L’accord institutionnel pour la sixième réforme de l’État prévoit le transfert d’un pan important de la sécurité sociale vers les entités fédérées. Pour le secteur de la santé, ce ne sont pas moins de 16 % du budget de l’assurance maladie (soit 24 milliards d’euros en 2011) qui seront communautarisés. S’il ne s’agit que de quelques pages dans l’accord institutionnel, les changements seront néanmoins considérables et les enjeux majeurs. Il s’agit notamment de préserver la solidarité et de se prémunir contre les risques de privatisation du secteur.

 

L’accord institutionnel et les conséquences qu’il implique en matière de soins de santé sont l’occasion de mettre en évidence les mécanismes et les principes qui font de notre système de santé belge l’un des plus performants au monde ; mécanismes qu’il conviendra dès lors préserver au niveau des entités fédérées. C’est également l’occasion de se tourner vers l’avenir, et de réfléchir aux enjeux, comme le vieillissement de la population qui impliquera une nécessaire coopération entre tous les acteurs concernés, mais également aux risques tels que la privatisation et la marchandisation des soins.

 Un peu d’histoire

Le vingtième siècle a vu la plupart des pays européens étendre progressivement la couverture des risques sociaux à tous leurs citoyens. La Belgique, au même titre que la France et les Pays-Bas, a construit son système de protection sociale sur base du modèle bismarckien, d’influence allemande, qui diffère du modèle beveridgien d’influence britannique.
Quels sont les grands principes qui distinguent les deux systèmes ? Les systèmes d’influence bismarckienne organisent traditionnellement une solidarité entre les actifs fondée sur le travail. Les allocations octroyées (chômage, invalidité, etc.) sont proportionnelles à la rémunération perdue. Le financement se fait largement par des cotisations sociales (des employeurs et des travailleurs) proportionnelles au salaire. En conséquence, le système de protection sociale est cogéré par les employeurs et les salariés eux-mêmes (gestion paritaire).
Les systèmes d’influence beveridgienne sont quant à eux universels et se donnent pour mission d’assurer une même protection minimale à tous les citoyens. Ils prévoient des allocations forfaitaires identiques pour tous. Le financement se fait par l’impôt, et le système est surtout géré par l’État.
Dans tous les pays qui ont adopté le modèle bismarckien, la protection s’est peu à peu généralisée par l’extension à des catégories de population initialement non protégées (étudiants, travailleurs indépendants, etc.). Par exemple, la Belgique a progressivement rendu accessible son système de soins de santé à tous les résidents belges. Ainsi, depuis le 1er janvier 2008, les indépendants et les salariés bénéficient des mêmes prestations de soins (la couverture des petits risques a été intégrée au sein de l’assurance maladie obligatoire pour les indépendants).

La place centrale des partenaires sociaux

La gestion du système d’assurance maladie obligatoire repose principalement sur le modèle de la concertation sociale. Ce sont les partenaires sociaux – prestataires et organismes assureurs dans un premier temps, auxquels sont associés les représentants patronaux et syndicats dans un second temps – qui identifient les besoins à couvrir et décident des moyens à mettre en œuvre. Le secteur est ainsi directement associé, dans un modèle de cogestion, tant au niveau des initiatives à prendre qu’au niveau décisionnel, à la politique menée.

Les avantages d’un tel système sont les suivants :
• les acteurs de terrain (organismes assureurs, prestataires de soins, etc.) définissent la politique de santé, ce qui permet à celle-ci de coller au plus près des besoins des patients. La concertation sociale est ainsi un gage de cohésion sociale et de démocratie participative ;
• le paysage politique et gouvernemental change au gré des élections contrairement aux partenaires sociaux qui sont un gage de stabilité. Ceux-ci permettent ainsi une réelle continuité et cohérence dans la politique de santé à mener à court et long terme ;
• par la démocratie participative et la stabilité quelle garantit, la concertation sociale permet ainsi plus de souplesse dans l’évolution du système, la nécessaire adaptation aux besoins et la maîtrise des coûts. Dans les modèles d’inspiration beveridgienne, l’État (Parlement et Gouvernement) fixe la politique globale et le ministre, aidé par son administration, intervient tant en terme d’initiative que de décision pour définir les besoins et les moyens. Le secteur peut éventuellement être associé à la décision au travers d’un organe d’avis (fonction consultative), dont la composition peut varier selon le degré d’implication souhaité par l’exécutif. L’avis du secteur est généralement non contraignant.

