Les accidents de Pécroz puis de Buizingen ont mis en lumière de manière dramatique la crise dans laquelle se trouve la SNCB. Le mal serait même profond. Trois éléments particuliers reviennent sans cesse à la surface pour expliquer cette situation. Un problème organisationnel : la nouvelle structure du groupe à trois « têtes » fonctionne mal. Un problème financier : la dette importante du groupe fragilise sa situation et met en péril ses missions de service public. Un problème idéologique : on peut douter que la libéralisation totale du secteur, prévue à l’horizon 2017, soit de nature à améliorer la situation.

 

Le 18 octobre 2004 1 est une date importante dans l’histoire de la SNCB. Il est mis un terme à une structure de gestion centralisée pour ouvrir la voie le 1er janvier 2005 à une nouvelle SNCB composée de trois entités distinctes, mais liées par leur actionnariat, c’est-à-dire l’État. L’opérateur public SNCB est aujourd’hui composé de la SNCB Holding qui finance le groupe, rassemble les 38.000 membres du personnel et joue un rôle de coordination opérationnelle avec les autres entités du groupe : Infrabel qui gère l’infrastructure  et la SNCB qui exploite commercialement le réseau ferroviaire (fret et voyageurs).
Ce montage juridique avait pour objectif de maîtriser la situation financière et de stabiliser l’endettement consolidé du Groupe en limitant les contributions financières de l’État à ses seules obligations prévues dans les contrats de gestions respectifs. C’était aussi une demande syndicale pour garantir l’unicité de l’entreprise et les conditions de travail. Dans cette structure, la SNCB Holding a été en quelque sorte investie du rôle de banquier pour l’ensemble du Groupe SNCB. L’avantage de cette formule est de permettre que les bénéfices d’une des filiales puissent servir à : apporter de l’argent frais à la branche plus faible financièrement ; réduire l’impact négatif des restructurations ; accélérer les investissements dans le Groupe ; réduire l’endettement consolidé.
Néanmoins, pour conserver cet équilibre global pour l’ensemble du Groupe SNCB, la SNCB-Holding doit imposer une discipline financière à l’ensemble des partenaires. Or, cette rigueur n’est pas évidente à faire observer dans la mesure où chaque filiale, dirigée par un Conseil d’administration autonome dans ses décisions, est indépendante. Le pouvoir de pression de la SNCB Holding sur ses filiales est donc faible, car la Loi ne prévoit pas un pouvoir formel de contrôle de l’actionnaire sur les activités de ses filiales.

Manque de coordination

Aujourd’hui, de nombreux observateurs dénoncent cette structure en raison de problèmes de coordination et de coopération entre les différentes entités du groupe qu’elle entraîne. Dans certains cas, leurs intérêts seraient même contradictoires ! « En désolidarisant les principales composantes du système ferroviaire – le réseau, les gares et les trains – la réforme de 2005 a démultiplié les organes de décision souverains et introduit dans le système des coûts de coordination supplémentaires. La nouvelle structure conduit en outre chaque entité du Groupe à défendre son pré carré dans la négociation des subventions publiques octroyées aux chemins de fer et à suivre sa propre logique économique, fut-ce au détriment de celle du Groupe, dans la définition et la tarification de ses services », indiquent Isabelle Durant, vice-présidente du Parlement européen, et Ronny Balcaen, député fédéral, dans une carte blanche publiée dans le journal Le Soir 2. Des problèmes qui entraineraient une série de surcoûts – estimés à 100 millions d’euros – et qui seraient à la base d’une baisse de la qualité du service.
Pour d’autres raisons, cette organisation du rail en Belgique est remise en cause aussi par la Commission européenne qui critique cette structure en holding mise en place pourtant dans la plupart des pays membres, 22 pays sur 27. Elle goûte aussi fort peu l’option prise chez nous d’un statut du personnel identique dans les trois entités du groupe. Mais plutôt que de reconnaître les difficultés opérationnelles qu’entraîne une séparation des métiers (unblunding) 3 au niveau des chemins de fer, la Commission s’entête à réclamer une séparation physique complète entre l’opérateur historique et le gestionnaire de l’infrastructure. Dans le schéma de la libéralisation, ce dernier joue, en effet, un rôle essentiel puisqu’il gère l’attribution et la répartition des sillons, la fixation de redevance pour l’utilisation du réseau, sa gestion en temps réel… Autant d’éléments qui, selon la commission, nécessitent une grande indépendance du gestionnaire du réseau pour éviter les soupçons d’entraves à la concurrence libre et non faussée inscrite dans les textes européens.
D’autres au contraire proposent de revenir à une structure plus intégrée. Ce qui ne serait pas en contradiction avec la législation européenne, car rien n’indiquerait à ce jour dans les textes européens l’obligation de scinder les opérateurs publics en plusieurs entités. Pour garantir la concurrence, il s’agirait, dans cette optique, de renforcer le rôle et l’indépendance du régulateur du marché libéralisé au détriment des prérogatives du gestionnaire de réseau. Cette question est un des enjeux importants des négociations en cours au niveau européen qui prévoient d’accroître encore la libéralisation.

