Comme pour toutes les guerres, l’invasion de l’Ukraine par la Russie suscite un certain soutien de la part du peuple russe. Mais la répression est telle qu’il est difficile de savoir ce que les Russes pensent vraiment de la situation. Un groupe de militants et militantes tentent aujourd’hui de le découvrir, au péril de leur vie. Sondage.
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février dernier, la population occidentale se demande ce que le peuple russe pense vraiment de cette guerre. Pour répondre à cette question, le militant russe de l’opposition Alexey Minyaylo et un groupe de sociologues et d’analystes de données ont lancé le projet « Les Russes veulent-ils la guerre ? »
À travers des entretiens téléphoniques avec un échantillon démographiquement représentatif de citoyens et citoyennes russes et l’analyse du comportement des usagers et usagères des réseaux sociaux, ils cartographient l’évolution de l’opinion pendant la guerre. Jusqu’à présent, ils ont publié les résultats de trois enquêtes 2.
Première vague de sondage réalisé durant la première semaine de la guerre
Cette première partie révèle qu’une majorité de Russes est favorable à la guerre. Mais ces chiffres doivent être pris avec précaution...
En effet. Dans cette première vague de sondage, 59 % des quelque 1.800 personnes interrogées se sont déclarées favorables à la guerre. En raison de la censure et de la propagande sévères qui règnent dans les médias russes, ces chiffres doivent être relativisés.
Dans ce groupe, la grande majorité, 73 %, dit faire confiance à l’information officielle qui reflète la propagande du gouvernement. Cela signifie que ces personnes ignorent ce qui se passe réellement en Ukraine. Elles ne pensent pas qu’il s’agit d’une guerre, mais d’une « opération spéciale » contre un petit groupe de nazis qui a illégalement pris le pouvoir et dont le peuple ukrainien aspire à être libéré. Cependant, cela va changer à mesure que la situation perdure, car la propagande ne pourra pas expliquer pourquoi il faut tant de temps pour détruire ce petit groupe de nazis. Elle va alors probablement changer de discours 3 et commencer à dépeindre « tous » les Ukrainiens comme des nazis. Sinon, il sera très difficile d’expliquer pourquoi la guerre dure si longtemps, pourquoi nos pertes sont si élevées.
Vous avez également découvert qu’une écrasante majorité de la population russe éprouve de la sympathie pour les Ukrainiens...
Oui. Notre équipe a analysé 2,73 millions de messages russes sur les réseaux sociaux et a constaté que 30,4 % d’entre eux exprimaient de la sympathie pour les Ukrainiens et que seuls 2,4 % des messages faisaient preuve d’hostilité à leur égard.
Cela renforce la thèse selon laquelle les Russes ne sont pas au courant de ce qui se passe. En effet, si une guerre à grande échelle est en cours et que vous la soutenez, il est probable que vous détestiez l’ennemi. Or, ce n’est manifestement pas le cas. Par ailleurs, 14 % des messages contiennent des insultes personnelles contre Vladimir Poutine.
Un autre aspect important concerne la différence d’âge...
Plus les personnes interrogées sont jeunes, plus elles sont susceptibles d’être contre la guerre. Ce constat s’explique par les sources d’information que les jeunes consultent. Bien que la majorité des médias internet russes indépendants soient fermés, les personnes qui s’informent sur Internet, sont statistiquement 13 % moins susceptibles de soutenir la guerre et cela parce qu’elles sont confrontées à différents types d’opinions. Nous avons donc constaté que, lorsque les gens développent leur opinion en discutant avec d’autres personnes, ils sont légèrement plus susceptibles d’être contre la guerre. Les jeunes générations étant plus actives en ligne, elles ont tendance à être plus opposées à la guerre, car elles sont confrontées à des points de vue différents mais aussi parce qu’elles voient des photos des bâtiments ukrainiens détruits.
Les jeunes générations ont tendance à être plus opposées à la guerre, car elles sont confrontées à des points de vue différents, notamment en ligne.
Deuxième vague de sondage, du 10 au 13 mars
Les chercheurs s’attendaient à ce que le soutien à la guerre augmente, sans pouvoir anticiper dans quelle mesure. Les résultats ont montré que le soutien a effectivement augmenté, bien qu’en raison des circonstances, il ne soit pas possible de tirer des conclusions sur l’évolution réelle de l’opinion publique russe.
Vous intitulez cette deuxième enquête « la peur », pourquoi ?
Comme nous l’avions prévu, le soutien à la guerre a augmenté de près de 10 %. Mais cela ne veut rien dire, car entre-temps la répression s’est intensifiée.
Le 4 mars, un ensemble de lois sur la censure de guerre a été adopté. Entre autres choses, les critiques de la guerre peuvent être condamnés à quinze ans de prison et les partisans des sanctions peuvent être emprisonnés. Notre équipe voulait mesurer le niveau de peur des personnes interrogées. Nous avons alors divisé les quelque 1.800 répondants et répondantes en deux groupes et leur avons donné des options de réponse différentes . Dans un cas, il fallait choisir entre l’expression de soutien ou de désaccord, alors que, dans l’autre, on pouvait également refuser de répondre à la question.
