Capture decran 2024 05 06 a 180622Les transports en commun constituent un service public essentiel. Beaucoup en ont besoin pour se rendre à l’école, au travail, pour voir leur famille, pour leurs loisirs, etc. Pour de nombreuses personnes, âgées ou ne pouvant se permettre d’avoir une voiture, c’est même le seul moyen de se déplacer. Développer les transports en commun permet aussi de lutter contre la dépendance à la mobilité automobile et ses conséquences sociales et environnementales. Le sous-investissement chronique et le manque d’ambition rendent cependant ce mode de transport de plus en plus compliqué pour les usager·ères. Quelles sont les causes et les conséquences de ces choix politiques ? Le cas du chemin de fer belge (1).

Par Mathieu STRALE, Chercheur en géographie à l’Université libre de Bruxelles. 

 

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Les voyageur·ses de la SNCB sont confronté·es quotidiennement à des retards, des trains supprimés et des wagons surchargés. En 2023, 46.000 trains ont été supprimés, soit un train sur trente. Un train sur sept était soit supprimé, soit en retard, ce qui veut dire qu’un·e usager·ère quotidien·ne du rail arrive en retard au moins une fois par semaine en moyenne. Ces mauvaises performances sont le résultat d’une politique d’austérité en cours depuis plusieurs décennies. Notre analyse se centre sur la période allant de 1980 à nos jours.

 Un sous-financement historique

Pendant les années 1980 à 2000, des économies brutales ont été menées dans le rail. Au nom de la baisse des passager·ères et de la concurrence avec la route, la longueur du réseau a déjà été réduite de 30 % depuis 1960. Ce sont cette fois des raisons fi- nancières, réduction de la dette du chemin de fer, rationalisation du réseau et des couts, et plus largement les politiques d’austérité qui justifient ces coupes. Au cours de plusieurs plans de restructuration–«IC-IR» en 1984 puis «Star 21» en 1989– qui visent à concentrer l’offre sur les plus grandes lignes et aux heures de pointe, plus de deux cents gares sont fermées. Les investissements dans le rail atteignent leur minimum historique depuis la Deuxième Guerre mondiale, de même que la fréquentation du chemin de fer. Néanmoins, la fréquentation du rail réaugmente en fin de période, en raison de la hausse des prix des carburants, de la congestion routière, de politiques tarifaires préférentielles pour les travailleur·ses faisant la navette en train et la fin des coupes dans la circulation des trains. Les investissements reprennent en fin de période, essentiellement pour assurer la construction du réseau belge à grande vitesse.

Après les années 2000, l’élément marquant est la forte hausse du nombre de voyageur·ses. Si les coupes budgétaires s’interrompent, la croissance des moyens publics reste inférieure à celle des passager·ères, induisant une pression croissante sur le réseau, le matériel roulant et les travailleur·ses. Ainsi, l’austérité ne se marque plus par des économies absolues, mais par un sous-financement structurel. À la suite de successions d’économies et de trop faibles investissements, les moyens sont insuffisants pour maintenir les performances. Les retards et incidents s’accumulent, induisant un fort mécontentement des usager·ères: plus de 15% des trains accusent des retards et le nombre de trains suppri- més est multiplié par trois (2). Pour autant, le trafic de passagers retrouve son niveau de 1970, témoignant des attentes des voyageur·ses pour ce mode de transport. À partir de 2014, on assiste pourtant à une déconnexion complète entre cette fréquentation à la hausse et les moyens dévolus. Le gouvernement fédéral mené par les libéraux, les sociaux-chrétiens et la droite nationaliste flamande qui prend le pouvoir, impose de nouvelles économies, de l’ordre de trois milliards en cinq ans, soit 15% de la dotation publique. Ces économies menacent la pérennité du rail (3). Des services sont supprimés, en soirée ou tôt le matin, faute de moyens disponibles, les trains sont ralentis en raison du manque d’entretien du réseau et les chantiers sont retardés. Le gestionnaire de réseau signale qu’il n’a pas les moyens de maintenir l’en- semble des lignes et annonce des fermetures probables si de nouveaux moyens ne sont pas dégagés (4).

