Nous vivons dans une société d’information. Cette société nouvelle a profondément transformé nos comportements. Nous sommes en permanence connectés : il n’est plus possible ni permis d’être indisponible. À tout moment, notre attention est requise. Depuis des années s’intensifient les rapports entre une société de l’information et une « économie de l’attention » 1 : plus l’information est abondante, plus l’attention est rare.
Depuis longtemps, le travail se formule comme une lutte contre l’oisiveté et requiert une certaine discipline de l’attention, comme sur les chaînes de montage en usine, les opérations de comptage, ou la surveillance de lieux ou de personnes. Aujourd’hui, tout individu arrimé à un PC, laptop et/ou un smartphone, qu’il soit ou non au travail, se trouve dans une situation où son attention est constamment requise et doit être gérée, car il n’est pas question de la gaspiller. En ce sens, elle peut être considérée comme une ressource qui se raréfie face à la galopante expansion des flux informationnels. La consommation, quant à elle, exige de capter et perturber l’attention disciplinée afin de susciter l’intérêt puis l’envie. Dans cette optique, le marketing est une des technologies de l’attention les plus redoutables, et les machines informationnelles (ordinateurs, smartphones) permettent de digitaliser cette attention disciplinée, qui dès lors se monétise.
Ce phénomène de monétisation de nos capacités d’attention, les grands patrons l’ont compris depuis longtemps. Il suffit de se rappeler les paroles de Patrick Le Lay, le PDG de TF1 qui, en 2004, déclarait : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible »2. À la fin des années 90, Éric Schmidt le futur PDG de Google, déclarait « que le XXIe siècle serait synonyme de ce qu’il appelait l’“économie de l’attention”, et que les firmes dominantes à l’échelle mondiale seraient celles qui parviendraient à maximiser le nombre de “globes oculaires” qu’elles parviendraient à capter et à contrôler en permanence »3.
Des techniques de plus en plus sophistiquées sont déployées pour capturer notre attention : mesure d’audience, campagne publicitaire, profilage, individualisation des stratégies de marketing, etc. Leur effet sur nos comportements est largement vérifié : impact de l’exposition à la télévision sur la synaptogénèse4, augmentation du nombre des « troublés » de l’attention5, dissipation au travail générée par une surconnectivité. Suite à cet ensemble d’éléments dévoilant une « crise » de l’attention, de nombreux chercheurs orientent leurs travaux vers ce nouveau « problème de société ». Dans cet article, nous voudrions analyser de manière critique ce nouveau champ de recherche. L’économie de l’attention renvoie-t-elle véritablement à quelque chose de nouveau ou ne fait-elle que répéter, avec d’autres termes, ce que des théories critiques ont pu mettre en lumière au sujet de nos sociétés de consommation de masse ? Faut-il suivre certains auteurs qui vont jusqu’à lire dans l’économie de l’attention l’émergence d’une forme d’« exploitation culturelle » (Yves Citton) ? À côté du développement de nouveaux troubles et/ou de nouvelles formes d’exploitation, le développement des technologies de l’information ne doit-il pas également être appréhendé dans ce qu’il recèle de nouvelles opportunités d’action et d’interaction ?
Évolution ou révolution ?
Il nous semble dans un premier temps utile de relativiser pour mieux préciser la nouveauté de l’économie de l’attention. En un sens, elle n’est pas nouvelle. La nouveauté, c’est l’intérêt qu’on porte actuellement à cette crise de l’attention. Si on suit Jonathan Crary, professeur d’histoire et de théorie de l’art à l’université de Columbia, la problématique de l’attention n’a pas attendu le développement d’internet et du cyberespace pour s’imposer. Elle est indissociablement liée à l’histoire du capitalisme. L’évolution des modes de production et la constitution d’une société de consommation de masse doivent se comprendre comme un travail de « gestion de l’attention » des individus : d’une part, immobilisation disciplinaire de l’attention des travailleurs ; d’autre part, capture de l’attention des masses de consommateurs par le marketing et les techniques publicitaires. Crary parle du capitalisme comme d’une « crise permanente de l’attention », en ce que « les configurations changeantes du capitalisme repoussent toujours plus loin les limites de l’attention et de la distraction, avec une séquence sans fin de nouveaux produits, de nouvelles sources de stimulation et de nouveaux flux d’information auxquels tentent de répondre de nouvelles méthodes de gestion et de régulation de la perception »6. Or dans cette gestion de l’attention, la concentration n’est pas opposée à la distraction, elles sont intimement complémentaires. Il s’agit tout à la fois de focaliser l’attention du travailleur et de distraire le consommateur que nous sommes pour stimuler un désir illimité de consommation.
Si d’un côté cette gestion de « la mise en attention » des corps et des esprits appartient à une longue histoire, elle prend une forme radicalement nouvelle en ce début de XXIe siècle avec le développement fulgurant des terminaux numériques, développement inédit et irréversible, comme l’avait prédit Gordon Moore. Cofondateur de la société Intel, ce dernier prévoit, dès 1965, que le nombre de transistors par circuit de même taille allait doubler, à prix constant, tous les ans. Il rectifie ensuite à dix-huit mois le rythme de doublement. Il en déduit que la puissance des ordinateurs allait croître de manière exponentielle, et ce pour des années. Cette croissance exponentielle concerne aussi les contenus du web, les sites internet, les interactions numériques, etc. Notre attention est dès lors sur-sollicitée : multiplication des objets communicants, croissance exponentielle des volumes d’information disponible sur le web7, augmentation du flux d’informations reçu au travail (mail, etc.)...