Les inconvénients liés à un tel système sont les suivants :
• la représentation du secteur est aléatoire et dépend de la volonté du politique. De plus, son avis est non-contraignant ;
• par conséquent, il y a un risque plus important que la politique menée ne réponde pas aux besoins des bénéficiaires, mais également que celle-ci ne soit pas suffisamment axée sur le long terme ;
• la faible implication des partenaires sociaux implique en outre un risque de dualisation plus élevé, avec d’un côté un système étatique accessible et de qualité relative et de l’autre le marché offrant des prestations inaccessibles à une grande partie de la population ;
• un tel système peut être également révélateur d’une plus grande instabilité des recettes. Celles-ci provenant de l’impôt, elles peuvent être modifiées chaque année à l’occasion de l’exercice de confection d’un budget gouvernemental, à l’inverse des cotisations sociales dont la modification demande un accord social entre patrons et syndicats.

 

 Quelles compétences de santé seront transférées vers les entités fédérées ?

• L’accueil résidentiel en maisons de repos, en hôpital gériatrique isolé ou spécialisé en soins de longue durée isolé ;
• Les travaux de construction, de rénovation et de gros entretien des infrastructures hospitalières ;
• Certaines conventions passées avec des établissements de revalidation ;
• Les aides à la mobilité (e.a. voiturettes) ;
• L’allocation d’aide aux personnes âgées (APA) ;
• Les maisons de soins psychiatriques et les habitations protégées ;
• La politique de prévention et de dépistage des maladies ;
• Les éléments importants d’organisation des soins de première ligne.

Une organisation centralisée

L’organisation actuelle de notre système de santé permet de mener une politique de santé optimale, flexible et cohérente. Le trait principal de cette organisation est que les décisions relatives aux différents secteurs de la santé (honoraires médicaux, hôpitaux, maisons de repos, soins infirmiers, etc.) sont centralisées au niveau de l’INAMI (où sont représentées les mutualités) et du SPF Santé publique. Cette approche transversale permet de pouvoir adapter l’offre de soins aux besoins qui sont en constante évolution.
Par l’augmentation des besoins en soins chroniques, beaucoup de lits hospitaliers ont ainsi été reconvertis par le passé en lits en maison de repos et de soins (MRS). Il en a été de même pour certains lits en hôpitaux psychiatriques qui ont été reconvertis en lits en maison de soins psychiatriques (MSP). Pour l’avenir, un chantier important est la diminution du nombre de lits aigus à l’hôpital (la Belgique est un des pays européens ayant le plus grand nombre de lits par 1000 habitants, soit 4,3 lits en 2008) au profit de services de revalidation et de convalescence, et du développement des soins infirmiers à domicile. Ceci permettra un meilleur suivi via des soins plus appropriés, moins de réadmissions et plus de proximité. Cette évolution doit aller de pair avec la révision du mode de financement des hôpitaux ainsi qu’une meilleure couverture des coûts à charge du patient hors de l’hôpital.
Un autre chantier important est la structuration de la première ligne. Ces dernières années, toute une série de mesures ont été prises pour revaloriser la médecine générale, mais également encourager les prestataires à s’installer dans les zones en pénurie : soutien administratif, aides à l’installation (Fonds Impulseo), financement des postes de garde, subsidiation du réseau informatisé sécurisé, etc. Pour aller plus loin dans le développement et la meilleure répartition de l’offre de soins, les conditions à la subsidiation accompagnant ces mesures doivent être renforcées ; ceci devant permettre de davantage structurer la première ligne à l’instar de la seconde ligne. On doit par exemple veiller à ce que les postes de garde médicale soient coordonnés avec les services d’urgence des hôpitaux.
Ces différents enjeux et défis ne seront possibles que si l’organisation future des compétences transférées se fait dans un lieu unique d’expertise et de décision, qui travaille de manière concertée avec le niveau fédéral.

Des moyens garantis et solidaires

Le mode de financement de notre modèle d’assurance sociale garantit une solidarité horizontale (entre bien-portants et malades) et verticale (entre riches et pauvres). Le financement est assuré à plus de 60 % par des cotisations sociales proportionnelles au revenu. Ainsi, les assurés cotisent non pas en fonction du risque qu’ils courent, qui est inégalement réparti, mais en fonction du revenu dont ils disposent.
S’il est vrai que les modèles de type beveridgien permettent aussi une certaine forme de solidarité (financement par l’impôt qui est proportionnel au revenu), il n’est pas certain que celle-ci soit garantie, en particulier en période de crise et au gré de la couleur politique des partis au pouvoir. En effet, les moyens sont alloués indirectement via l’impôt à la protection sociale contrairement à notre modèle qui est directement financé par les cotisations sociales. On a pu voir dans l’actualité récente que la Grande-Bretagne a fait des coupes importantes dans les budgets alloués au système national de santé (NHS), et qu’un pan important de celui-ci a été privatisé.
Ainsi, dans la future gestion des compétences de sécurité sociale qui vont être transférées aux entités fédérées, il est dès lors essentiel de maintenir un financement qui soit réellement solidaire, afin d’éviter toute forme de dérives telles que nous pouvons l’observer au Royaume-Uni, et plus récemment au Canada.

