenne de 27 % à 43 % du PIB7. Ces dépenses publiques croissantes et le développement de la Sécurité sociale stimulent à la fois les investissements et la consommation, tout en contribuant à atténuer les crises économiques. Pour les capitalistes, ces évolutions présentent des avantages, car elles permettent de maintenir une demande stable et croissante.

Les États-Unis vont soutenir et favoriser le développement des autres capitalismes du « centre », notamment via le Plan Marshall qui représente 13 milliards de dollars de prêts et de transferts technologiques à l’Europe occidentale et au Japon. Ils vont également s’assurer que les pays de la « périphérie » et de la « semi-périphérie » jouent leur rôle de fournisseur de matières premières peu couteuses en matant toutes les révolutions socialistes qui voient le jour en Amérique latine et en Asie. Les puissances économiques dominantes cherchent ainsi à maintenir la division internationale du travail et à limiter le développement industriel des pays décolonisés. La Banque mondiale, créée en 1945, promeut le libre-échange débridé et la spécialisation des pays périphériques dans certains biens pour l’exportation. Ce faisant, les inégalités s’accentuent fortement au niveau mondial.

C’est aussi l’époque des premiers accords économiques entre les pays du « centre » et de la « semi-périphérie » afin d’importer de la main-d’oeuvre immigrée des seconds vers les premiers. Elle occupera les métiers les moins qualifiés et les moins bien rémunérés dans les pays occidentaux. C’est ainsi que, par exemple, des Italiens, Turcs, Grecs et Marocains arrivent en Belgique.

Phase d’accumulation financière(1973-aujourd’hui)

Rattrapage, suraccumulation et crise

Le cadre de croissance mis en place par les États-Unis se fissure dès la seconde moitié des années 1960 et implose au début des années 1970 en raison de divers facteurs structurels. Tout d’abord, le rattrapage progressif des économies japonaiseset européennes, ainsi que l’intensification de la concurrence entre les différents capitalismes centraux, jouent un rôle crucial. Tandis que la croissance de la productivité atteint 87 % aux États-Unis entre 1950 et 1973, elle s’élève à 270 % en Allemagne et à 456 % au Japon8. Parallèlement,aux États-Unis, une multiplication de fusions dans les années 1960 accentue la concentration oligopolistique9, ce qui tend à réduire la dynamiquede l’économie nationale. Du côté de la production, la montée du mouvementouvrier, exigeant des augmentations salariales,commence à impacter la rentabilité du capital. En outre, un palier est atteint dans la consommation de biens durables, tandis que les gains de productivité ralentissentet que le modèle fordiste montredes signes d’épuisement. Ainsi, si, entre1950 et 1973, la croissance de la productivitése chiffre à 210 % en France, 270 % enAllemagne, 456 % au Japon et 87 % auxÉtats-Unis, cette même croissance ralentit considérablement entre 1973 et 1990, neconsidérablement entre 1973 et 1990, ne s’élevant plus qu’à respectivement 64 %,48 %, 65 % au et 27 %10. Les succès de l’accumulation matériellefinissent donc par provoquer sonentrée en crise. Les symptômes de la suraccumulationdu capital se manifestent :marchés saturés, concurrence accrue,capacités de production excédentaire,compression des taux de profit11, vagues de concentration. Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979 plongeront les pays occidentaux dans des crises économiques importantes et marqueront le passage austade financier du capitalisme américain.

Tournant néolibéral et financiarisation

Au cours de la phase financière du cycleéconomique américain, les gains de productiviténe suffisent plus à maintenir àla fois des profits élevés et des augmentations salariales. En raison de l’insuffisance de la croissance économique, des tensions surgissent pour redistribuer les parts du « gâteau » économique.

Afin de préserver un taux de profitélevé, les capitalistes et les États vont déployer diverses stratégies, telles que la mise en oeuvre de politiques néolibérales, la remise en cause des droits des travailleur·ses et des investissements massifs dans la sphère financière au détriment des investissements productifs.

Néolibéralisme économique

Au niveau économique, le néolibéralisme désigne un ensemble de doctrines qui dénoncentl’intervention de l’État comme acteur économique et régulateur du marché. Elles promeuvent au contraire l’économiede marché, la dérégulation du marché du travail et de la finance, la disparition du secteur public et le paternalisme punitif pour les faibles. Le néolibéralisme ne signifie pas moins d’État mais un État fortqui transforme la régulation en faveur du marché : des entreprises publiques sontprivatisées, des baisses d’impôts sont octroyées, des secteurs jusqu’alors non marchands comme les pensions sont libéralisés, les droits des travailleur·ses sont restreints. Par ailleurs, les contrôles surles mouvements de capitaux sont supprimés et la finance est dérégulée, favorisantainsi la mondialisation, les délocalisationset la mise en concurrence généralisée destravailleur·ses à l’échelle mondiale.

