Au moment où les représentants des travailleurs et du patronat sont en pleine négociation de l’accord interprofessionnel 2007-2008, Démocratie a souhaité étudier la manière dont le banc patronal est constitué, et comprendre quels sont les intérêts communs, mais aussi les divergences entre fédérations, selon leurs secteurs d’activités, leurs régions d’implantation, ou encore la taille des entreprises qu’elles ont charge de représenter.

Comme les travailleurs, les patrons ont de multiples raisons de s’associer pour défendre collectivement leurs intérêts : qu’il s’agisse de faire pression sur les fournisseurs de matières premières, de mettre sur pied des services d’études juridiques et économiques, de définir des positions communes face au pouvoir politique et aux syndicats, d’influencer l’image que se fait l’opinion publique d’une industrie, etc., l’organisation renforce l’action individuelle. Certaines associations d’entreprises ont un but purement commercial, comme les chambres de commerce. D’autres ont en commun d’être des organisations d’employeurs, qui sont les interlocuteurs des syndicats. La fonction de représenter les chefs d’entreprises vis-à-vis des syndicats est la fonction la plus connue des organisations patronales.
La plus importante organisation patronale est la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Elle est interprofessionnelle et établie sur le plan fédéral. Comme organisation interprofessionnelle, elle représente les entreprises des secteurs industriels et des services marchands. Elle n’affilie pas directement les entreprises, mais les fédérations sectorielles auxquelles sont affiliées les entreprises. Ce caractère de « fédération de fédérations » est central dans le fonctionnement de la FEB.
En principe, chaque fédération sectorielle (une seule par secteur ; elles sont au nombre de 33), représentée par un membre au conseil d’administration, est mise sur le même pied que les autres. Les décisions se prennent au consensus, ce qui veut dire qu’en pratique la voix des grandes fédérations n’est prépondérante que si celle des petites se range à leur côté. S’il fallait voter, les voix de l’industrie technologique (Agoria), de la chimie (Fedichem), de la finance (Febelfin), de la construction (Confédération Construction), etc. auraient le même poids que la Fédération belge de la brique ou que l’Association des fabricants de pâtes, papier et cartons de Belgique.
C’est dire que la FEB est représentative des aspects les plus généraux des intérêts des entreprises. Tout ce qui est de l’ordre de la concurrence entre elles est évacué. Ce n’est pas toujours sans peine, car des divergences d’intérêts existent entre elles, mais aussi entre secteurs. Songeons à l’exemple théorique des secteurs grands consommateurs d’énergie, qui ont intérêt à acheter l’énergie au prix le plus bas, et des secteurs qui produisent de l’énergie, qui ont intérêt à la vendre au prix le plus élevé. Songeons aussi aux secteurs à haute intensité de main-d’œuvre et ceux à haute intensité de capital : ils n’ont pas le même intérêt à s’opposer à une hausse des salaires ou des cotisations de sécurité sociale. Les secteurs qui peuvent facilement délocaliser leurs activités n’ont pas les mêmes intérêts que les secteurs des services, par définition captifs de leur clientèle locale.
Cela explique pourquoi la FEB défend des positions qui manquent parfois de nuances, et avec lesquelles les patrons, individuellement, peuvent ne pas être d’accord. L’un de ses leitmotivs actuels, « Pour sauvegarder la sécurité sociale, il faut travailler plus longtemps », est loin d’être partagé par tous les chefs d’entreprises, comme l’expérimentent tous les jours les personnes âgées à la recherche d’un emploi. Une position comme celle-là fait pourtant mouche et trouve facilement des appuis au niveau politique pour être traduite en mesures légales. Le martèlement systématique des slogans en faveur de la compétitivité des entreprises masque les différences énormes qu’ont entre eux les secteurs des services et les autres, face à cette contrainte. Tous se retrouvent cependant d’accord pour limiter le plus étroitement possible les hausses salariales, même si des différences sensibles s’observent entre les secteurs.
La FEB représente le patronat belge dans les instances internationales comme le Bureau international du travail ou le Comité consultatif économique et industriel de l’OCDE. En Belgique, elle a pour interlocuteur politique l’Autorité fédérale et son administration. Elle est représentée dans tous les grands conseils consultatifs fédéraux, dans lesquels elle siège en compagnie des représentants des trois grands syndicats interprofessionnels. Elle les retrouve dans les comités de gestion des grands organismes parastataux de sécurité sociale, qui ont aussi une portée fédérale.
Au niveau interprofessionnel, elle s’exprime souvent conjointement avec les organisations de classes moyennes (UCM et UNIZO) et avec les organisations d’agriculteurs (réunies dans le Front vert). C’est le cas par exemple pour la position qu’elles ont récemment prise en commun lorsque le Conseil central de l’économie a rendu public le rapport technique de son secrétariat sur « les marges maximales disponibles pour l’évolution du coût salarial ». C’est avec ces organisations que la FEB constitue le banc patronal de la négociation de l’accord interprofessionnel.

