Selon les critiques néolibérales, l’État-providence s’avère inefficace pour réduire la pauvreté. En outre, et il s’agit probablement du reproche le plus interpellant, il inciterait les bénéficiaires à s’installer dans l’assistanat. En d’autres termes, ce système déresponsabiliserait l’individu. Toutefois, sanctionner le chômeur ou le malade risque d’aggraver une situation déjà précaire surtout dans un contexte de crise financière et économique dont il subit déjà les effets.

 

La crise économique et financière, la globalisation et un courant de pensée néolibéral dominant alimentent non seulement la méfiance à l’égard de l’État-providence, mais aussi une critique qui remet ses fondements en question. Au nom de la nécessaire compétitivité et de la liberté et propriété individuelles, il devient périlleux de proposer des hausses de cotisations ou d’impôts pour financer les biens publics et notamment les dépenses sociales. De partout est lancé l’appel à la « responsabilité individuelle ». Mais de quoi cette « responsabilité » est-elle le nom ? Doit-on l’accepter comme fossoyeur de la solidarité ou peut-on espérer la mobiliser pour refonder la solidarité ? Nous proposons ici un constat objectif des effets de ce discours responsabilisant et traçons les premières lignes d’une responsabilisation alternative.

Se méfier du « mérite »

La théorie économique dominante postule l’existence d’un homo oeconomicus rationnel, maximisateur, froid, qui en permanence fait des choix qui lui apportent le maximum de satisfaction. Une telle conception de l’individu amène inévitablement à considérer que ce qui nous arrive est le fruit de notre volonté. C’est donc en connaissance de cause que le chômeur n’aurait pas tout entrepris pour garder son emploi et qu’il ne ferait pas tout ce qui est possible pour retrouver un travail. Le malade aurait volontairement adopté un style de vie « sanitairement incorrect » en sachant pourtant qu’il risquait d’en subir les conséquences. En d’autres termes, nous mériterions ce qui nous arrive, nous serions bien responsables de notre situation financière, professionnelle, sanitaire, familiale… Il y aurait d’une part une sorte de « mérite positif » : quand nous récoltons les fruits de notre travail, nous sommes alors persuadés que tout le mérite nous revient quand nous obtenons un diplôme, une récompense, quand nous touchons notre salaire. D’autre part, il existerait une forme de « mérite négatif » : le malade souffrant d’un cancer du poumon ne devrait s’en prendre qu’à lui-même puisqu’il n’a pas cessé de fumer malgré les campagnes de prévention et les avertissements de ses proches et de son médecin. Nous ne sommes toutefois pas toujours très cohérents dans notre évaluation de notre mérite et de celui des autres. Nous aurons ainsi tendance à penser que les autres ne méritent pas, autant que nous, leur plantureux salaire ou bien, que nous ne méritons pas la maladie dont nous souffrons, car nous estimons que notre style de vie a été irréprochable. Évidemment, cette manière d’appréhender ce qui nous apparaît être la « réalité » rend la solidarité problématique. En effet, pourquoi accepter de se faire « spolier » une partie d’un salaire bien mérité pour financer la sécurité sociale dont bénéficient des personnes imprévoyantes ou irresponsables ?

Un antidote à la crise ?

