Oh, bien sûr, on pourra toujours nous dire que c’est bien pire en Grèce où la troïka décide de couper sine die les retransmissions de la télévision de service public, ou en Turquie où le Premier Ministre Erdogan réprime sévèrement des opposants qui ne font que défendre leur droit à la liberté d’expression, mais n’empêche que d’importants coups de semonce contre les droits fondamentaux se font aussi sentir chez nous. Il n’en va pas autrement pour Bahar Kimiongür... Mais si, rappelez-vous, c’est ce militant belge d’origine turque qui a été au cœur d’une vraie saga judiciaire, il y a quelques années. Condamné sur base de la législation anti-terroriste belge en 2006 pour « appartenance » au mouvement d’extrême-gauche turc DHKP-C et pour avoir traduit des communiqués de presse de cette organisation en français, il sera acquitté après trois procès en appel et trois jugements en « cassation ». Rien que ça... Eh bien, il vient d’être à nouveau arrêté en Espagne où il était en vacances avec sa famille, sur base d’un mandat d’arrêt international émis par la...Turquie. Décidément, si on était mal intentionné, on pourrait presque croire que les autorités politiques belges, grecques et turques cherchent à réduire les mouvements sociaux au silence. Parce qu’ils constituent le poil à gratter des gouvernements et leur démontrent qu’à politiques inchangées, nous courons à la catastrophe ?
Que des immeubles s’écrasent en causant la mort de milliers de personnes importe peu tant que les plantureux chiffres d’affaire ne sont pas impactés. Deux, petit sursaut de certaines grandes marques de vêtements, car il faut à tout prix sauver les apparences et conserver son image de marque. Certaines d’entre elles se résignent donc à signer un accord sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh. Mais d’autres comme GAP s’en moquent éperdument et étalent leur cynisme au monde entier. Le credo est clair : leurs bénéfices ne valent aucun sacrifice, même si les vies de milliers d’autres travailleurs du textile sont potentiellement en jeu. Trois, la marque de prêt-à-porter « Abercrombie & Fitch » annonce en grande pompe que sa ligne féminine ne sera produite que pour des tailles « fines » pour véhiculer l’image d’un label jeune, branché et sexy. Et qu’elle préfère brûler ses vêtements invendus que d’en faire don aux démunis… Un état d’esprit résumé par son PDG Mike Jeffries : « Beaucoup de gens ne sont pas à leur place dans nos vêtements, et ils n’y seront jamais ». Eric Remacle, président de la CNAPD et contributeur éclairant à Démocratie, qui vient de nous quitter, n’était ni trop gros, ni trop vieux, ni trop moche, ni trop pauvre. Pourtant, lui non plus n’était pas à sa place dans les vêtements de Mike Jeffries. Non, la sienne était aux côtés des travailleurs du Bangladesh ou d’ailleurs. Peut-être était-il juste trop beau pour porter des vêtements de marque…
C’est vrai que cette jeunesse découvre les joies de la transgression. C’est grisant, à vingt ans, de se mobiliser, de battre le rappel des troupes, de scander des slogans, de fabriquer des calicots, de s’indigner des soirées entières, de refaire le monde et de se faire de nouveaux amis dans les manifs. C’est dingue de planter des tentes en toute illégalité, puis de passer la nuit en garde à vue et de s’en vanter ensuite. Et comme c’est exaltant, ce sentiment de construire dans la rue, et dans la fraternité, la République de demain... On se sent devenir adulte. Citoyen, même. Pour un peu, on se croirait revenu au joli mois de mai ‘68, lorsqu’un autre monde était possible, teinté de fleurs, de musique et de grands lits. Il est d’ailleurs beaucoup question d’amour dans les rangs des « manifs pour tous » : amour des enfants, surtout, de la famille, toujours, de Dieu, généralement. De l’autre ? Ça dépend... Mais qu’importe ! les couleurs sont vives, les revendications fortes, l’ambiance bon-enfant. Dans son refus du mariage homosexuel, la droite française a réussi le pari de porter des revendications « positives ». Il s’agit moins de manifester « contre » les gays que « pour » des valeurs prétendues justes, voire généreuses. C’est cela, sans doute, qui a séduit tous ces jeunes des beaux quartiers. Et qui est inquiétant. Où sont-ils, ces mêmes jeunes qui sont notre avenir, ces jeunes instruits et décomplexés, lorsqu’on tabasse des homos, lorsqu’on expulse des Roms, lorsqu’on ferme des usines, lorsque tant d’autres jeunes se battent pour un boulot, lorsqu’on exclut des familles du chômage, lorsqu’on exploite des enfants qu’ils prétendent pourtant défendre ? Pas dans la rue, en tout cas. Le printemps est bien sombre cette année, ne trouvez-vous pas ?