Les États-Unis et l’Angleterre ontLes États-Unis et l’Angleterre ont eu massivement recours aux politiques néolibérales dans les années 1980. En Europe continentale, le point de vue néolibéral s’impose également, mais c’est par retouches que l’inflexion néolibérale se concrétise. En Belgique, les gouvernements Martens adoptent à partir de 1982 une série de mesures néolibérales : réduction des dépenses publiques, baisse de l’impôt des sociétés, trois sauts d’index,loi sur la sauvegarde de la compétitivité des entreprises, etc12. En une décennie àpeine, la part des dépenses publiques primaireshors prestations sociales au seindu PIB est amputée d’un tiers.

Offensive contre les travailleur·ses

À partir du milieu des années 1970,le contexte devient défavorable aux travailleur·ses : la hausse des salaires comprime les marges des capitalistes, l’augmentation de la concurrence internationaleen appelle à une flexibilité renforcée et la fin du contrôle des capitaux met les travailleur·ses des quatre coins du monde en concurrence. L’URSS s’effondre dans les années 1980 et avec elle, s’envole la menace communiste. Le chômage augmente et la main-d’oeuvre privée d’emploi constitue une armée de réserve de travailleur·ses qui déforce encore un peu plus le pouvoir des syndicats.

Aux États-Unis et en Angleterre, les politiques mises en place visent à faire éclater le monde du travail soit avec le développement de formes d’emplois précarisés (CDD, intérimaire, travail à temps partiel,sous-traitance, travail à domicile), soit en mettant en cause les acquis sociaux (salaire minimum, sécurité sociale, etc.).

Dans les pays à dominance libérale, la désintégration du fordisme s’est manifestée par une forte augmentation des emplois à faibles et très faibles rémunérations,une diminution de la couverture sociale et une accentuation des inégalitéssocioéconomiques. En Europe continentale,où les syndicats bénéficientd’une plus grande influence, bien queles salaires aient enregistré une baissemoins marquée, on constate néanmoinsun recul significatif de la part de la valeurajoutée allouée aux travailleur·ses13.

 Financiarisation de l’économie et sous-investissement

 Suite à l’affaiblissement des gains de productivité et à la saturation des marchés, les capitaux en surplus vont massivement être investis dans la finance.

Ce phénomène marque une financiarisation de l’économie, processus selon lequel l’accumulation du capital s’opère principalement par le biais des marchés financiers, et non plus par la production ou le commerce. Même au sein des firmes dont la finance n’est pas l’objet principal, les activités financières connaissent une expansion considérable.

En Belgique, comme dans les autres économies capitalistes occidentales, les profits ne sont plus principalement réinvestis sous forme productive dans le pays comme lors des trente glorieuses. Ils sont utilisés dans une proportion croissante à des opérations financières (rachat de ses propres actions par l’entreprise, fusions-acquisitions, achats d’autres entreprises, marché des changes, spéculation immobilière), à des délocalisations ou tout simplement à davantage rémunérer les actionnaires.

Il en résulte un important sous-investissement structurel qui pèse sur la croissance en limitant l’investissement technologique, les gains de productivité et l’augmentation des capacités de production. On observe une nette déconnexion entre les profits et l’investissement des entreprises.

La financiarisation du capitalisme occidental est rythmée par des bulles d’actifs qui sont nécessaires pour accueillir les nombreux capitaux en surplus, mais finissent par éclater et provoquer des crises financières : krach boursier de 1987, éclatement de la bulle internet en 2000, explosion de la bulle immobilière en 2008. Aux États-Unis, la fréquence des crises financières est multipliée par trois ou quatre après 1973 et celle des crises bancaires par près de 3014.

La crise financière de 2008 est le fruit du développement massif d’instruments financiers complexes qui reposent sur des pratiques douteuses, voire criminelles15. La plupart des organismes financiers et bancaires sont secourus financièrement par les États alors que la crise plonge une partie des ménages américains et européens dans une très grande précarité. Par la suite, les politiques d’austérité mises en place pour assainir les finances publiques seront d’une extrême sévérité dans certains pays (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, etc.). La crise de 2008 nous rappelle le génie du libéralisme : obtenir le retrait de l’État quand tout va bien et son concours quand la situation économique se gâte.

La financiarisation joue un rôle déterminant : elle va favoriser une redistribution vers les plus riches, permettre de renouer avec des taux de profits élevés, entretenir le surendettement et accompagner la mondialisation en mettant les travailleurs en concurrence. Les capitalismes occidentaux vont ainsi réussir à redresser leur taux de profit en dépit du ralentissement des gains de productivité et de l’investissement.