Ce sentiment est d’autant plus prégnant en temps de crise lorsqu’il faut augmenter les recettes et réduire les dépenses de l’État afin d’assurer l’équilibre budgétaire. C’est alors que l’on entend des propos stigmatisants à l’égard des bénéficiaires de la protection sociale qui ne sont pas seulement responsables de leur situation, mais aussi des hausses d’impôts nécessaires pour couvrir leurs frais notamment de santé. Il faut donc les « responsabiliser », les rendre « comptables » de leurs dépenses. La liste des moyens de « responsabiliser » financièrement le patient est déjà longue (Léonard, 2004, Léonard, 2006), mais elle tend à s’allonger en période de crise. Récemment, le docteur Brugada, cardiologue belge, estimait qu’il fallait cesser de rembourser les soins de santé aux patients qui avaient bénéficié d’une intervention cardiaque et qui ne s’arrêtaient pas de fumer. En Hongrie, les patients diabétiques devraient prouver qu’ils suivent rigoureusement un régime alimentaire s’ils souhaitent bénéficier du meilleur traitement pour leur affection. Toujours pour réduire les dépenses de santé, l’Espagne va introduire un système de tickets modérateurs pour les médicaments. En Allemagne, il est proposé de supprimer l’obligation de s’assurer pour les soins de santé, car les plus défavorisés ne parviennent pas à payer leurs primes qui doivent alors être prises en charge par les caisses d’assurance maladie. Ces illustrations du mouvement de « responsabilisation financière » des patients ne disent évidemment rien des effets délétères qu’elles auront inévitablement sur l’accès aux soins et la santé des patients les plus fragilisés. Car les études montrent que ce type de mesures accentue les problèmes de santé, mais aussi qu’elles ne sont pas efficaces, voire contreproductives pour réduire les dépenses (Lohr et al., 1986, Schmidt, 2007b, Schmidt, 2007a, Schmidt, 2008, Stock et al., 2010, Turquet, 2012). À terme, il faut donc soit assumer des dépenses plus importantes pour des personnes souffrant de maladies qui se sont aggravées ou tout simplement choisir de ne pas s’en préoccuper, une option difficilement envisageable d’un point de vue humaniste.

Les plus démunis : tous irresponsables ?

Ce sont les plus fragiles qui sont le plus durement touchés par ces mesures de responsabilisation financière, ils cumulent très souvent une pauvreté multidimensionnelle (financière, relationnelle, culturelle) et des problèmes de santé physique et mentale multiples. Serait-ce parce qu’ils sont, plus que les autres, irresponsables, peu soucieux de leur santé ? Est-ce le fruit de leur volonté si on retrouve au sein des catégories socioéconomiques les plus faibles, plus de fumeurs (Charafeddine, 2012), plus de comportements « moins sains » (Drieskens, 2009), un taux d’obésité plus élevé (Charafeddine, 2009) ? Est-ce de manière délibérée que les personnes les plus fragilisées accèdent à une santé de moindre qualité (Bossuyt, 2004), que leur espérance de vie est moins élevée (Deboosere, 2009), qu’elles passent une plus grande partie de leur vie avec des limitations physiques et des incapacités (Charafeddine, 2011) ou des maladies chroniques (Nusselder, 2005) ?
En ce qui concerne la consommation de soins, si l’on tient compte de l’âge, du sexe, du degré d’urbanisation, du type de ménage et du statut de santé, on constate à nouveau que les personnes les plus défavorisées ont moins de contacts avec le spécialiste, le dentiste et le physiothérapeute (Van der Heyden, 2003). Des résultats qui semblent d’ailleurs généralisables pour la plupart des pays développés (Hurley et Grignon, 2006, Van Doorslaer et al., 2006). En termes d’égalité d’accès aux soins, il est également important de vérifier si, au-delà de l’appartenance ethnique, du sexe, de l’âge ou du statut socio-économique, certaines catégories de malades ne sont pas désavantagées comme il semble que ce soit le cas pour les patients psychiatriques au Canada (Kisely et al., 2007).
Enfin, l’état de santé est globalement associé à un niveau de revenu moins élevé. En Belgique, si des inégalités sont constatées au sein des deux régions, Wallonie et Flandre, l’inégalité d’espérance de vie au sein de la Wallonie est plus forte que celle constatée en Flandre (Dalstra, 2005). Entre les deux régions, on constate également une différence d’espérance de vie et une différence d’espérance de vie en bonne santé. La population de la Région wallonne non seulement vit moins longtemps, mais vit aussi moins longtemps en bonne santé perçue (Van Oyen, 1996). Si l’on caractérise les « milieux de vie » en fonction du revenu, de la densité de population, du type d’activité économique et du niveau d’éducation, on constate que le taux de mortalité est inférieur dans les communes aisées (Drieskens, 1994). Toutefois, l’état de santé n’est pas seulement associé au niveau de revenu de l’individu ou de la région où il vit, il est aussi associé à une répartition inégalitaire des revenus au sein d’une société. L’état de santé est d’autant moins bon que les individus vivent dans une société inégalitaire (Braveman, 2003, Daniels, 2008, Jackson, 2010, Rowlingson, 2011, Van Oyen, 2010). Il est admis que le sentiment d’inégalité pèse sur l’individu, qu’il limite son degré de liberté, qu’il génère un stress pour celle et celui qui sent qu’il est dépendant, que son champ des possibles est réduit (Deaton, 2003).

