sddefaultAu travers de son parcours résolument tourné vers l’altérité, le dialogue et les marges, Salomé Van Billoen, criminologue de formation, pense les impensés du fonctionnement actuel de notre système judiciaire et carcéral. Elle esquisse la possibilité d’une autre justice, décloisonnée, collective, décentrée et inductive, qui permettrait une réparation individuelle, mais aussi une guérison collective.

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Le sens de la justice anime Salomé Van Billoen depuis sa plus tendre enfance, mais elle décide de s’y pencher de près sur les bancs de l’université. Elle est empreinte du souvenir du procès d’un gourou pédophile d’une secte, lors duquel elle a témoigné à l’âge de 12 ans. Elle a aussi été marquée, par le biais des images diffusées au journal parlé, par le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 et l’impuissance collective face à des massacres d’une telle envergure. Elle s’inscrit en droit, convaincue alors « qu’il pouvait être un instrument qui allait donner des réponses à [ses] questions sur les (dys)fonctionnements de la justice ».Le sens de la justice anime Salomé Van Billoen depuis sa plus tendre enfance, mais elle décide de s’y pencher de près sur les bancs de l’université. Elle est empreinte du souvenir du procès d’un gourou pédophile d’une secte, lors duquel elle a témoigné à l’âge de 12 ans. Elle a aussi été marquée, par le biais des images diffusées au journal parlé, par le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 et l’impuissance collective face à des massacres d’une telle envergure. Elle s’inscrit en droit, convaincue alors « qu’il pouvait être un instrument qui allait donner des réponses à [ses] questions sur les (dys)fonctionnements de la justice ».

Désillusion. « Je me suis rendu compte que le droit, tel qu’il était enseigné, tel que se l’appropriaient certaines personnes, n’était pas forcément un outil qui nous permettrait d’interroger l’ordre établi ni un levier permettant des transformations sociales, nous explique-t-elle. Je me sentais à l’étroit. Je n’étais plus du tout sûre de vouloir exercer le métier d’avocat·e si c’était pour me mettre au service d’un plaidoyer pour un acquittement ou une condamnation, qui ne permet pas selon moi d’embrasser la complexité des réalités, des faits, des vécus et des enjeux. »

Elle quitte alors la rationalité pénale pour l’étude de la réaction sociale au crime : la criminologie. Par le croisement des approches psychologiques, anthropologiques, juridiques, elle trouve un terrain fécond pour « réfléchir au sens de la justice et à ce que la justice peut faire pour permettre aux personnes de se reconstruire en lien avec elles-mêmes et en lien avec leur environnement ».

La justice sur l’herbe

Cette réflexion devient tangible au Rwanda. Là où, en 2004, sur l’herbe des collines, les premiers tribunaux populaires (juridictions Gacaca) en charge de la poursuite des crimes de génocide clôturent leur phase pilote pour s’étendre à l’échelle de tout le pays. C’est l’objet de son mémoire et une expérience déterminante dans son cheminement personnel et professionnel, arrimés l’un à l’autre tout au long de sa vie. 

« Le défi de ces tribunaux populaires était immense : permettre l’émanation de la vérité et le rendu de la justice pour que puissent petit à petit s’esquisser des chemins de pacification des relations et d’harmonie sociale. Ne jamais faire fi de ce qu’il s’est passé et ancrer ce passé dans les enjeux du présent et de l’avenir », explique Salomé Van Billoen. Les fondements d’un « faire justice autrement » se dessinent sous ses yeux : la justice comme levier d’un « mieux être », la justice comme enjeu collectif, comme fait social, mais aussi la question de la reconnaissance, des sanctions, de la responsabilisation, de la réhabilitation, des réparations individuelles et collectives.

Cette expérience lui permet aussi de se « décentrer », un mot qui revient souvent dans son champ lexical. « J’ai pu observer – avec mes propres yeux, mais aussi à travers le regard de celles et ceux qui l’exerçaient – l’éclosion de cette expérience inédite de justice, et aussi confronter mes observations aux représentations, parfois teintées d’une certaine forme de post-colonialisme, que pouvaient en avoir certains juristes occidentaux, que j’avais pu lire ou entendre jusque là. » 

La justice, l’affaire de toutes et tous

Quelques années plus tard, Salomé Van Billoen retourne au Rwanda et accompagne pendant quatre années des communautés villageoises qui ont embrassé une expérience de justice restauratrice dans le domaine des violences sexuelles et intra-familiales. 

