« A Giant Reborn – why the US will dominate the 21st century »1 est le dernier livre de notre actuel ministre des Finances, Johan Van Overtveldt (NVA). Le livre est dédié à Milton Friedman et Gary Becker, deux penseurs clés de l’École de Chicago dont Johan Van Overtveldt avait déjà célébré les louanges dans une publication antérieure2 . Publié d’abord uniquement en anglais et présenté en septembre 2015 à Chicago, en présence de Denise Campbell Bauer, ambassadrice américaine en Belgique, le livre ne laisse aucun doute sur les orientations « libéro-atlantistes » de l’auteur.
Précisons tout d’abord que Johan Van Overtveldt ne s’adresse pas en priorité à un public belge ni d’Europe continentale. Il situe son propos dans le débat intellectuel anglo-saxon et plus précisément nord-américain. Les nombreux auteurs référencés dans le livre sont en général moins connus dans le débat intellectuel continental européen.
L’ouvrage ambitionne de tordre le cou aux partisans de la thèse du déclin de l’empire américain comme Jeremy Rifkin, Fareed Zakaria ou Gideon Tachman. Ce déclin est souvent présenté comme inéluctable et ses causes sont à chercher dans une accumulation de dysfonctionnements politiques et économiques : les attentats du 11 septembre, la guerre en Iraq et en Afghanistan, les prisons de Guantanamo et d’Abu Ghraïb, la crise financière, la dette, le coût de la sécurité sociale, le lancement difficile de l’Obamacare et les guerres ukrainienne et syrienne. Pour d’autres, c’est la force de la Chine et du continent asiatique dans son ensemble qui empêche les États-Unis de rester la « superpuissance » du XXIe siècle. C’est par rapport à ces auteurs que Johan Van Overtveldt situe son propos.
La thèse qu’il défend est que l’humanité est en train de passer d’un environnement en perpétuel changement à un monde en « turbo-changement ». Les évolutions technologiques, économiques, sociales et politiques des prochaines décennies induiront le changement d’une manière plus rapide et plus intense que jamais auparavant. Et, pour s’adapter à ce turbo-changement, aucun autre pays au monde n’est aussi bien équipé que les États-Unis.
Van Overtveldt identifie trois facteurs de turbo-changement : un accroissement des connaissances accumulées par le « capital humain », une dynamique mondiale en faveur de l’esprit d’entreprise et, enfin, la globalisation.
Le cadre conceptuel de cet ouvrage de Van Overtveldt est celui d’une réflexion de type « néoréaliste » et de la « power politics », c’est-à-dire le principe de réalité et le rapport de force. Il s’agit d’appréhender le monde à travers le rapport de force entre nations pour l’appropriation des ressources naturelles. Cette approche privilégie l’intérêt national sur celui des autres nations et de la communauté internationale.
L’auteur se montre très peu sensible aux dynamiques sociales et culturelles et à leurs acteurs. Il s’agit là de dynamiques qui doivent principalement se soumettre aux logiques de marchés et aux impératifs technologiques. Et tant pis pour les perdants, ceux qui sont de plus en plus marginalisés et poussés à l’écart par ce turbo-changement.
Johan Van Overtveldt fait sienne la pensée néolibérale qui prône la primauté de l’économie sur la participation politique
Pour lui, de nombreux acteurs sociaux (tels que les syndicats) sont réduits à de purs groupes d’intérêts qui pèsent sur les orientations politiques de manière plus forte en Europe ou en Chine qu’aux États-Unis. Ces pressions mènent au statu quo, minent la croissance économique et engendrent un blocage systématique de la « destruction créatrice »3 , concept théorisé par Joseph Schumpeter. Il s’agirait donc d'un « désavantage clair causé par des facteurs historiques, sociaux, politiques et économiques. »4 Il n’y a aucune reconnaissance du rôle des organisations syndicales et sociales ni des structures intermédiaires en faveur de la démocratie sociale et économique.
Johan Van Overtveldt accuse par exemple les syndicats des enseignants d’être la cause des nombreux problèmes structurels du système éducatif aux États-Unis: « le caractère dominant des deux syndicats d’enseignement – AFT et NEA – sur le système d’enseignement primaire et secondaire semble être la raison de nombreux de ses problèmes structurels », dit-il. « Leur pouvoir monopolistique a mené à une sécurité d’emploi à vie pour les enseignants, des grilles de salaire basées sur l’ancienneté, des pensions précoces et de longues vacances et la liste continue…»5 .
