Le mouvement de résistance sociale contre le modèle des retraites « No más AFP » a éclaté en 2016 au Chili, suite à une marche de protestation organisée le 24 juillet de la même année. Ce mouvement a placé la critique du système des retraites au cœur des préoccupations citoyennes. Il s’est ainsi hissé au sommet des revendications de la révolte sociale d’octobre 2019, du processus en cours de rédaction d’une nouvelle constitution ainsi que du nouveau gouvernement qui vient de prendre ses fonctions 1.
L’une des clés de l’émergence du mouvement social a été la rencontre de deux cultures militantes aux pratiques et aux visions du monde distinctes et dont les acteurs ont fini par « marcher et lutter ensemble » dans la rue. Comment cette collaboration improbable a-t-elle pu voir le jour ?
Le mouvement « No más Afp » vise à mettre fin au système de retraite actuel basé sur la capitalisation individuelle, où chaque travailleur et travailleuse donne un pourcentage de son revenu à un « Administrateur de Fonds de Pension » 2. Il est plus simplement connu sous son acronyme « AFP ». Ce modèle a été mis en œuvre en 1980 dans le cadre des mesures de néolibéralisation du pays sous la dictature de Pinochet, en remplacement du système de retraite par répartition 3.
Le mouvement a bénéficié d’un large soutien citoyen. Des manifestations massives regroupant des acteurs hétérogènes ont été organisées. Du jamais vu dans l’histoire du pays à l’époque 4.
Bien que le mouvement ait éclaté publiquement en 2016, il constitue un cas emblématique pour comprendre la transformation du militantisme relative à la composition hybride des acteurs dans l’organisation de la mobilisation. Comment cela a-t-il été possible ?
Mes recherches 5 montrent que cette irruption en 2016 a été le résultat de l’articulation de deux cultures militantes 6 que l’on retrouve dans le mouvement : (a) la culture militante « syndicale-mouvementiste », et (b) la culture militante indignée. Ces deux cultures militantes déploient des méthodes concrètes et distinctes dans (1) la manière de s’organiser, (2) les arguments qu’elles revendiquent, et (3) dans le rapport à la politique et à l’engagement militant. Toutefois, malgré ces différences, elles finissent par converger dans une même direction, avec certes quelques tensions et défis.
Manières de s’organiser
Tout d’abord, ces deux cultures militantes ont des modes d’organisation différents : tandis que l’une se base sur une refonte du syndicalisme, l’autre trouve son appui sur l’utilisation des réseaux sociaux. Pour la culture militante « syndicale-mouvementiste », l’organisation est fortement basée sur « le syndicalisme de mouvement social ». Cette mouvance a débuté en 2006, avec les protestations des travailleuses et travailleurs sous-traitants qui ont consolidé un nouveau syndicalisme de grandes coalitions intersyndicales et de protestation radicale. De cette manière, ce nouveau syndicalisme réduit sa défense d’intérêts particuliers des membres de chaque syndicat pour aller vers une lutte plus sociétale.
Cette transformation a revitalisé le syndicalisme, notamment sur la question des retraites, en créant des organisations intersyndicales pour faire face collectivement aux réformes gouvernementales et aux pertes énormes des fonds des AFP à la suite de la crise financière de 2008 7. Après un cycle de protestations innovantes en 2008-2011 (manifestations dans la rue, dans les bureaux des AFP et réunions de militantes et de militants), les syndicats ont fondé le « Comité de coordination des travailleurs No más Afp » en 2013 8.
Cette démarche a été renforcée par la création de liens avec les étudiantes et les étudiants, qui ont introduit dans le mouvement une fraicheur du fait de leur autonomie, leur horizontalité et leur forte implication. De même, l’articulation des syndicats avec d’autres zones en dehors de la capitale du pays a permis de remettre en question le centralisme chilien 9 et de relier la lutte pour les retraites à des questions plus locales. L’articulation multisectorielle de luttes telles que l’environnementalisme, le féminisme, la défense des peuples indigènes, la santé publique, avec la revendication en matière de pension a aussi contribué au renforcement du mouvement. Tout cela a donné du ressort à une logique de mouvement social au sein du syndicalisme chilien, qui a mis à rude épreuve le système traditionnel, tout en articulant des luttes englobant les défis sociaux.
En revanche, la culture militante indignée est née de la construction d’un réseau d’indignés 10 autoproclamés dans différents groupes Facebook en 2016, avec pour but d’organiser une manifestation en juillet de la même année.
L’articulation des différentes compétences individuelles des membres, tels que la conception d’affiches et la création de « mèmes 11 », le partage d’informations et la compréhension des dynamiques de l’algorithme de publication, ont montré une organisation structurée, soutenue par une grande expertise en communication.
Cette organisation a rejeté les hiérarchies et les leaders, recherchant plutôt le consensus et l’horizontalité avec une méthode de démocratie en ligne. Chaque activiste a assumé son rôle en fonction de ses compétences et de son implication personnelle. Cependant, en l’absence de règles claires d’organisation, certain·es militant·es se sont arrogé·es le leadership, ce qui a provoqué une fragmentation en sous-groupes et, sur le long terme, provoqué le départ d’autres militant·es.