Cependant, en réduisant la rémunération du travail pour maintenir des profits élevés, la consommation des travailleurs et travailleuses n’est pas suffisante pour acheter l’ensemble des biens et services produits dans l’économie.

Deux solutions seront alors mises en oeuvre. Premièrement, l’endettement des ménages. Dans la période néolibérale, l’endettement des ménages sera encouragé et facilité par divers instruments financiers afin de maintenir la consommation. Aux États-Unis, il passe de 60 % du revenu disponible au début des années 1980 à 125 % à la veille de la crise financière de 200816.

La deuxième solution consiste en des plans d’ajustements structurels et des stratégies d’accumulation par dépossession17. Pour pallier le manque de débouchés au Nord, les capitaux en surplus sont massivement investis à l’étranger et les stratégies impérialistes redoublent de vigueur pendant la période néolibérale. Le drainage de la valeur ajoutée du Sud vers le Nord s’effectue également via le paiement des intérêts et des charges de la dette des pays du Sud. À la suite des chocs pétroliers, l’endettement des pays du Sud devient colossal. Les encours de la dette des pays en voie de développement passent de 40 milliards en 1965 à 740 milliards de dollars en 1985. Les taux d’intérêts sur la dette atteignent des niveaux insoutenables pendant la période 1982-1985, avec des taux de 20 % au Nigéria, 18 % en Argentine et au Chili, 17 % au Mexique, et 16,5 % au Brésil18. Il devient alors impossible pour les pays du Sud d’emprunter sur les marchés financiers les contraignant à se tourner vers la Banque mondiale et le FMI.

Cependant, ces deux institutions conditionnent leurs prêts à des programmes d’ajustements structurel, consistant en l’instauration de politiques qui renforcent l’ouverture des marchés (des biens et des capitaux), diminuent les dépenses publiques, privatisent les entreprises publiques et poussent les pays à se spécialiser dans la production de certains produits voués à l’exportation en délaissantproduits voués à l’exportation en délaissantleur économie domestique. Selon la Banque mondiale, ces programmes sontindispensables pour les pays fortementendettés afin de relancer une croissance solide pour le développement.

« Or, force est de constater que ces recommandations n’ont eu que des effets négatifs pour ces économies : baisse des salaires, hausse du taux de chômage, reprimarisation de l’économie, accroissement fulgurant des inégalités, croissance médiocre, etc. La division internationale du travail, justifiée hier par la mission “civilisatrice” est, désormais, légitimée par la promotion du “développement”. La “mission civilisatrice des races supérieures” est ainsi remplacée par la mission “d’amener le développement aux pays sous-développés” »19.

L’insertion dans le marché international sur base de la spécialisation dans la production de certains biens voués à l’exportation ne fera que renforcer la division internationale du travail. Ce processus s’accompagne d’une concentration toujours plus poussée des capitaux en faveur des pays du centre.

Outre les plans d’ajustement structurel, qui ont ouvert les marchés locaux et contraint les économies à se spécialiser, l’expansion du capitalisme dans les régions du Sud s’est également opérée par le biais de l’agriculture intensive et de l’instauration de la propriété privée comme les brevets sur les semences, qui ont rendu dépendants des millions de paysans aux firmes agroalimentaires occidentales. Ce modèle d’agriculture intensive a non seulement appauvri les populations rurales, mais a également engendré des problèmes environnementaux et sanitaires graves, tels que l’érosion et l’épuisement des sols, la pollution et la réduction de la biodiversité. Parallèlement, on observe une vague d’accaparement des terres par l’agrobusiness et les industries extractives. Ces expropriations massives déplacent les populations rurales et marquent l’émergence d’une nouvelle vague d’« enclosures »20 dans les pays du Sud.

Émerge alors une main-d’oeuvre « libre », en réalité contrainte de quitter sa région pour vendre sa force de travail dans les usines d’assemblage ou dans les secteurs informels des mégalopoles du Sud. Ces travailleur·ses, souvent soumis à des conditions de travail proches de l’esclavage, reçoivent des salaires inférieurs au minimum vital. Ainsi, plusieurs centaines de millions de paysan·nes, hommes et femmes, sont entrainés dans un processus de prolétarisation au Sud. Ce qui n’est pas sans rappeler l’exode rural de masses paysannes à la naissance du capitalisme.

La stagnation, résultat de la dialectique du capitalisme

À travers le cycle américain, nous observons que la stagnation et les politiques néolibérales qui frappent encore aujourd’hui les économies occidentales ne sont pas une anomalie dans l’histoire du capitalisme. Elles sont le résultat de la dialectique du capitalisme, qui valse d’une situation de croissance matérielle à une situation de suraccumulation du capital et de financiarisation de l’économie. Les racines de la stagnation économique qui gangrène nos économies depuis les années 1970 se trouvent dans la sphère de la production et dans l’incapacité croissante du capitalisme à dégager des gains de productivité suffisamment élevés. Tous les projets visant à réguler la finance ou à contrecarrer les politiques néolibérales sont légitimes et nécessaires, mais ils ne règleront malheureusement pas le problème de fond du capitalisme néolibéral.