Pour notre ministre des Finances, la croissance des salaires doit être continuellement réduite afin de conserver un avantage compétitif sur les marchés internationaux.
Bref, il fait sienne la pensée néolibérale qui prône la primauté de l’économie sur la participation politique, ainsi que sur le pouvoir des citoyens et leur capacité d’action. Toute discussion collective sur le mode de production et sur les modes d’organisation sociale est à oublier. Ainsi, l’accumulation et la distribution de la richesse doivent suivre un cours naturel et spontané, sans aucune interférence de la part d’une autre rationalité matérielle ou d’« illusions constructivistes » ou « volontaristes » : c’est le primat absolu de la « main invisible. »
Le turbo-changement, vu par Van Overtveldt, principalement à travers le prisme de la compétition entre les nations ne prend pas en compte des dimensions fondamentales de l’accélération du tempo social dont nous sommes tous témoins aujourd’hui.
Hartmut Rosa, sociologue allemand et représentant de la nouvelle Théorie critique issue de l’École de Francfort analyse cette dernière dimension dans son ouvrage « Accélération. Une critique sociale du temps »6 . Pour Rosa, c’est le projet d’autonomie de la modernité, c’est-à-dire le projet d’émancipation individuelle et collective, qui est finalement radicalement mis en cause par cette accélération du temps. Vouloir la dégrader à une dimension de rivalité entre nations semble dangereux. Il s’agit de la capacité pour tout un chacun de ne plus être victime des logiques marchandes générant une concurrence effrénée dont il est de plus en plus difficile de percevoir le sens.
Paul Krugman avait déjà signalé dans son livre « La mondialisation n’est pas coupable »7 que la compétition entre les entreprises fait certainement sens dans un système d’économie de marché, mais que la concurrence entre les États et les systèmes sociaux est bien différente. Elle doit dès lors être questionnée tout autrement.
L’accélération est telle qu’elle constitue aujourd’hui une menace pour la cohésion sociale. Une partie de plus en plus grande des travailleurs et des allocataires sociaux se trouve en décrochage social et même humain, comme le montrent des études menées en Europe8 et aux États-Unis. La question de la régulation face à l’accélération technologique et sociale ainsi que la capacité d’un système politique et économique à donner accès aux besoins sociaux et humains fondamentaux doivent être au cœur du débat. Johan Van Overtveldt élude cette tension.
Une vision plus que limitée de l’inégalité
La manière dont Van Overtveldt aborde la question des inégalités est également douteuse à plusieurs égards. On peut d’abord remettre en question une série d’affirmations véhiculées par l’auteur. L’augmentation généralisée du niveau de vie pour tous les Américains, par exemple. Cette affirmation est contredite par une série d’analyses qui indiquent les diminutions salariales et d’opportunités d’emplois pour les travailleurs les plus fragiles ainsi que des conditions de vie de plus en plus précaires9 .
Thomas Piketty et Emmanuel Saez10 ont réalisé une telle analyse démontrant à quel point les niveaux d’inégalités des revenus aux États-Unis approchent ceux connus avant l’élection de Franklin Roosevelt et qui ont débouché sur la politique du « New Deal » dans les années 1930.
Une économie et une politique pour les 1 %
Joseph Stiglitz montre dans son dernier livre, « La grande fracture »11 , à quel point non seulement l’ascenseur social a été en panne aux États-Unis pendant les 35 dernières années, mais aussi que la conception de l’ « American way of life », cette utopie de pouvoir réussir tout en travaillant durement, est devenue un mythe pour 99% de la population.
Pourtant, ce mirage constitue toujours la base de la légitimation politique. « Nous tenons cette place à la tête de la pyramide des richesses et de la société, parce que nous le méritons » : telle est la base de cette pensée. Or, comme l’a mis en lumière le film de Jamie Johnson, « One percent »12 , et les témoignages de Milton Friedman et Warren Buffet, la stratégie des 1 % est celle d’une gestion patrimoniale visant à optimaliser les ressources pour les proches, sans poser la question de la responsabilité sociale et encore moins celles de la production et de la distribution des richesses pour l’ensemble de la société.
« Une économie qui ne sait fournir de bénéfices pour la majorité des citoyens, est une « failed economy, une économie qui a failli »13 , explique Joseph Stiglitz. L’économie américaine ne fonctionne plus pour la plupart des Américains, démontre-t-il dans son dernier livre, chiffres à l’appui.