Arguments de la revendication
Les syndicalistes et les indignés diffèrent également dans la manière dont ils construisent leurs revendications.
Dans le cas de la culture militante « syndicale-mouvementiste », ont été développés un espace d’expertise entre syndicalistes spécialisés dans les questions financières (syndicalistes bancaires), et un réseau d’experts composé d’intellectuel·les engagé·es et fournissant également un soutien technique. Les syndicalistes ont aussi développé la formation syndicale et l’influence sur les politiques publiques.
De plus, ils ont construit des arguments rationnels pour critiquer le modèle de pension. D’abord, d’un point de vue technique, en expliquant les pertes des AFP en fonction des changements financiers mondiaux, en contestant les chiffres officiels, et les liens avec les grands groupes économiques du pays. Deuxièmement, sur le plan éthique, ils ont démontré la nécessité de la sécurité sociale, en comparant le Chili avec d’autres pays. Ils ont aussi critiqué la logique individualiste-néolibérale, et réhabilité la solidarité comme principe d’organisation sociale.
D’un autre côté, la culture militante indignée a tiré sa force critique des scandales dans l’actualité liés aux AFP. Ceux-ci ont généré une indignation qui a été vécue comme un abus personnel, quotidien et partagé (avec les membres de la famille, les amis proches), notamment en raison du faible montant de la pension.
Pour cette mouvance, la responsabilité d’une élite politique qui a abandonné sa vocation publique pour se tourner vers ses intérêts individuels, est engagée. À partir de là, les indignés ont dressé le profil du·de la citoyen·ne indigné·e en tant qu’acteur de la transformation sociale : des personnes ordinaires qui sont exposées à des risques quotidiens. Leurs armes dans ce combat sont les nouvelles technologies et les réseaux sociaux.
Politique et engagement
Le rapport à la politique que les syndicalistes et les indignés entretiennent entre eux est également très différent. Alors que pour les premiers, la politique est un élément central dans leur fonctionnement, pour les seconds, la relation de base à la politique est celle du rejet.
Pour la culture militante « syndicale-mouvementiste », la participation politique est fondamentale, elle commence dès la prime jeunesse et se prolonge tout au long de la vie. L’engagement militant y est total. Ces acteurs sont toujours présents lors des manifestations et prêts à soutenir le mouvement. Leur identité est étroitement liée à leur participation politique. De ce lien particulier découle, entre autres, une certaine expérience dans le dialogue avec les femmes et les hommes politiques.
En revanche, les indignés ont peu d’expérience politique et ne se sont engagés que récemment dans l’action politique. Par principe, ils rejettent le système politique et ses acteurs et le voient uniquement sous l’angle institutionnel (partis, gouvernement, élections). Néanmoins, ils montrent un profond intérêt à faire partie des processus politiques majeurs du pays, au-delà de l’axe gauche-droite.
En outre, l’engagement politique des indignés est plus personnalisé. Ils adaptent leur participation en fonction de leur disponibilité et de l’accomplissement d’autres tâches quotidiennes (travail, famille, temps libre). Ils sont plus à l’aise dans la réalisation d’activités concrètes à partir des réseaux sociaux. Cet espace virtuel leur donne accès à de nouvelles informations qui contestent les réalités installées par les informations officielles, ainsi qu’aux discussions et aux opinions d’autres militantes et militants. Ils comprennent de plus en plus que leurs actions sont aussi de nature politique.
La rencontre
Comme je l’ai mentionné au début de cet article, le point culminant du mouvement « No más AFP » s’est produit avec la manifestation nationale du 24 juillet 2016. Il s’agit d’un moment clé qui a provoqué une convergence des deux méthodes militantes. Au-delà de leurs différences, les deux mouvements se sont reliés par leur cible : le système de pension. L’appel à la manifestation nationale a ainsi marqué le début d’une collaboration. Celle-ci était toutefois entachée de profondes tensions.
Tout d’abord, les différences de trajectoires politiques sont évidentes : d’un côté, des syndicalistes hautement qualifié·es, ancré·es dans des organisations historiques et engagé·es dans la politique ; de l’autre, des indignés qui débutent dans la participation, sans expérience préalable et méfiants vis-à-vis de la politique.
Une fois les différences exprimées, les deux mouvements ont jeté des ponts entre leurs méthodes militantes pour se rapprocher. Étant donné que les indignés avaient demandé à l’avance une autorisation légale au gouvernement local pour marcher dans les rues et qu’ils faisaient circuler sur les réseaux sociaux l’appel à cette manifestation, les syndicalistes ont compris qu’ils devaient les rejoindre rapidement. De leur côté, les indignés ont accepté l’aide des syndicalistes pour obtenir les ressources et la logistique nécessaires à l’organisation d’une grande manifestation. Puisque l’appel à la marche avait un caractère « familial », ils n’ont eu aucun problème à se réunir sans se référer à des groupes ou organisations politiques spécifiques.