Si nous extrapolons la séquence historique développée dans cette analyse, une sortie du néolibéralisme n’aura lieu que dans la mesure où une nouvelle phase d’accumulation matérielle est lancée, sur des bases encore élargies, organisée par une nation hégémonique à la puissance décuplée, capable de surpasser les performances américaines. Or, une nouvelle vague de forte croissance mettrait dramatiquement en péril notre environnement, déjà à tel point ravagé par les activités humaines que le simple maintien d’un statuquo promet un avenir très incertain. Ainsi, deux choix semblent aujourd’hui se profiler : soit une relance de l’accumulation capitaliste sur des bases encore plus étendues, portant en elle les germes de violences accrues, d’inégalités exacerbées et de destructions environnementales ; soit une transformation radicale de notre système économique. Cette deuxième option, bien que plus incertaine, ouvre la voie à une lueur d’espérance et de renouveau. En fin de compte, l’objectif serait de ne pas faire du capitalisme la fin du voyage. #

1. L. LAMBERT, « Au coeur de la dynamique du capitalisme », FTU, décembre 2024, www.ftu.be
2. G. ARRIGHI, The Long Twentieth Century : Money, Power and the Origins of our Times, New York, Verso, 2010.
3. I. WALLERSTEIN, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-mondes, La Découverte, 2006.
4. B. CASTIAUX, La stagnation séculaire en perspective historique et globale. Une analyse hétérodoxe, Mémoire en vue de l’obtention du Master 120 en sciences économiques de l’UCLouvain, 2015.
5. M. BEAUD, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, 5e édition, Seuil, 2000, p. 280.
6. L’étude consacre dans chacune de ses parties une section sur le travail des femmes, spécifiquement et durement touchées par les politiques économiques développées ici.
7. Source : http://piketty.pse.ens.fr/files/egalite/pdf/G19.pdf
8. A. MADDISON, The World Economy : A Millennial Perspective, OECD, Paris, 2001.
9. Un oligopole est un marché dans lequel il n’y a qu’un petit nombre de vendeurs, en principe de grande dimension et ayant un pouvoir de marché important, en face d’une multitude d’acheteurs.
10. A. MADDISON, op. cit.
11. La compression des profits générée par une augmentation des salaires réels est un phénomène fréquent à la fin d’une période d’expansion économique lorsque le taux de chômage est faible et que le rapport de force penche en faveur des travailleurs et travailleuses.  Voir D. HARVEY, The Enigma of Capital and the Crises of Capitalism, London, Profile Books, 2011.
12. « Trajectoires de néolibéralisation “ à la belge ” : entretien avec Zoé Evrard et Damien Piron », Démocratie, 3 janvier 2024.
13. Cette part a chuté de 66 % en 1980 à 59 % en 2019. N. SHEIKH HASSAN, (2021) sur base des données Ameco : https://public.flourish.studio/visualisation/5507029/
14. L.C. BRESSER-PEIRERA, « The global financial crisis and a new capitalism », Journal of Post Keynesian Economics, vol 4, n° 32, 2010.
15. D. HARVEY, op. cit.
16. D.M. KOTZ, The Rise et Fall of Neoliberal Capitalism, Harvard University Press, Cambridge Mass, 2015, p. 111.
17. Celles-ci consistent à ouvrir de force des secteurs entiers de l’économie qui n’étaient pas accessibles aux capitalistes auparavant : appropriation de nouveaux territoires et de leurs ressources naturelles, attribution de manière forcée de droits de propriété privée sur ce qui était auparavant de la propriété commune (patrimoine génétique des semences, forêts primaires), formation de zones industrielles libres de toute régulation dans les pays du Sud, marchandisation et privatisation de la culture, de l’enseignement, des soins de santé, etc.
18. M. BEAUD, op.cit., p. 358.
19. N. HIRTZ, « Classe, sexe et race. Aux racines des mouvements migratoires », GRESEA échos n° 95, p 11.  En ligne : http://www.gresea.be/Classe-sexe-et-race-1858
20. Privatisation des terres communales en Angleterre à partir du 13e qui a poussé les masses paysannes vers les villes anglaises et les a contraintes à accepter du travail dans les premières fabriques.

 

 

Le Gavroche

« Enseignants, oui. En saignant, non »

« Enseignants, oui. En saignant, non », scandent les profs en colère face aux nouvelles… Lire la suite
Mai 2019

Tous les numéros

DEMO NOV 23