« Quand la communauté se rassemble autour de ces foyers terrassés par la violence, elle dit : “Nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas”. Elle dit aussi : “ Cette violence raconte quelque chose de nous et du rôle majeur que nous jouons, en tant que communauté, dans le fait que cette violence s’exerce comme elle s’exerce ”. Par là, la communauté interroge ce que cette violence inter-individuelle dit des rapports de domination et des violences structurelles. Cette justice, ancrée dans la terre et portée par la voix de celles et ceux qu’elle concerne, forte d’une légitimité endogène, questionne l’impensé : la norme sociale. Celle qui perpétue les violences, qui autorise leur mise en place, voire les favorise. »

Inspirée par les résultats de cette expérience de justice et convaincue par sa portée universelle, Salomé Van Billoen l’a documentée dans le film « Les cornes de la vache », réalisé par François Bierry, qu’elle a initié et avec lequel elle tourne depuis 2019 . 

De retour en Belgique, elle intègre jusqu’en 2021 l’ASBL Médiante qui offre la possibilité à tous les justiciables concernés par la même infraction de recourir à un dialogue restauratif . Enchantée de découvrir ce que la Belgique offre elle aussi en matière de justice restauratrice, elle continue pourtant de se questionner sur l’absence de place donnée à la communauté plus largement considérée : « C’est comme si la justice restauratrice en Occident, dans une forme d’analogie au système pénale quelque part, se limitait à une compréhension inter-individuelle de la violence, en ne considérant que les personnes directement concernées par l’infraction, là même où les infractions commises et subies sont aussi souvent le fruit de normes sociales violentes, qu’il nous faut interroger, voire défaire, sur un plan aussi éminemment sociétal. »

Elle rêve alors que les pratiques de justice qu’elle a vues se déployer sur les collines rwandaises, aussi authentiques qu’imparfaites soient-elles, puissent nous inspirer, nous faire réfléchir. Elle rêve de voir des citoyen·nes oser se réapproprier le débat de la justice, à l’image des villageois·es au Rwanda qui semblent naturellement convaincu·es que le rôle de la justice, au-delà de trouver un coupable et de lui infliger une peine, est aussi de soutenir et de prendre soin des victimes directes et indirectes, de la communauté, puis de favoriser la responsabilisation des personnes, leur réhabilitation, leur restauration ainsi que l’apaisement des relations.

La justice à hauteur d’enfants

Dans les quelques villages des collines rwandaises où ces processus de justice restauratrice en lien aux violences sexuelles et intra-familiales se déploient, tout le monde a sa place. Y compris les enfants, qui assistent au cœur des « cercles de dialogue et de guérison communautaire » aux mêmes discussions que les adultes du village. « Ces espaces leur donnent une place, une voix. Dans le tout premier cercle auquel j’ai assisté, il y avait une fille sourde et muette. Son expression était pourtant très puissante, sa présence précieuse et profonde. »

Cette présence d’enfants l’émeut et lui rappelle sa propre première expérience comme enfant avec la justice. Le témoignage, datant de 1994, de son expérience comme victime d’attouchements sexuels. Témoignage donné à la suite d’une plainte pour viols déposée par son amie d’enfance contre le gourou d’une secte qui a abusé d’elles et de nombreux autres enfants. 

Première expérience d’un jugement qui tombe. Et puis le vide et le silence qui redevient loi. « Nous ne mettrons plus de mots là-dessus avec mon amie, sans pour autant que ce procès nous ait guéries de quoi que soit. Nous marcherons seules avec l’empreinte de ces violences, avec la culpabilité aussi : A-t-on fait le nécessaire pour que ça ne se reproduise pas ? S’il y avait eu une communauté plurielle rassemblée autour de nous qui avait condamné sans équivoque les violences sexuelles commises par ce gourou, ce monsieur aurait-il eu une autre posture que cette du déni ? » Des questions restées tapies dans sa chair jusqu’à aujourd’hui, près de 30 ans après les faits, où avec son amie, elles ont décidé de rouvrir le livre, pour relier leurs récits, ainsi que ceux d’autres enfants victimes, pour croiser leurs vécus, leurs mémoires et regards. Pour sortir de cette longue nuit, mais aussi, à nouveau, insiste-t-elle, « pour adresser la dimension structurelle de ces violences et notre responsabilité à tous·tes d’en faire quelque chose, ne plus participer activement ou même bon gré mal gré à tout simplement les faire taire ». 

« Si on arrivait à concevoir la peine de manière plus large et dans une visée réparatrice, on pourrait se poser la question des différents endroits de silenciation qui ont fait que ces faits-là soient possibles, qui sont des problèmes majeurs au-delà de la personne qui a commis les viols et les abus sexuels », développe-t-elle.La justice qui transformePlutôt qu’une justice qui se limite à punir, Salomé Van Billloen défend une justice « qui transforme, qui nous grandit ». À la prison de Marche, avec des collègues, elle a accompagné deux groupes de détenus qui, sur base volontaire, ont participé à huit séances autour de la justice restauratrice, dont l’une d’elles consiste en une rencontre avec des parents d’enfants assassinés.