Nous interprétons les résultats comme indiquant que, parmi ceux qui soutiennent la guerre, certains le font parce que c’est une position socialement acceptable. Ils ont peur et donnent la réponse qu’ils savent être la moins risquée. Nous savons que parmi ceux qui ne soutiennent pas la guerre, il y a une tendance à ne pas répondre parce que c’est dangereux. Par contre, ce n’est pas du tout dangereux de dire qu’on soutient la guerre. Dès la maternelle, les enfants sont invités à faire l’éloge de la guerre. Pourtant, 10 % de ceux qui soutiennent la guerre ont choisi de ne pas répondre à la question.
Afin de mesurer l’honnêteté de la réaction des gens, vous analysez la manière dont ceux-ci comprennent la situation...
Oui. Nous avons demandé aux répondants et répondantes s’il s’agissait d’une guerre ou d’une « opération spéciale », comme l’appelle le gouvernement. La majorité a répondu « opération spéciale ». Mais si vous regardez ce que les gens recherchent sur internet, les mots clefs « guerre en Ukraine » sont 50 fois plus courants que « opération spéciale ». Les gens utilisent donc le terme officiel dans les enquêtes, mais pensent en réalité qu’il s’agit d’une guerre. Par exemple, un homme de 51 ans qui vit dans une ville a dit préférer répondre que c’est une opération spéciale car toute autre réponse pouvait conduire à des poursuites, et qu’il ne voulait pas de cela. Les gens expriment donc ouvertement leurs craintes.
Une autre expression de cette crainte grandissante est le nombre croissant de répondants et répondantes qui refusent de participer à l’enquête, alors que beaucoup d’entre eux ont participé à la première enquête. Enfin, je pense qu’une autre raison pour laquelle le soutien continue de croitre, est que les sanctions imposées par les puissances occidentales ne sont pas encore ressenties par les gens ordinaires. Mais ce n’est qu’une question de temps. Malgré le niveau élevé de soutien dans les sondages, vous affirmez que le soutien actif à Vladimir Poutine est très faible.
Oui, j’en prends pour exemple que presque aucune manifestation importante en faveur de la guerre n’a eu lieu. Les manifestations organisées par le gouvernement, comme la grande célébration du huitième anniversaire de l’annexion de la Crimée au stade Loujniki de Moscou le 18 mars, sont composées de fonctionnaires publics qui ont été emmenés en bus dans la capitale.
Je soupçonne que le nombre total de personnes ayant pris part à des manifestations de soutien à la guerre est inférieur aux 14.000 personnes arrêtées pour avoir manifesté contre elle. Et ce malgré le fait que ceux qui protestent contre la guerre savent qu’ils peuvent être arrêtés, battus ou emprisonnés. De plus, les personnes qui participent aux manifestations du gouvernement sont presque toutes rémunérées pour cela. La première manifestation de ce type s’est tenue à Saint-Pétersbourg et n’a rassemblé qu’une cinquantaine de personnes.
À votre avis, quel pourcentage de Russes doit s’opposer à la guerre pour que cela influence la situation ?
Cela dépend de leur degré d’activité. Si 1 % des Russes descendait dans la rue et protestait, cela représenterait 1,5 million de personnes. Cela pourrait être suffisant. Mais ça peut aussi ne pas l’être. Et même si nos sondages montraient que 90 % des gens sont contre la guerre, si personne ne descend dans la rue, cela ne changera rien non plus. La situation est unique, je ne veux pas spéculer.
Que pensez-vous du fait que tant de Russes qui s’opposent à la guerre fuient à l’étranger ?
Si Vladimir Poutine gagne et parvient à rester au pouvoir, il éliminera les « traitres à la nation ». En ce qui me concerne, j’ai envie de dire que plus il y a de « traitres » en Russie, plus tard ils m’arrêteront. Ce n’est donc pas bien que les gens quittent le pays, de mon point de vue. Mais évidemment c’est bien qu’ils soient en sécurité. C’est également une tragédie que tant de personnes instruites quittent le pays. Une économie se fonde sur l’intelligence, pas sur
le pétrole. Cette « fuite des cerveaux » est pire que l’embargo sur le pétrole.
Pourquoi ne choisissez-vous pas d’être anonyme comme le reste de votre équipe ?
Quelqu’un doit se lever et dire la vérité. Trop de gens ont peur. Ils disent qu’ils ont trop de responsabilités pour prendre des risques. Or, c’est seulement quand on a quelque chose à perdre qu’il faut résister, sinon on perd tout.
Vous attendez-vous à être arrêté ?
Oui, sans aucun doute. Si nous ne parvenons pas à arrêter la guerre rapidement, il y a 99 % de chances que je sois arrêté, peut-être emprisonné voire même fusillé. La Russie a quitté le Conseil de l’Europe, ce qui signifie qu’elle peut réintroduire la peine de mort. Dans ce cas, elle sera probablement d’abord utilisée contre un cas de pédophilie ou un crime similaire, pour montrer qu’elle est nécessaire. Mais ensuite, ils l’utiliseront contre les « traitres à la nation ». Cette menace rend encore plus nécessaire d’agir et de ne pas se cacher.
1. L’interview a été réalisée le 17 mars dernier alors que la troisième vague de sondage n’avait pas encore eu lieu.
2. Les résultats des enquêtes sont disponibles sur le site : https://www.dorussianswantwar.com/en
3. NDLR. Depuis lors, le discours de propagande a en effet changé.
Propos recueillis par Jonas ELVANDER, rédacteur des affaires étrangères pour le journal suédois Flamman
Crédit photo : Silar