La gauche, la droite, c’est dépassé, je l’ai lu dans le journal. Et c’est sûrement vrai, puisque c’est Louis Michel qui le dit. Franchement, au début, je n’y ai pas cru. Certes, que la droite fût complètement dépassée, je m’en étais déjà aperçu. Le 15 septembre 2008 au soir, pour être précis. Mais la gauche aussi ? Ça, ça me dépasse, à l’heure où tout le monde parle de taxer la spéculation, de nationaliser les banques, de supprimer les bonus... Pourtant, si c’est vrai, cela change tout. Car alors une question se pose inévitablement : la gauche et la droite sont dépassées par qui ? Je vous le donne en mille : par le parti de Louis. Car, explique-t-il dans le même journal, sur l’échiquier politique belge, le MR ne se situe désormais ni à gauche, ni à droite, mais « en avant ». Bon. OK. On aurait aussi pu dire « en haut ». Ou « dessus ». Ou « deuxième porte en oblique à droite après le couloir ». Mais non, c’est « en avant », ce qui veut dire que les autres partis sont, par voie de conséquence, « en arrière ». Et ça, pour eux, c’est toujours un petit peu embêtant quand on prétend vouloir diriger le monde ou au moins la Wallonie. Donc, bien joué Louis ! Désormais, il n’y a plus les riches à droite et ceux qui rêvent de le devenir à gauche. Il n’y a plus les héritiers à droite et les profiteurs à gauche. Il n’y a plus les rentiers à droite et les chômeurs à gauche. Tous ensemble « en avant » : héritiers et profiteurs (ce qui, au fond, revient au même), rentiers et chômeurs (ce qui, au fond, revient au même). Tous unis sous la bannière « Mieux pour tous » : mieux pour les patrons et pour les ouvriers au chômage économique ; mieux pour les actionnaires et pour les sans-papiers en grève de la faim : mieux pour les traders et pour les minimexés dans les taudis. Vive l’égalité !
L’autre jour, en rangeant ma bibliothèque, je suis tombé sur un vieux bouquin dont le titre est : « Quelle Belgique pour demain ? ». Et en dessous : « Rapport Coudenberg ». Comme ce rapport a été écrit il y a tout juste vingt ans, je me suis dit : le demain d’hier doit être devenu l’aujourd’hui d’aujourd’hui, donc peut-être trouverai-je dans le passé la réponse du présent à l’avenir, qui sait ? Première page : « la Belgique est aujourd’hui confrontée à un double problème. D’une part, celui de son existence (...). D’autre part, celui de l’adaptation de la démocratie et des institutions (...) ». J’ai quand même vérifié si ce n’était pas la 18e édition publiée en décembre 2007, mais non, ça date bien de 1987. Plus loin, on y parle du « mythe du confédéralisme », de la nécessité d’une « réforme globale », mais d’une réforme qu’« il serait vain de confier au seul hasard des coalitions ou des vicissitudes politiques ». C’est pourquoi, pareille réforme « devrait se faire par une assemblée constituante » soigneusement préparée car il serait « dangereux de continuer à improviser ». Je rêve ou quoi ? Moi qui pensais que le demain d’hier serait l’aujourd’hui d’aujourd’hui, on dirait maintenant que le demain d’aujourd’hui est devenu le hier du passé ! Pour terminer son rapport, le groupe Coudenberg met en exergue cette citation d’un philosophe du XIIe siècle : « Écoute et retiens, retiens et médite, médite et connais, connais et agis ». Entretemps, il y a sûrement quelque chose qui a dû coincer...