« Quand je vois à quel point les détenus sont souvent à mille lieues – en tout cas au début du processus – d’être en mesure de se connecter à leurs actes et aux souffrances qu’ils ont infligées ; quand je vois qu’ils sont même en train de se considérer eux-mêmes comme des victimes, victimes d’un système qui les a diabolisés lors du procès et souvent aussi dans la presse ; quand je vois que toute leur énergie est mise pour faire face à leurs conditions de détention plutôt que d’amorcer des chemins de reconnaissance et de responsabilisation... Je me demande : à quoi sert la peine et qui sert-elle ? Pourquoi l’avenir des personnes et de la société a-t-il disparu au sein de l’équation pénale ? Comment a-t-on pu perdre de vue à ce point l’importance de favoriser la possibilité pour les personnes détenues de faire un chemin de prise de conscience de la gravité de leur crime et de l’onde de choc que ces crimes ont occasionnés ? »

Pour elle, on est incapable d’être créatif en raison de « l’étroitesse de la rationalité pénale qui nous contraint ». Mais oser amorcer des chemins pluriels de justice avec les personnes détenues, c’est expérimenter l’inconfort, remettre du dialogue là où le silence des murs a tout cloisonné, esquisser des voies d’avenir, penser avec eux les jours d’après.

La justice qui relie

En 2020, Salomé Van Billoen a rejoint le collectif « Retissons du lien », créé en 2018 par Isabelle Seret et Vincent de Gaulejac, deux sociologues cliniciens. Un collectif qui rassemble des personnes dont on pourrait penser que tout les oppose : des familles concernées par l’engagement d’un·e des leurs dans l’idéologie djihadiste et des personnes endeuillées ou rescapées des attentats de Paris et de Bruxelles, avec à leurs côtés des intervenant·es de première ligne confronté·es au phénomène de radicalisation violente. 

« On s’offre ensemble des espaces d’échanges existentiels, mais aussi d’engagement citoyens et on donne à voir que ces dialogues et cet engagement commun sont possibles et peut-être même essentiels pour comprendre ce qui NOUS est arrivé, pour mieux NOUS réparer », explique Salomé Van Billoen .« Dès 2022, on voyait le procès (des attentats de Bruxelles) arriver et on pouvait déjà deviner les impasses auxquelles il nous mènerait en termes d’avenir commun », nous dit-elle.

Alors, à l’initiative de ce collectif, en marge de ce procès, elle va coordonner la mise en place et faciliter avec Roland Prévaut des cercles en justice restauratrice ouverts à toute personne affectée par le terrorisme (personne victime du terrorisme, endeuillée, rescapée, personne qui a été poursuivie et/ou condamnée pour des faits liés au terrorisme, familles et personnes proches des victimes ou des auteurs...). Chaque groupe se réunissant pendant cinq rencontres de trois heures chacune, sur cinq semaines consécutives, suivies d’une rencontre « bilan héritage » deux mois plus tard pour revenir ensemble sur le chemin parcouru.

Une nouvelle occasion pour Salomé Van Billoen d’explorer la complexité d’un chemin de traverse : « Au fil des rencontres, nous ressentons la puissance des récits mis en lien. Les souffrances en résonance s’expriment, les culpabilités, les hontes, la stigmatisation, la tristesse et les peurs, les sentiments de responsabilité et d’impuissance aussi. Il est très précieux de voir chaque personne retrouver une place dans le récit collectif, dans le regard de l’autre aussi. C’est une parole qui soigne, un processus qui transforme, une mémoire collective qui accueille l’histoire de chacun·e et un apaisement sociétal qui se construit, délicatement. » 

Convaincue par la puissance des collectifs et par l’intelligence des communautés humaines, Salomé Van Billoen avec tant d’autres essaye de semer quelques graines d’autres chemins de justice possibles. 

Une justice qui restaure et transforme, c’est peut-être tout ce à quoi la société, en ce compris l’institution judiciaire, ne nous invite pas naturellement. Mais son importance finira par résonner comme une exigence ! À l’instar d’un chirurgien qu’elle entendait un jour définir son métier, elle se dit que la justice, elle aussi, est faite pour « redonner de la vie là où la mort a choisi d’opérer ». #


1.  Voir la bande-annonce : https://vimeo.com/858969207.  Voir la bande-annonce : https://vimeo.com/858969207.  Pour tous les arrondissements judiciaires francophones de Belgique, depuis une loi du 22 juin 2005. La démarche de communication, qui peut être directe ou indirecte, peut être initiée pour tous types d’infractions sans limite de gravité et à tous les stades de la procédure pénale, est gratuite et volontaire, parallèle et complémentaire à la procédure pénale.

2.  Voir le film « Au-delà de nos larmes », réalisé par Chergui Kharroubi et Françoise Wallemacq, RTBF.En ligne : https://vimeo.com/774159386/f90f4fd942?share=copy

3.  Voir le film 3.  Voir le film « Au-delà de nos larmes », réalisé par Chergui Kharroubi et Françoise Wallemacq, RTBF.En ligne : https://vimeo.com/774159386/

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