Un nouveau type d’exploitation ?
Quel diagnostic poser face aux phénomènes que recoupe l’économie de l’attention ? Faut-il la considérer comme l’ultime étape de la colonisation de nos esprits par un capitalisme triomphant ou offre-t-elle, au contraire, de nouvelles potentialités ?Une forme d’exploitation culturelle
Pour Yves Citton, l’économie de l’attention rapporterait bel et bien l’émergence d’une nouvelle forme d’exploitation. Cette dernière ne ferait pas disparaître les modes d’exploitation classique, mais se superposerait à l’exploitation du capitalisme industriel. Dans cette forme d’exploitation culturelle, le profit n’est pas issu du travail productif, mais de l’attention du consommateur. Certains auteurs utilisent le terme de prosumer (prosommateur) « pour souligner l’effacement progressif de la ligne séparant le producteur du consommateur »8. En consommant un bien culturel, nous contribuons à lui donner de la valeur. C’est particulièrement le cas sur internet, où la publicité devient le modèle économique principal.
Yves Citton reprend également le concept de playbor (issu de la fusion du terme play, plaisir ludique, et celui de labor, travail productif) afin de mettre en avant le phénomène de capture du travail gratuit produit par les utilisateurs d’internet. « Lorsqu’un fan aide les scénaristes d’une série télévisée à imaginer un épisode à venir, lorsqu’une blogueuse lance une idée qu’un chercheur fera fructifier au sein d’un laboratoire pharmaceutique, aucun de ces producteurs ne travaille dans le cadre d’un rapport salarial »9. Internet deviendrait une « usine-terrain-de-jeu planétaire ».
Capture du « temps qui passe »
Jonathan Crary pose également un diagnostic critique. La surabondance communicationnelle, l’augmentation exponentielle des opportunités de connexion a pour effet paradoxal de diminuer le pouvoir d’agir des individus. L’économie de l’attention pousse les individus à « habiter le temps sur le mode de l’impuissance »10. Le problème est que les individus sont sollicités en permanence par des multiples contenus d’information. Par cette sur-sollicitation, les individus sont en quelque sorte dépossédés de leur temps.
Au-delà de l’exploitation culturelle et de cet emprisonnement temporel, ces mouvements répétés et mécaniques de capture de l’attention opérés dans les interactions numériques mettent aussi à mal nos manières de percevoir et de comprendre. L’incessant mouvement des opérations de capture de l’attention nous place dans des expériences de perception fragmentées et canalisées, encouragées notamment par l’individualisation des stratégies de marketing. Les réseaux sociaux, comme Facebook par exemple, fonctionnent de la sorte, en créant pour chaque utilisateur des pages à la fois très individualisées, car uniquement peuplées de ses « amis » et bordées d’encadrés publicitaires individualisés ; et à la fois très semblables sur la forme, dans la mesure où la structure du réseau social produit des expériences similaires pour chaque utilisateur. Facebook crée donc des expériences fragmentées et canalisées, à cause de l’individualisation des contenus, tout en donnant l’impression d’une expérience commune, voire collective.
Poison et remède
Tout poison est aussi remède, c’est le sens du mot pharmakon. Car ces transformations de nos capacités d’attention recèlent également des opportunités d’empowerment. Comme le dit le philosophe Bernard Stiegler, « si (...) le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du userprofiling »11. Dès lors, ne faudrait-il pas nuancer le diagnostic de l’émergence d’une nouvelle forme d’exploitation culturelle ? L’évolution des technologies de l’information ne permet-elle pas également la mise en place de nouvelles formes d’expérimentation collectives, la création et le renforcement de liens sociaux ?
Et nos organisations dans tout ça ?
Partant de ces analyses, nous voudrions terminer en questionnant nos organisations (sociales, mutualistes, syndicales et d’éducation permanente) sur différents plans. Tout d’abord, on peut concevoir le fonctionnement interne d’une organisation comme une forme de gestion de l’attention des travailleurs. Cela implique de poser les questions suivantes : l’augmentation des flux de communication dans l’organisation assure-t-elle une gestion optimale de l’attention de ses membres ? Les technologies de l’information n’ont-elles pas l’effet paradoxal de tout à la fois faciliter et de saturer la communication entre les membres de l’organisation ? Le prisme de l’attention permettrait sans doute d’établir un autre type de diagnostic sur ces questions de communication interne.