Gavroche
On a beaucoup critiqué l’orange bleue, ces derniers temps. Je ne comprends pas pourquoi. Les négociateurs ont déjà accompli un boulot his-to-ri-que. Ils ont déjà inscrit au moins deux dates dans les annales du pays : le 5 novembre (record battu de la plus longue crise politique), et le 7 novembre (premier vote majorité contre minorité linguistique). Peut-être que ce seront bientôt des jours fériés, en souvenir... Et puis aussi, il y a toutes ces nouvelles créatures : explorateurs, réconciliateurs, etc. Toutes ces nouveautés sans même avoir de gouvernement, un vrai exploit, non ? Tiens, à propos du fameux vote sur BHV : quand je l’ai appris, j’étais en train de prendre un café dans un bistrot à Louvain-la-Neuve avec un pote flamand qui habite à Tourinne-la-Grosse. Ça ne s’invente pas... Alors, d’abord, on a tiré une drôle de tête. Puis, on a essayé de chacun se mettre à la place de l’autre. Puis on a pris une pintje, et c’est même moi qui l’ai payée (faudra songer à déduire ça des transferts nord-sud – non, je blague !). Le soir, ça m’a donné une idée. Voilà ce qu’on devrait faire : demander à nos hommes politiques de se mettre à la place des autres. Olivier Maingain jouant le rôle de Bart De Wever, Yves Leterme à la place de Didier Reynders et Bart Somers dans la peau de Joëlle Milquet. Tout à coup, je me suis demandé : est-ce que Maingain exigerait sur-le-champ la scission de BHV pour défendre l’intérêt des Flamands ? Est-ce que Leterme tenterait d’imposer en échange l’élargissement de Bruxelles ? Un ami qui est dans le théâtre me disait récemment : « pour les acteurs, ce n’est pas tellement le texte qui compte, mais les situations ». Pas de doute là-dessus. Mais tout ça, me direz-vous, ne nous fait pas un pays.
Gavroche
La scène se passe dans une école de management du nord du pays dont la réputation dépasse les frontières (par les temps qui courent, n’en faisons pas un fromage communautaire : cela aurait pu se passer au Sud du pays, à l’Est ou à l’Ouest, voire à Bruxelles, mais il se fait que là, c’était au Nord. Bon, soit. Pfff… quel champ de mines, cette Belgique…). C’est le jour de la remise des MBA (prononcez : èmbiéy, pensez : master in business administration, comprenez : école des futurs patrons, ou en tout cas de ceux qui souhaitent furieusement le devenir). Les étudiants sont tous là, frétillants d’impatience à l’idée de se voir offrir enfin la clé du monde de l’entreprise. Le directeur, qu’un témoin me décrit comme ressemblant davantage à un vieux poivrot qu’à l’un de ces jeunes cadres dynamiques que l’on voit dans les publicités du Wall Street Journal, se fend d’un discours de fin d’année (in english of course) qui se clôt par un très bruyant : « And now, I wish you a lot of money » (pour ceux qui n’auraient pas fait leur èmbiéy : « Et maintenant, je vous souhaite plein de pognon »). Au moment de la photo des diplômés, en guise de « cheeeeese » pour faire semblant de sourire, les étudiants hurlent : « moneyyyy ». Sans commentaires. Mais après qu’on m’ait raconté ça, j’ai quand même été sur le site internet de ladite école pour voir ce qu’ils enseignaient et sur la base de quelles valeurs. Figurez-vous qu’on y parle de la mission visant à « professionnaliser » l’esprit d’entreprise, sur la base des valeurs de l’intégrité, de l’autonomie, du respect de la diversité et de l’attention au client. En fait, un insupportable blabla pour couvrir l’écho de ce « moneyyyy » qui résonne encore dans ma tête.