« On est fier, aux États-Unis, d’être le pays des opportunités et de la création de la première société de classe moyenne, mais un examen plus approfondi permet de voir que la vie de la classe moyenne est hors de portée pour la majorité des Américains. Nous avons en même temps permis à un petit pourcentage de la population de prendre la part de lion des gains économiques »14 , écrivent Piketty et Saez.
Conclusion
Nous pouvons conclure en constatant que le livre de Johan Van Overtveldt s’inscrit finalement dans une perspective qui peut être fortement contradictoire avec le souhait de la défense de la culture et de l’identité de l’électorat du parti auquel il appartient, la N-VA.
Johan Van Overtveldt ne tient pas compte des limites sociales imposées par l’accélération de l’histoire et du « turbo-développement ». La situation américaine comme la considère Van Overtveldt est une conception de « darwinisme entre nations » où les États-Unis sont les plus performants au niveau international. Les autres États n’ont qu’à suivre l’exemple s’ils veulent rester dans la course, à moins de disparaître. Il n’est pourtant pas inutile de rappeler la critique qu’adressait Darwin lui-même aux tenants du « darwinisme social » théorisé par le philosophe évolutionniste anglais Herbert Spencer.
Par ailleurs, on peut également s’interroger : le turbo-changement constaté n’est-il pas corrosif pour les identités culturelles ? En effet, en pénétrant nos vies via les « mass media », il phagocyte surtout les cultures locales et les traditions populaires et ceci bien plus que n’importe quelle autre dynamique sociétale. C’est un regard pointu comme le portent d’innombrables anthropologues et sociologues sur ce phénomène, et non pas une perspective qui réduit tout à la concurrence entre nations, qui peut nous aider à comprendre davantage ces enjeux.
Le dernier ouvrage de notre ministre des Finances est finalement non seulement une œuvre antisociale, mais aussi une œuvre anti-écologique qui se conclut bien naturellement par une apologie de l’exploitation du gaz de schiste, élément déterminant de la compétitivité américaine.
Si l’on a peine à croire qu’il s’agit là du produit d’un écrivain européen, il est certain qu’il ne s’agit pas d’un livre d’un écrivain « européiste », car tous les arguments sont mobilisés pour contredire les promoteurs du caractère exemplaire d’une Europe culturellement plurielle.
Finalement se pose pour nous une question cruciale : face au « dérèglement du monde » qui s’approfondit tous les jours, comment faire pour construire une véritable gouvernance au niveau international à la hauteur des enjeux planétaires à moyen et long terme ? Peut-il y avoir une justice sans justice sociale, sans protection sociale ? La disparition des fondements humanistes de notre civilisation n’entraîne-t-elle pas le retour inéluctable aux conflits belliqueux et à la barbarie ? La compétition économique entre nations ne mène-t-elle pas aux solutions armées ? La gouvernance mondiale reste à construire. Étant donné leur pouvoir, les États-Unis ont une très lourde responsabilité dans l’avenir de notre planète, pourvu qu’ils contribuent à la solution et non au problème. Pour les générations futures, donc, pour les leurs aussi.
1. Johan Van Overtveldt, A Giant Reborn – why the US will dominate the 21st century (2015).
2. Idem, The Chicago School. How the University of Chicago Assembled the Thinkers Who Revolutionized Economics and Business (2007).
3. La « destruction créatrice » désigne le processus continuellement à l'œuvre dans les économies et qui voit se produire de façon simultanée la disparition de secteurs d'activité économique conjointement à la création de nouvelles activités économiques.
4. Johan Van Overtveldt, A Giant Reborn – why the US will dominate the 21st century (2015), p. 35.
5. Idem, p. 96.
6. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 2010.
7. http://www.alternatives-economiques.fr/la-mondialisation-n-est-pas-coupable--vertus-et-limites-du-libre-echange-paul-r--krugman_fr_art_222_25323.html
8. http://www.fes.de/aktuell/documents/061017_Gesellschaft_im_Reformprozess_komplett.pdf
9. http://economics.mit.edu/files/5554 et http://www.wid.world/
10. http://eml.berkeley.edu/~saez/pikettyqje.pdf
11. Joseph Stiglitz, La grande fracture,
12. Idem
13. Idem
14. Idem