Ces recherches sur l’économie de l’attention permettent également de questionner le rapport de nos organisations à leur public. Cherchons-nous à capter l’attention de notre public, ou bien au contraire à « protéger » leur attention en rendant possible une prise de distance réflexive du flux incessant de communication de nos sociétés de consommation de masse ? Nous avons la conviction que l’éducation permanente, c’est rendre possible une expérience qui n’est pas celle de l’impuissance. Dès lors, nos pratiques de formation et d’éducation permanente permettent-elles aux acteurs d’exercer un « voir collectif », une attention collective aux injustices et aux problèmes sociaux qui leur permettra de juger et d’agir collectivement ?
Ces recherches autour de l’économie de l’attention nous font prendre conscience qu’exercer son attention n’est pas une pratique neutre. C’est bien au contraire une pratique politique : porter tel regard sur la situation, c’est indissociablement attirer son attention sur certains éléments de la situation et en négliger d’autres. Autrement dit, c’est juger ce qui importe. En sociologie, la Frame Analysis12 a montré, dans son analyse des mouvements sociaux, combien un conflit entre acteurs collectifs est tout à la fois une lutte de pouvoir et une « lutte politique de la signification », une lutte cognitive consistant à « cadrer la situation » de manière à invisibiliser des éléments de la situation importants aux yeux d’autres groupes d’acteurs13.
Dans cet article, notre objectif était d’analyser de manière critique ce nouveau champ de recherche que constitue l’« économie de l’attention ». Ce dernier permet tout à la fois de poser un diagnostic critique sur l’évolution de notre société de l’information et de questionner nos modes d’organisation et de communication. À nos yeux, cependant, les questions de fond que soulève ce champ de recherche sont intrinsèquement éthiques et politiques. L’enjeu n’est pas simplement de permettre à l’individu de mieux faire face à la surcharge d’information, ou de permettre à l’organisation de mieux gérer l’attention de ses membres. Il réside dans la capacité que nous avons d’interroger l’« attention collective » que nous exerçons sur le monde qui nous entoure : prendre conscience de ce que nous voyons, mais également ce que nous ne voyons pas, de ce qui constitue l’angle mort de nos discours et nos actions. Dès lors, pour reprendre une expression de Marc Maesschalck et Jacques Lenoble14, tout l’enjeu consiste à arriver à se rendre collectivement attentif à l’attention sélective que nous exerçons sur la situation, à développer une « attention à la manière de faire attention ». #
Co-écrit par Alain Loute (permanent au CIEP communautaire)
Nathalie Grandjean est philosophe (UNamur, Unité Technologies et Société, CRIDS)
Copyright Photo : Tredok
1. À la suite des travaux d’Herbert Simon, M. H. Godlhaber a forgé ce terme pour désigner le nouveau type d’économie induite par notre société de l’information.
De nombreux travaux se revendiquent de ce champ, construit autour de l’idée que l’attention constituerait la nouvelle rareté de nos économies. Dans le champ universitaire francophone, signalons la récente parution d’un ouvrage collectif : L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ?, dirigé par Yves Citton.
2. Yves Citton, « L’économie de l’attention », in La revue des livres, n° 11, Mai-Juin 2013, p.72.
3. Jonathan Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Éditions La Découverte, Coll. Zones, 2014, pp.86-87.
4. La synaptogénèse fait référence à la création de synapses, zones de contact entre les neurones (NDLR).
5. Sans doute serait-il intéressant de rendre possible les liens entre déficits d’attention « digitale » et lesdits « troubles de l’attention », tous les deux en forte augmentation. Le DSM, de l’anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) nomme ces troubles de l’attention TDAH (trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité). Beaucoup d’enfants (et d’adultes) s’en trouveraient affectés en Europe et aux USA, et soignés à grand renfort de Ritaline, un médicament stimulant le système nerveux central. À notre sens, il serait urgent de considérer aussi ce problème de manière politique afin de sortir des issues uniquement médicalisées.
6. Jonathan Crary, « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », in Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014, pp.35-54, p.39.
7. cf. Emmanuel Kessous, Kevin Mellet et Moustafa Zouinar, « L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail, 2010, vol.52/3, pp.359-373.
8. Yves Citton, « Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques », in Multitudes, 2013/3 (n° 54), pp.165-175, p.171.
9. Ibid., p.169.
10. Jonathan Crary, « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », op. cit., p.38.
11. Voir : http://arsindustrialis.org/pharmakon
12. Sur la théorie des cadres, cf. Daniel Cefaï et Danny Trom (éds.), Les formes de l’action collective, Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 ; Alain Loute, « Identité narrative collective et critique sociale », in Etudes Ricoeuriennes, vol.3, n°1 (2012), pp.53-66.
13. Cette politisation de l’attention rejoint les perspectives ouvertes par les éthiques de la sollicitude (aussi appelée éthiques du care). Ces éthiques ont renversé les fondements classiques de l’éthique, basés sur une série de valeurs formelles, en se fondant sur les expériences morales particulières des individus. « Faire attention », dans ce cadre, signifie répondre de manière appropriée à ceux à qui nous sommes liés, dans une perspective de responsabilité collective. cf. Marie Garrau, Care et attention, Paris,
PUF, 2014, 82 pages.
14. Jacques Lenoble et Marc Maesschalck, Démocratie, Droit et Gouvernance, Les Éditions Revue de Droit Université de Sherbrooke,
2011, p.292.