gavroche
Au départ, je m’étais dit : pour le numéro du 1er janvier, pas oublier de leur souhaiter une bonne année. Bon, OK, mais « Bonne année ! », ça ne remplit pas toute une rubrique, même si on ajoute « et heureuse ». Donc, ‘faudra préciser un peu. Et c’est là que, tout de suite, les choses se compliquent. En effet, pour 2008, je pourrais vous souhaiter pas trop de crise politique en Belgique, pas trop de chômage, pas trop de problème de financement des pensions, pas trop de changement climatique, pas trop de guerre en Irak, pas trop de pauvreté en Afrique, pas trop de mensonges à la Maison Blanche, pas trop de délocalisations, pas trop de terrorisme, pas trop de Van Cau à Charleroi ni de Daerden à Liège, pas trop de docu-fiction à la RTBF, pas trop de crise de « subprime », pas trop de files de parents devant les écoles... Vous allez me dire : hé ben voilà, c’est déjà pas si mal ! Oui, c’est vrai (en plus, j’ai rempli d’un coup la moitié de ma rubrique). Mais quand même, ça reste un peu déprimant, non ? J’aurais aimé vous souhaiter – je ne sais pas moi – un beau pays dans une belle Europe sur une belle planète où il fait bon vivre ensemble ! Mais pour 2008, ce sera un peu juste. Avant ça, il faudra d’abord sauver la Wallonie, sauver Bruxelles, sauver la Flandre, sauver la Belgique, sauver l’Europe, sauver l’Afrique, sauver la planète, sauver le climat, sans même compter sauver Yves Leterme. Donc, peut-être pour 2009. En attendant, disons que je vous souhaite... une bonne santé ! Ce sera déjà ça de pris...
Certes, on n’achève plus les gladiateurs. Et l’on a remplacé la farine par la lasagne de cheval. Mais le résultat est là. Jugez plutôt... Au plus fort de la crise, alors que l’Espagne affiche plus de 25 % de taux de chômage, le milliardaire américain Sheldon Adelson projette d’y implanter un méga complexe dédié au jeu : une reproduction de Las Vegas, dont il est par ailleurs propriétaire, et qui répondrait au joli nom d’EuroVegas. À la clé, affirmait-il, la création de 260.000 emplois directs et indirects (vous lisez bien). Un investissement de plus de 5 milliards d’euros pour 6 casinos, 12 hôtels, 3 terrains de golf... et, finalement, pus que 15.000 emplois directs. L’homme, 13 e fortune au monde, a eu le culot de mettre en concurrence les sœurs rivales : Barcelone et Madrid. Et de poser ses conditions : autoriser à fumer dans les casinos, y permettre l’accès aux mineurs d’âge et aux personnes dépendantes au jeu, ne mettre aucune restriction aux horaires d’ouverture, être exonéré d’impôts à hauteur de 75 %, faciliter l’expropriation des terrains utiles, accélérer l’octroi de permis de travail aux travailleurs étrangers, percevoir une prime de 9.000 euros par employé embauché... (vous lisez toujours bien). Et les autorités se sont montrées bienveillantes, moyennant quelques menus accommodements ! L’autorité publique, madrilène en fin de course, accepte de concéder ses prérogatives au privé, de lui voir créer une zone de non-droit, aux règles édictées par un seul milliardaire âpre au gain. La crise aura rendu un sérieux coup de pouce au capitalisme débridé et déshumanisé. Et on se met à rêver aux dictateurs romains... Ils avaient au moins la décence d’organiser eux-mêmes les jeux de cirque et la distribution des rations de farine.