Dettes et services publics

Depuis de nombreuses années, la SNCB doit faire face à un endettement massif qui est avant tout structurel et non accidentel. Mais, il est aussi le résultat de mauvais choix en matière de gestion : ABX, investissements de prestige dans les gares, frais de consultance et rémunérations du top management trop élevés, dédoublement inutile d’activités… Il est aussi en partie conjoncturel, ces dernières années la crise économique a vu un ralentissement important des activités fret qui a plombé les comptes du groupe.
Aujourd’hui, l’endettement consolidé du groupe est de plus de 3 milliards d’euros. À la fois pour répondre au carcan européen et pour respecter le contrat de gestion, la SNCB a l’obligation d’assainir ses finances. La situation financière de l’opérateur SNCB est de loin la plus problématique. En 2009, son résultat opérationnel s’est clôturé par un déficit (EBITDA) de 263,9 millions d’euros et de 102,2 millions d’euros en 2010. L’objectif de la direction est de réduire le déficit opérationnel de 78 millions d’euros en 2012, et d’atteindre l’équilibre d’ici 2015.
C’est l’absence de reprise de la conjoncture économique dans le secteur cargo qui tire vers le fond les finances de l’ensemble de l’entreprise. Environ 430 millions d’euros d’actifs (locaux, matériel roulant) ont été transférés au premier février 2011 lors de la mise en exploitation et le transfert d’activité vers la filiale privée SNCB Logistics SA. À cela s’ajoute, une participation financière de la SNCB holding d’environ 135 millions d’euros. Aujourd’hui, la recapitalisation de la filiale fret se fait au détriment de l’offre des voyageurs. Et c’est en partie parce qu’il faut renflouer ce secteur libéralisé que l’on touche à l’offre voyageur et donc aux missions de services publics de la SNCB.
Conséquence, le 18 octobre dernier, le Conseil d’administration de la SNCB a annoncé, parmi une série d’autres mesures d’économies, la suppression de 193 trains dès le mois de décembre 2012. Une décision qui passe mal du côté syndical, évidemment, mais également parmi les diverses associations environnementales (lire l’interview de Céline Tellier d’Inter-Environnement Wallonie en page 7) et des navetteurs. Un « front commun élargi » s’est d’ailleurs réuni à cette occasion devant le siège de la SNCB à Bruxelles pour dénoncer ce plan d’économie qui est en contradiction complète avec un discours qui ne cesse de répéter qu’il faut abandonner sa voiture pour les transports en commun.

Pas assez rentable

Les lignes supprimées n’ont évidemment pas été choisies au hasard. Elles l’ont été, car elles sont considérées, par la direction du groupe, comme trop « peu fréquentées ». En d’autres termes, elles ne sont pas assez rentables. Cette décision n’augure rien de bon pour l’avenir du transport des voyageurs en Wallonie. En effet, la population y est moins nombreuse et moins dense qu’en Flandre faisant que beaucoup de lignes ferroviaires de Wallonie traversent des zones rurales qui ne sont pas rentables. Quid de leur avenir ?
Pour réduire cet endettement, toutes les entités du groupe sont mises à contribution selon le mécanisme de solidarité entre filiales. Infrabel est ainsi sollicité pour participer à l’équilibre financier consolidé du Groupe SNCB à hauteur de 81 millions d’euros dans l’objectif 2012. Ces mesures d’économie vont avoir également des répercussions négatives sur ses missions de services publics. Elle va devoir réduire l’entretien de certains tronçons de ligne et ralentir ses investissements.
Comme l’état des lignes en Wallonie est aussi dégradé que celui des autoroutes, il est aisé de comprendre que la diminution de l’entretien aura une répercussion négative sur la vitesse des lignes et donc sur la régularité du trafic, et de la vitesse commerciale. Cette dégradation rendra Infrabel complice et acteur d’une mort annoncée des lignes en zones rurales. On rappellera d’ailleurs que de nombreux problèmes actuels des chemins de fer en Belgique sont déjà la conséquence du manque d’investissement chronique dans les infrastructures durant les années 1980 et 1990.