Entre 1980 et 2020, le nombre de travailleur·ses des chemins de fer a été divisé par 2,5, passant de 67.500 en 1981 à 28.500 en 2021. Ces tendances chiffrées vont de pair avec une transformation de la gestion du chemin de fer belge : scission de l’entre- prise entre Infrabel et la SNCB et privatisation de la filiale chargée des marchandises, intégration des logiques de management issues du privé et remise en cause du statut des travailleur·ses, pression sur les organisations syndicales et création d’un service minimum en cas de grève.

 L’après 2020 : les discours ambitieux à l’épreuve des faits

 L’après 2020 est marqué par plusieurs événements. Après une longue période sans gouvernement, l’épidémie de Covid-19 force l’installation d’une nouvelle majorité fédérale, le gouvernement « Vivaldi » composé des socialistes, écologistes et libéraux franco- phones et néerlandophones et des sociaux-chrétiens néerlandophones. Dans le discours, ce nouveau gouvernement entend marquer sa différence avec le précédent : annonces de réinvestissements, volonté de faire aboutir un nouveau contrat de gestion pour la SNCB et Infrabel, alors que le précédent est expiré depuis 2012, protection du service public. Pour autant, la concrétisation de ces ambitions sur le terrain est bien plus ambiguë, voire les contrecarrent.

Ainsi, des fermetures de guichets sont annoncées dès le début de la législature, tandis qu’un bras de fer s’engage entre la direction des chemins de fer, Infrabel, la SNCB et le ministre écolo de la Mobilité, Georges Gilkinet, pour obtenir des moyens supplémentaires, faute de quoi une dizaine de lignes sont menacées de fermeture. En ce qui concerne la position par rapport à la libéralisation, l’accord de gouvernement prévoyait en même temps de maintenir le monopole public sur le transport intérieur et de lancer des expériences tests d’ouverture à la concurrence dans deux provinces belges. La situation est conflictuelle avec les syndicats du rail, qui dénoncent la pression forte sur les conditions de travail et leur statut ainsi que le manque d’effectifs et luttent contre les projets de libéralisation.

Alors que la législature se termine, on peut commencer à en tirer le bilan chiffré. Le chemin de fer a encore perdu 2.000 travailleur·ses entre 2020 et 2023, pour atteindre 26.000 cheminots (5). Cela a mené notamment à la limitation des heures d’ouverture de nombreux guichets, tandis que l’augmentation de l’offre de trains de la fin de l’année 2023 a été réalisée au prix de la division par deux du temps de préparation de ces trains pour les conducteur·rices et accompagnateur·rices (6). La SNCB et Infrabel ont reçu les moyens nécessaires au maintien du réseau et de l’offre et pour terminer les chantiers en cours, en particulier le RER bruxellois, mais sans plus, et une partie de ces moyens provient d’un prêt auprès de la Banque européenne d’Investissement. De nouveaux contrats de gestion ont été établis pour une durée de dix ans, de 2023 à 2032 et assurent le maintien du monopole public de la SNCB sur l’exploitation du réseau ferroviaire belge. Du côté des voyageur·ses, les taux de retard et d’annulation de trains atteignent des niveaux records (7) et alimentent le débat politique et médiatique.

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Quelles perspectives ?

Pour expliquer la situation dégradée actuelle du chemin de fer, le gouvernement Vivaldi et son ministre de la Mobilité avancent le sous-financement chronique des dernières décennies. Effectivement, cette austérité a mené à une dégradation de l’infrastructure et du matériel roulant, ainsi qu’à un manque chronique de moyens et de personnel. Si l’on écoute leur discours, on aurait atteint le creux de la vague. Les financements prévus dans les nouveaux contrats de gestion de la SNCB et d’Infrabel devraient permettre un re- dressement du rail. Pour 2032, est annoncée une augmentation de 30 % du nombre de voyageur·ses. Et d’ici 2040, il y aurait même un train toutes les quinze minutes dans chaque grande ville et toutes les demi-heures dans toutes les autres gares.

Mais de nouveau, l’écart entre le discours ambitieux et les chiffres est grand. Si on lit les contrats de gestion en question et les déclarations des directions de la SNCB et d’Infrabel, les budgets prévus sont en fait tout juste suffisants pour maintenir le réseau actuel et terminer les chantiers lancés, en particulier le RER bruxellois. Il n’y aura pas de nouveaux in- vestissements majeurs et l’offre supplémentaire de trains se limitera à la mise en circulation du RER autour de la capitale, avec plus de vingt ans de retard. Selon les chiffres contenus dans ces plans, en 2032, un train sur dix roulera toujours en retard ou sera supprimé. Entretemps, la situation pourrait encore se dégrader puisque les investissements pour améliorer la ponctualité ne commenceront qu’en 2026. Du côté du personnel, la SNCB et Infrabel devront se débrouiller avec 2.000 employé·es de moins dans les dix prochaines années. Témoignant de cet écart entre discours et réalité chiffrée, le Bureau du Plan estime que la part modale du rail ne devrait pas si- gnificativement augmenter d’ici 2040 en Belgique (8).