La rencontre a permis aux deux cultures militantes une reconnaissance mutuelle, une puissance accrue par la contribution de chacune à la manifestation, puis au mouvement social. D’une part, la culture militante « syndicale-mouvementiste » a fourni l’infrastructure organisationnelle étant donné sa capacité rassembleuse de mise en contact des forces collectives. En outre, les syndicalistes ont ajouté leur expérience historique en matière de coordination de manifestations, de gestion des attentes et des difficultés pour les militant·es moins expérimenté·s. Ils ont amené également une interprétation rationnelle et politique du problème des retraites.
D’autre part, la culture militante indignée a apporté son expertise en communication, avec la gestion et la compréhension des réseaux sociaux. Compte tenu de leur profil éloigné de la politique institutionnelle et de leur méfiance généralisée à l’égard de la politique, les indignés ont réussi à faire le lien entre cette revendication en matière de pension et les citoyennes et les citoyens.
Les défis de la convergence
Un des grands défis auxquels sont confrontés les mouvements sociaux aujourd’hui pour penser leur renouveau est de comprendre que l’hétérogénéité des acteurs, de leurs pratiques et de leurs visions du monde, peut s’articuler favorablement. Bien sûr, cela n’est pas exempt de tensions et de négociations au sein des mouvements. L’exemple du « No más AFP » au Chili révèle les difficultés ainsi que la puissance de la rencontre du militantisme dans les mouvements sociaux contemporains.
L’expérience conteste les formes traditionnelles hégémoniques de militantisme – comme le syndicalisme – et montre leur résistance au changement. Cependant, il faut y voir une opportunité car cela introduit de la nouveauté dans les répertoires d’action habituels, ce qui renforce le mouvement social lui-même. Le défi pour les mouvements est de construire des espaces qui ouvrent le dialogue entre des routines de militantisme hétérogènes. Au lieu de renforcer les méthodes préexistantes, le défi consiste à inclure celles qui sont émergentes et nouvelles, même si elles ne sont pas encore politiquement mures. L’idée est de dépasser le militantisme orthodoxe du « marcher séparément, lutter ensemble » 12, mais de rendre possible la coexistence malgré les différences. Il s’agit donc de « marcher et lutter ensemble ».
Bien sûr, ce n’est pas une tâche facile et cela implique un niveau de porosité entre les acteurs et les méthodes militantes qui se déploient dans les mouvements sociaux. Ceci est particulièrement important pour les organisations syndicales. Bien que leur expérience politique et leur force organisationnelle soient au cœur des luttes sociales, ces mêmes éléments peuvent rendre difficile leur renouvellement en présence de méthodes organisationnelles moins expérimentées et plus récentes. Dans la quête du renouveau des mouvements sociaux, notamment du syndicalisme, cela devrait être un objectif souhaité de construire des ponts pour rapprocher les différentes cultures militantes.
Natalia Miranda, Docteure en sciences politiques et sociales, UCLouvain. Membre du groupe de recherche SMAG (Social Movements in the Global Age) de l’UCLouvain.
Crédit photo : Benja
1. NDLR. Gabriel Boric, candidat de la coalition de gauche et de gauche radicale, remporte l’élection présidentielle chilienne le 11 mars 2022.
2. En espagnol : Administradora de Fondos de Pensiones.
3. Système de retraite de solidarité intergénérationnelle : les cotisations de revenus de travailleur·ses en activité paient les pensions des retraité·es actuel·les.
4. Par la suite, d’autres mobilisations telle que la mobilisation féministe en 2018 et la révolte sociale en 2019 ont dépassé ces mobilisations historiques.
5. N. Miranda, No más Afp : dos activismos contra el sistema de pensiones chileno, PhD Dissertation, Louvain-la-Neuve, UCLouvain, 2021. https://hdl.handle.net/2078.1/250861.
6. G. Pleyers, « Alter-Globalization. Becoming actors in the global age », Cambridge : Polity Press, 2010.
7. Les AFP placent leur argent en actions sur le marché boursier pour le faire fructifier. Cependant, ils ont subi des pertes importantes pendant cette crise mondiale, ce qui a directement affecté l’épargne retraite des travailleur·ses chilien·nes.
8. En espagnol : Coordinadora de Trabajadores No más Afp.
9. C’est l’idée que le pouvoir et les médias sont concentrés dans la capitale du pays, rendant invisibles les intérêts, les problèmes et les revendications des autres régions du Chili.
10. Étant donné que le terme vient de la traduction de l’espagnol « los indignatos », nous avons décidé de ne pas appliquer l’écriture inclusive.
11. Un mème est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet.
12. La phrase originale se lit comme suit : « marcher séparément, frapper ensemble ». C’est une tactique politique du Front unique (Lénine, Trotski), qui cherchait à travailler ensemble en ayant un ennemi commun. V. Lenin, « Social-Democracy and the Provisional Revolutionary Government », Lenin Collected Works, Moscow : Foreign Languages Publishing House, 1962, pp. 275‑92 ; L. Trotsky, « For a Workers’ United Front Against Fascism », Bulletin of the Opposition 27,1932, pp. 1‑4.