Productivité en hausse

Si des économies doivent sans doute être réalisées au niveau de la SNCB - notamment en matière de frais cumulés de consultance qui s’élèvent à 225 millions d’euros en 2010 ! - faire croire que l’on va pouvoir assurer l’avenir du rail en multipliant les mesures budgétaires et en diminuant l’offre aux voyageurs est une option peu crédible. Les installations et le matériel roulant nécessitent de nombreux investissements pour assurer la sécurité sur le réseau, mais aussi rendre l’offre plus attrayante en matière de ponctualité et d’accessibilité.
Du côté de l’emploi, le nombre d’équivalents temps plein est passé de 68.000 en 1982 à 37.00 en 2010. Alors que parallèlement on constate une forte augmentation du nombre de voyageurs transportés (voir graphique). Plus 2,5 % en 2010 pour un total de 215,3 millions de voyageurs. Sur une plus longue période, la SNCB a enregistré une hausse de 50 % sur ces dix dernières années! Conséquence logique, en dix ans la productivité calculée comme le rapport entre le nombre de voyageurs transportés par équivalent temps plein employé à la SNCB a augmenté d’environ 60 %. Ce qui rend difficilement compréhensibles les problèmes financiers actuels de la SNCB.
Enfin, ce plan d’économie est en contradiction avec la nécessité de promouvoir une mobilité durable qui rend indispensable un report modal massif de la voiture vers le rail. Le rapport 2010 de la SNCB-Holding souligne que « par comparaison avec un déplacement moyen en voiture, un déplacement moyen par le train représente la moitié moins d’énergie (…) Aux heures de pointe, le train est 7 à 9 fois plus économe ». 4
Sans parler de tous les problèmes que pose la congestion des routes qui existent en particulier dans et aux abords des grandes villes : Bruxelles, Anvers, Liège… Une étude réalisée pour le compte de la Commission européenne 5 indique que la congestion routière correspond à un coût de 0,7% du PIB, soit environ 2,4 milliards d’euros. Une estimation minimale, car d’autres études en la matière estiment le coût externe de la congestion à 2% du PIB.

Prévoir l’inéluctable?

On peut penser aussi que les décisions budgétaires récentes visent à préparer l’opérateur de service public à la libéralisation totale du secteur. Et ne sont-elles, sans doute, qu’un avant-goût de ce qui risque de se passer dans la bataille du rail qui s’annonce. Pourtant, si rien n’a encore été décidé dans ce sens, un large consensus économique et politique semble acquis à cette décision. La FEB, par exemple, dans une étude récente sur la SNCB en appelle à se préparer « à l’inéluctable libéralisation du trafic voyageur domestique ». 6 Mais, rappelons-le, il s’agit aussi de la position officielle de la Belgique sur le sujet. 7
Si la libéralisation ne semble donc faire aucun doute, la question est de savoir si cette décision est de nature à améliorer la situation générale du rail en Belgique. Plusieurs éléments nous amènent à une certaine prudence. Scénario largement éculé, cette « préparation » visera à augmenter la rentabilité du groupe avec deux conséquences probables. Premièrement, via une diminution de l’offre de service public. Les lignes les plus rentables pourraient être la cible des nouveaux opérateurs privés ce qui aura pour conséquence de fragiliser le financement des lignes moins rentables via le système actuel de péréquation interne. 8 En bout de course, la pression sera maximale pour supprimer des lignes devenues, par la force des choses, de moins en moins rentables. Deuxièmement, via une pression accrue sur le personnel pour augmenter la productivité de l’entreprise comme cela est inscrit dans la directive 91-440.
D’un point de vue plus technique, le fait que le réseau belge des chemins de fer soit particulièrement dense, largement saturé, et avec de nombreux goulots d’étranglement (comme à Bruxelles), risque de rendre cette ouverture à la concurrence particulièrement chaotique avec tous les problèmes de sécurité et de ponctualité que cela pourrait entraîner.
En matière de prix, si on se base sur l’expérience du trafic international voyageur totalement libéralisé depuis plusieurs années, on constate plutôt une augmentation des tarifs que l’inverse. Quant à l’amélioration des services qui est constatée dans ce segment, elle est bien plus la conséquence d’une bonne coopération qui s’est établie entre divers opérateurs historiques (Ex. Thalys, Eurostar…) qu’aux vertus de la concurrence.
En filigrane, se pose toujours la même question : est-il compatible de vouloir exposer à une concurrence sauvage les sociétés ferroviaires traditionnelles avec la prescription de nombreuses contraintes sociales, économiques, environnementales opposées à la recherche de profit ?

Co-écrit par Dominique Dalne.


 

1. Arrêté royal d’exécution du 28 octobre 2004 (M.B. du 17.11.2004).
2. « Groupe SNCB: il faut recoudre le patient », Carte blanche, Le Soir, 14 septembre 2011.
3. Le manque de coordination et l’absence d’économies d’échelle sont des problèmes “classiques” dans le cadre d’opération de séparation (unblinding) d’activités suite à la libéralisation d’une industrie de réseau.
4. Rapport annuel SNCB, 2010, (résultat au périmètre de 2008), pp. 25-26.
5. http://ec.europa.eu/transport/sustainable/2008_external_costs_en.htm
6. «Des gains d’efficience considérables à réaliser au sein du Groupe SNCB», annexe à l’Infor FEB n° 30, 6 octobre 2011.
7. Le Soir, 24/05/2011.
8. Les bénéfices des lignes rentables permettent de compenser les pertes des lignes moins rentables.

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