Ce constat doit amener à s’interroger sur la façon de rompre avec ce cadre austéritaire qui enserre le rail, ses voyageur·ses et ses travailleur·ses depuis plusieurs décennies. La situation dégradée actuelle du rail, dénoncée par les usager·ères et les travail- leur·ses, ne peut être résolue que par un plan am- bitieux d’investissements, d’abord pour redresser le service, ensuite pour améliorer et développer l’offre. Un pays comme l’Autriche, à la population comparable à la Belgique, mais qui a prévu d’investir deux fois plus de moyens que notre pays dans le rail, qui mise sur un service public international de trains de nuit et qui n’a pas scindé la gestion de l’infrastructure et du matériel roulant est la preuve que l’on peut agir autrement. Résultat de cette politique volontariste autrichienne, la proportion de trains en retard en est deux à trois fois plus faible que chez nous et 14 % des déplacements se font en train, contre 8 % en Belgique (9).

Si en Belgique, il y a toujours moins de voyageur·ses dans les trains qu’avant le Covid, nos voisins luxembourgeois, où le train est gratuit depuis 2020 et qui ont investi massivement dans les transports publics, ont réussi à attirer 15 % de voyageur·ses de plus en 2023 qu’en 2019, soit l’un des meilleurs résultats d’Europe10. Chez nous aussi, les motifs d’espoir existent. Grâce à une lutte continue des travailleur·ses et de leurs représentant·es ainsi que des associations d’usager·ères et de la majorité du front environnemental, la menace de libéralisation du chemin de fer belge a été repoussée d’au moins dix ans. Il s’agit main- tenant de pérenniser définitivement ce contrôle pu- blic. Et c’est à ce même front que revient le rôle de mener la lutte pour un chemin de fer réinvesti et accessible et une remise à plat de la division couteuse et inefficace entre Infrabel et SNCB. Il s’agira d’être mobilisé·es, attentif·ves et critiques vis-à-vis des annonces des uns et des autres durant cette période électorale. #

 

1. Cet article s’appuie sur une étude récente, qui s’inscrit dans une analyse plus large des conséquences du libéralisme en Belgique. Voir https://orbi.uliege.be/ handle/2268/302960

2. J. VANDENBURIE, « SNCB : halte à la croissance », Revue Nouvelle, mai 2016.

3. M. STRALE, « SNCB : comment détruire une entreprise publique ? », Observatoire belge des Inégalités, 2019.

4. Un risque signalé en 2019. Lire : « Infrabel me- nace de fermer 12 petites lignes wallonnes », L’Echo, 27 juillet 2019. Risque répété en 2021. Lire : « Faute de moyens, Infrabel pourrait fermer des lignes de fret », La Libre Belgique, 14 septembre 2021.

5. « Ponctualité, offre, trains supprimés... Dix ans après sa restructura- tion, le rail est toujours en méforme », Le Soir, 21 décembre 2023.

6. «Préavis de grève exceptionnel de deux fois 48 heures sur le rail », Le Soir, 26 octobre 2023.

7. « Ponctualité, offre, trains supprimés... Dix ans après sa restructuration, le rail est toujours en méforme », op.cit.

8. Bruno HOORNAERT, Offre alternative de trains dans PLANET : impact sur le transport de passagers à l’horizon 2040, Bureau du Plan, novembre 2013.

9. Bien que les critères pour considérer un train en retard soient plus stricts (4 min 59 s en Autriche, 5 min 59 s en Belgique), le taux de ponctualité en 2022 était de 96 %, contre 89 % en 2022 et 87 % en 2023 pour la SNCB. Voir rapport annuel ÖBB-Holding AG 2022.

10. « La CFL établit un nouveau record de passagers avec 28,7 millions de voyageurs en 2023 », Railtech.be, le 30 janvier 2024.

 

Le Gavroche

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