Ligue des travilleusesL’UCLouvain a décerné le 16 février dernier le titre de docteure honoris causa à Adelle Blackett, professeure de droit à l’Université McGill à Montréal, qui a mis son expertise au service de la lutte contre l’exploitation au travail, en particulier des travailleuses migrantes. Ses recherches ont énormément apporté en termes d’inclusion des personnes les plus vulnérables dans le droit du travail et dans la lutte contre le travail forcé et les formes contemporaines de l’esclavage. Elle a notamment participé à l’élaboration de la Convention C189 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) sur un travail décent pour les travailleur·ses domestiques.

 

 

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Comment avez-vous travaillé avec les employeur·ses et les travailleur·ses domestiques pour élaborer la C189 1?
Selon un processus assez classique au sein de l’OIT, nous avons d’abord effectué une recherche sur les conditions et les réalités des travailleur·ses domestiques et de leurs employeur·ses. Le sujet est complexe, car il existe une diversité de situations. Des employeur·ses relativement aisé·es ne payent pas bien les travailleur·ses et ne leur assurent pas de bonnes conditions de travail et d’autres vivent eux-mêmes des situations difficiles : personnes âgées, personnes vivant avec un handicap... Il faut considérer toutes ces situations.
Notre recherche comprenait aussi la formulation de recommandations pour accorder des droits aux travailleur·ses et changer la vision du travail domestique tout en insistant sur la spécificité de ce travail de soin, de care, fondamental pour la société. à la suite de ce rapport, les négociations ont duré deux ans. Les Conférences internationales du travail furent d’intenses moments d’apprentissage pour toutes les parties : gouvernements, travailleur·ses et employeur·ses des États membres de l’OIT. Une place importante a été donnée aux travailleuses domestiques – je les féminise parce que 90 % sont des femmes – considérant que c’était à elles de donner leur vision de la convention afin que celle-ci reflète leurs souhaits, leurs droits, leurs conditions de vie.

La Belgique a ratifié la convention en 2015. Mais elle n’est pas vraiment appliquée.Existe-t-il des sanctions pour les pays qui ne respectent pas leur engagement ?
La mise en oeuvre dépend toujours de la bonne foi du pays signataire. Les instances de l’OIT peuvent faire pression mais n’exercent pas un rôle de police. Des États attendent parfois d’avoir des lois en conformité pour la ratifier, mais il est préférable qu’ils signent même s’ils ne sont pas encore capables de respecter chaque point. Ceci afin de pouvoir rentrer en dialogue avec les instances de l’OIT, recevoir des commentaires des comités d’experts pouvant fournir un appui technique à la mise en œuvre de la convention. Une des façons d’apprendre est d’expérimenter.

Comment avez-vous tenu compte, dans cette convention internationale, des réalités propres à chaque État et région du monde ?
L’analyse en droit comparé a permis de comprendre les différentes réalités nationales et régionales. J’ai été frappée de voir que les initiatives les plus créatives venaient du Sud global – Inde, Afrique du Sud, Uruguay par exemple – parce que c’est là que sont les personnes concernées qui ont non seulement lutté pour la décolonisation, la levée de l’apartheid, mais aussi pour que les femmes majoritairement aient des conditions acceptables et convenables. Nous avons aussi pu observer des innovations intéressantes en Europe comme les chèques-emploi service en Suisse, ou les titres-services en Belgique. On a pu démontrer à partir de ces initiatives évidemment imparfaites – qui excluent les personnes sans papiers – qu’il était possible de faire en sorte de concevoir un instrument international basé sur des pratiques concrètes issues de pays émergents et de pays occidentaux.

Les titre-services font pourtant l’objet de critiques, notamment parce qu’ils ne permettent pas de sortir de la précarité…
C’est évident que ce ne sont pas des solutions parfaites. Le dispositif formalise ces métiers, mais les salaires sont si bas et les conditions si mauvaises qu’on finit par codifier la précarité. Néanmoins, cette créativité est source d’amélioration et de lutte. Ces mécanismes permettent de lutter pour de meilleures conditions de travail et pour une meilleure compréhension des droits de ces travailleuses. En fait, il ne s’agit pas de penser en termes de « formalisation » ou d’« informalisation », mais de réfléchir aux conditions qui permettent d’assurer un travail digne et une justice sociale dans ce travail. On apprend beaucoup des mouvements féministes et antiracistes pour valoriser ce travail très féminin et racisé.

Il a fallu aussi faire comprendre que le travail domestique est bien du travail...
Durant la recherche, effectuée par l’OIT, on a pu observer la difficulté de faire reconnaitre le travail domestique en tant que travail à part entière – réalisé en majorité par des femmes, mais aussi par des migrantes – et cela même chez certaines personnes au sein de l’OIT. Nous valorisons le travail intellectuel, le travail de production, mais nous méprisons
ce travail reproductif pourtant d’une absolue nécessité. On ne s’en sortira pas si nous ne réussissons pas à considérer ce travail à sa juste valeur, c’est la responsabilité de toutes et tous. Cela demande des capacités émotionnelles, humaines, créatives, d’amour, de patience, de bienveillance. Cela exige un changement fondamental, on le sait dans les mouvements féministes. Ce sont souvent les plus marginalisé·es qui nous montrent le chemin.

Cette valorisation passe aussi par le choix des mots...
En effet, j’évite l’expression de « travail au noir » et lui préfère celle de « travail informel », car le « travail au noir » renforce le lien entre la sous-valorisation de ce travail, réalisé dans l’ombre, et la racialisation des personnes qui effectuent ce travail. Nous avons fait beaucoup pour choisir les images et les paroles qui permettent de valoriser ce travail,
les personnes, et les corps humains qui le réalisent.


Que vous inspire la lutte de la Liguedes travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles que vous avez pu rencontrer ?
On voit que quand ces femmes prennent la parole, elles bousculent, parce qu’elles veulent être considérées comme des êtres humains, mettre fin à des normes qui émanent de l’esclavage du colonialisme. Le travail que font la Ligue et les syndicats est névralgique pour changer les pratiques et les lois. Il joue sur la pression, mais aussi sur la persuasion. La lutte de la Ligue est également importante, car elle participe à rendre visible un travail essentiel et exprime avec une infinie clarté une revendication claire : exiger des papiers pour pouvoir travailler sans crainte.

De votre expérience internationale, quel conseil formuleriez-vous pour renforcer la solidarité entre travailleur·ses avec et sans-papiers ?
J’ai pu observer des divisions dans de nombreux pays du monde. Les travailleur·ses avec papiers présument que les travailleur·ses sans-papiers vont accepter ce contre quoi ils ont lutté. C’est un problème constant qui opère aussi avec le racisme et le sexisme : on utilise les différences pour exploiter encore plus les travailleur·ses. Or, c’est l’accès à des conditions de travail décentes qui compte. Il faut donc continuer le combat pour convaincre les syndicats de ne pas tourner le dos aux personnes sans papiers. #

Propos recueillis par Manon Legrand

1.  La Convention 189 reconnait le droit des travailleur·ses domestiques, notamment : de défendre collectivement leurs intérêts et constituer un syndicat ; elle protège leur droit à un salaire minimum dans les pays où celui-ci est garanti ; elle leur garantit un paiement mensuel ainsi que l’accès à la sécurité sociale, notamment en cas de maternité ; elle accorde aux travailleur·ses domestiques un jour de congé par semaine et réglemente leur temps de travail ; globalement, la Convention 189 reconnait le travail domestique comme tout autre travail et garantit que les travailleur·ses domestiques soient traité·es comme tout autre travailleur·se en vertu de la législation du travail.

 

© James Morrison Knight

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