Une solidarité forte

Les recettes de sécurité sociale sont gérées globalement. Cette gestion globale se fait au niveau de l’Office national de Sécurité sociale (ONSS) sous la supervision du Comité de Gestion de la Sécurité sociale (constitué de représentants des partenaires sociaux, des pouvoirs publics et du Collège inter-mutualiste). La gestion globale implique que les différentes branches de la sécurité sociale ne sont pas financées selon leurs rentrées financières propres, mais bien selon leurs besoins, permettant ainsi des transferts entre les branches en boni et les branches déficitaires1.
Par exemple, les bonis au sein de l’assurance maladie depuis 2005 ont permis des transferts importants de moyens vers les autres branches de la sécurité sociale : 350 millions en 2010 et 1,093 milliard en 2011 (sachant qu’en 2012, les bonis ont été récupérés pour combler le déficit de l’État).
Si la gestion globale garantit une réelle solidarité entre les diverses branches de la sécurité sociale, elle permet aussi de mener une politique globale et transversale. C’est également le cas plus particulièrement pour le secteur des soins de santé où, chaque année, la confection du budget permet de mener des arbitrages entre les différents secteurs et de mener ainsi une politique cohérente (par exemple concernant l’accueil des personnes âgées qui implique différents types de structures de logement et de soins).

Risques de privatisation et de marchandisation

L’accord institutionnel et le transfert de compétences qui l’accompagne présentent un risque de renforcer les phénomènes de privatisation et de marchandisation. Pour illustrer ce double phénomène, nous prenons l’exemple des maisons de repos, secteur le plus important parmi les matières transférées en santé.
Nous définissons ici la privatisation dans le secteur de la santé comme le glissement du financement des soins par des moyens publics vers un financement par des moyens individuels. Cela peut se faire directement via des (majorations de) paiements propres ou l’exclusion de prestations assurées ou indirectement via des (augmentations de) primes d’assurance complémentaire où seule la solidarité des risques joue un rôle et non plus la solidarité des revenus 2.
Par rapport à la croissance budgétaire actuelle du secteur des maisons de repos, le financement prévu par l’accord institutionnel risque d’être insuffisant, et dès lors d’impliquer un glissement inéluctable vers le financement privé. En effet, les compétences transférées en matière de santé ne seront à terme plus financées par la norme de croissance de 4,5 %. Les moyens fédéraux actuels, répartis entre les entités fédérées selon deux clés population différentes (sur base de la répartition des plus de 80 ans entre les entités pour les matières santé concernant les personnes âgées, et sur base de la répartition de la population totale pour les autres matières santé), seront majorés chaque année en fonction de la croissance du Produit intérieur brut (PIB), de l’inflation (évolution des prix) et de la population (afférant à la clé concernée). Pour les maisons de repos comme pour beaucoup d’autres secteurs, ces moyens risquent d’être insuffisants.
L’encadrement en MRPA-MRS-CDJ (maisons de repos pour personnes âgées, maisons de repos et de soins, centres de jour) représente, en 2011, 2,4 milliards d’euros. Si, en 2000, on avait appliqué le taux de croissance comme prévu par l’accord institutionnel, les budgets n’auraient cru en moyenne que de 4,7 % par an (hors inflation), contre 7,3 % effectivement. Ceci implique que, pour l’année 2011, il aurait manqué plus de 500 millions d’euros pour répondre aux besoins, et ce, alors que le vieillissement de la population va s’accentuer.
L’insuffisance des moyens financiers prévus par l’accord institutionnel risque de voir diminuer le contenu et la qualité des soins couverts afin de les contenir dans des coûts finançables par l’autorité3. Quant aux besoins non couverts, ils seront pris en charge par les patients qui en ont les moyens, ce qui ne fera qu’accentuer les inégalités en matière d’accès à la santé.
La question de la privatisation est d’autant plus cruciale qu’actuellement les frais à charge des patients dans le secteur des maisons de repos sont déjà importants. Outre l’intervention de l’INAMI qui fait l’objet du transfert vers les entités fédérées, les frais de fonctionnement d’une maison de repos sont également financés par un prix journalier à charge du patient. Celui-ci vise à couvrir les frais d’hébergement comme le séjour en chambre, les repas, etc. Au 1er janvier 2008, le prix journalier moyen s’élevait à 972 euros par mois en Région wallonne et à 1.059 euros par mois en Région bruxelloise. Par rapport à la pension moyenne, cela fait respectivement une différence de 10 % (pension moyenne de 881 euros par mois) et 24 % (pension moyenne de 854 euros par mois) 4.
Un sous-financement et l’augmentation des interventions personnelles dans les soins peuvent engendrer une augmentation du rôle des organisations marchandes dans le secteur des soins (par exemple les seniories commerciales offrant un logement de qualité n’existant pas dans le cadre des soins prodigués par les pouvoirs publics aux personnes âgées). En Wallonie et à Bruxelles, le secteur commercial des maisons de repos est dans une large mesure majoritaire. Il représente plus de 50 % des lits en Wallonie et 60 % à Bruxelles (contre moins de 20 % en Flandre). Et ces quinze dernières années, c’est le secteur qui a le plus augmenté (comparé aux lits relevant des CPAS et du secteur privé non lucratif).