Besoin de solidarité, besoin de responsabilité

La solidarité est donc malmenée par un mésusage du concept de mérite et par les mesures de responsabilisation financière qui apparaissent contreproductives et inéquitables. Elles alourdissent la charge de celles et ceux qui sont déjà frappés par des problèmes qui se cumulent et s’alimentent mutuellement : une mauvaise santé appauvrit, mais la pauvreté est aussi à l’origine d’une mauvaise santé. Ce constat appelle donc un regain de la solidarité, mais il semble que les populations qui bénéficient d’un système solidaire obligatoire préfèrent un système de solidarité courte (Koster, 2009). Cette attitude atteste peut-être de la dilution du lien entre l’individu et le système. Il ne s’identifie plus assez au système de protection sociale et il n’est donc pas étonnant qu’il rechigne à l’assumer financièrement. Toutefois, un regain de confiance et de volonté à refonder le système ne peut venir d’une quelconque injonction. C’est d’une responsabilité collective dont la solidarité a besoin et donc, d’une responsabilité individuelle de chacun pour soi-même et à l’égard des autres. La responsabilité n’est pas incompatible avec la solidarité, elle en est le fondement. Mais cette responsabilité ne peut être confondue avec des mesures de pseudo-responsabilisation, des mesures de transfert de responsabilité du collectif vers l’individu qui prennent des formes financières et qui se fondent sur la « croyance » en un individu calculateur qui agit uniquement pour son intérêt.

Besoin de liens, besoin de liberté

Il est donc essentiel de reformuler, de reconstruire, de repenser la responsabilité afin de refonder la solidarité. Toutefois, nous ne pouvons nous contenter d’une solidarité « froide» , c’est-à-dire administrative, réglementaire, légale même si elle s’avère pertinente et efficace. Car « un versement bancaire ne remplacera jamais la voix, le regard d’un semblable » (Merckaert, 2012). Au-delà d’un système obligatoire, c’est donc bien d’une solidarité chaude dont l’humain a besoin, mais une telle solidarité ne s’impose pas réglementairement, elle ne répond pas à une injonction, elle ne peut faire l’objet de droits à l’instar de l’égalité (Le Goff, 2012); elle se désire, elle se vit au quotidien. Nous avons toutes et tous besoin de liens, de fraternité, de nous sentir l’égal de l’autre. Il nous faut donc (re)trouver une réelle liberté et donc une réelle responsabilité à l’égard de nous-mêmes et des autres, et c’est alors seulement qu’il sera possible de construire ensemble un réseau dense de solidarité « froide » et « chaude », sans opposer les deux systèmes, mais en assumant pleinement leur développement et leur complémentarité. Nous devons trouver le moyen de développer une liberté qui sera de nature à nourrir une responsabilité, non pas écrasante comme celle qui nous est proposée par un système néolibéral, mais bien « capacitante », une responsabilité qui nous rend capables de penser et d’agir par nous-mêmes.
(*) Economiste de la santé et docteur en sciences médicales UCL, HELESI (Health, Ethics, law, Economy and Social Issues) & HELHa (Haute Ecole Louvain en Hainaut). Directeur de recherches au KCE (Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé)1.



1. L’auteur s’exprime ici en son nom propre et ses propos n’engagent en rien le KCE.