Une nécessaire coopération entre entités

La Belgique est petite et l’offre de soins n’est pas toujours répartie de manière uniforme sur le territoire. Si on prend l’exemple des hôpitaux gériatriques isolés qui font l’objet du transfert de compétences, 53 % des dépenses se font sur le territoire bruxellois, alors que la capitale compte un peu moins de 10 % des personnes de plus de 80 ans. Des Wallons et des Flamands se faisant soigner à Bruxelles, la future gestion des compétences transférées devra prendre en compte ces réalités.
La collaboration efficace entre entités fédérées sera également nécessaire pour éviter des pertes financières en matière d’économies d’échelle. Après les maisons de repos et les hôpitaux gériatriques, prenons l’exemple des voiturettes. Actuellement, ce type de matériel est remboursé par l’INAMI. Si les prix des voiturettes sont actuellement négociés par le Fédéral auprès des fabricants, le transfert pourrait impliquer des négociations différentes entre les diverses entités fédérées et ces mêmes fabricants. Chaque entité fédérée négociant des quantités moindres par rapport à ce qui est négocié actuellement au niveau du fédéral, le prix à l’unité risque fort d’augmenter.

Conclusions

Tout au long de cet article, nous avons pu mettre en évidence les différents mécanismes et principes qui font de notre système de santé « une success story ». Il faudra dès lors veiller au moment du transfert des compétences en matière de santé vers les entités fédérées à ne pas oublier d’où nous venons et ce que nous avons construit depuis de très nombreuses années :
• les partenaires sociaux sont impliqués de manière active dans la gestion et la définition de la politique de santé ;
• l’organisation et la gestion du système sont centralisées, et permettent dès lors d’adapter rapidement l’offre de soins aux besoins de façon transversale ;
• les sources de financement (principalement les cotisations sociales) sont garanties et permettent une réelle solidarité entre tous les bénéficiaires du système de santé ;
• la gestion globale permet un arbitrage des politiques menées et des glissements entre branches de la sécurité sociale selon les besoins.

Ces principes et mécanismes sont d’autant plus essentiels que l’avenir nous réserve des défis importants tels que le vieillissement de la population. Il sera en effet important de pouvoir adapter l’offre de soins en conséquence (en particulier en matière d’accueil résidentiel et de soins à domicile), et de faciliter le passage du domicile à la maison de repos, en passant par toutes les formes de soins intermédiaires (comme le court séjour, les centres de jours, etc.). De ce point de vue, la coopération entre entités fédérées, mais également avec le fédéral, est indispensable, et doit pouvoir se refléter dans le futur modèle de gestion. Il faudra également veiller à l’accessibilité financière de cette offre de soins, en restant vigilant par rapport au phénomène de privatisation et de marchandisation.



* Collaborateur au service Recherche et Développement de la Mutualité chrétienne
1. www.socialsecurity.be
2. S. Derieuw, «La marchandisation dans les soins de santé : une reconnaissance du terrain», 2007, MC-Informations 226 : 13-26.
3. Voir à ce sujet l’article de Paul Palsterman, « Institutionnel : les aspects sociaux de la réforme de l’État », dans Démocratie n°4 du 15 février 2012.
4. SPF Économie. 2009. «Étude sectorielle maisons de repos», p. 29.

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