Les organisations régionales

En revanche, la FEB n’est pas présente au niveau régional, ni au niveau des communautés. Elle a conclu un accord avec trois organisations interprofessionnelles constituées sur le plan régional : l’Union wallonne des entreprises (UWE), l’Union des entreprises de Bruxelles (UEB) et le Voka – Vlaams Economisch Verbond – pour se partager les tâches en fonction des compétences des niveaux de pouvoirs. Il arrive qu’elle se prononce conjointement avec les trois organisations régionales, par exemple, récemment au sujet de la taxe sur les emballages prévue lors de la discussion sur le budget 2007 au gouvernement fédéral ou sur la politique climatique belge dans le contexte international. Un comité de contact entre les quatre organisations a été mis sur pied, dont l’objectif est de favoriser la cohérence des positions patronales au niveau fédéral et des régions.
Les trois organisations régionales sont les interlocuteurs patronaux respectivement du gouvernement wallon, du gouvernement bruxellois et du gouvernement flamand. L’Union wallonne des entreprises est peu en relation avec le gouvernement de la Communauté française parce que celui-ci est compétent essentiellement pour des matières qui appartiennent au secteur non-marchand. Des liens existent entre le niveau fédéral et le niveau régional puisque l’administrateur-délégué de chacune de ces trois organisations régionales siège au conseil d’administration de la FEB.
En principe, les organisations régionales ne devraient pas intervenir dans les matières fédérales, du ressort exclusif de la FEB. Pourtant, il arrive que le Voka prenne des positions en son nom propre à l’occasion par exemple des déclarations gouvernementales fédérales ou de la préparation des négociations de l’accord interprofessionnel. Le patronat flamand entend ainsi faire pression sur la FEB en adoptant souvent des thèses d’autant plus intransigeantes que ce n’est pas lui qui va s’asseoir à la table de négociation pour les défendre.
Les organisations patronales sont membres d’organisations supranationales, notamment européennes, qui défendent les mêmes intérêts à un niveau international. La FEB est membre de l’UNICE, l’organisation du patronat européen, interlocuteur de la Confédération européenne des syndicats. Mais chacune des fédérations membres de la FEB est membre de son équivalent au niveau international.
Contrairement à la FEB, les organisations régionales affilient directement des entreprises. Leur représentativité n’est pas aisée à évaluer, car le lieu d’implantation des sièges d’exploitation des entreprises n’est pas toujours le lieu d’implantation de leur siège social. Le Voka est connu pour représenter traditionnellement beaucoup plus de PME d’origine locale que ses deux consœurs. Ceci explique la position radicale qu’adopte souvent le Voka concernant les réformes institutionnelles. Plusieurs collaborateurs du Voka se retrouvent par exemple parmi les membres du groupe In de Warande qui a publié un manifeste pour une Flandre indépendante, très sévère pour l’économie wallonne et les dirigeants politiques wallons.
L’Union wallonne des entreprises, dont le siège est à Wavre, affilie environ 6000 entreprises. De nombreuses fédérations sectorielles ont conclu avec l’UWE des conventions de collaboration. Certaines de ces fédérations ont affilié tous leurs membres à l’UWE.
L’UWE siège au conseil de gestion du Forem, où ses chevaux de bataille sont la pénurie d’emploi observée dans certains secteurs et une ouverture accrue aux opérateurs privés de placement. Elle est aussi représentée à l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (AWEX) et au Conseil économique et social de la Région wallonne.
L’Union des entreprises de Bruxelles regroupe des entreprises qui ont un siège d’exploitation dans la Région de Bruxelles-Capitale, ce qui exclut les entreprises dont seul le siège social est établi dans la Région. L’UEB a mis en place des structures de collaboration avec la Chambre de commerce et d’industrie de Bruxelles afin d’adopter des positions communes sur le projet de Plan régional pour l’Emploi et la préparation du contrat de gestion de l’Orbem. L’UEB siège avec les syndicats au sein du Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale.
Le Voka est l’organisation représentative des entreprises de la région flamande. Voka-VEV est le nom que s’est donné depuis 2004 le VEV, le Vlaams Economisch Verbond, créé en 1926 dans la mouvance du mouvement flamand pour stimuler les intérêts économiques flamands et favoriser la flamandisation du monde des affaires en Flandre. Il est représenté dans une série d’organes consultatifs flamands, parmi lesquels le Conseil économique et social de Flandre (le Sociaal en Economisch Raad van Vlaanderen – SERV) et l’équivalent du Forem dans cette région, le Vlaamse Dienst voor Arbeidsbemiddeling en Beroepsopleiding (VDAB). Les positions du Voka en matière économique et sociale sont plus nettement néolibérales que celles de la FEB et des deux autres organisations régionales. Le Voka, plus enraciné dans le monde des PME que ses deux consœurs, adopte aussi des positions inspirées par le régionalisme flamand.

Classes moyennes

Le monde des organisations patronales comprend aussi les classes moyennes, bien que ce terme ne soit pas synonyme d’employeurs, ni de PME. Elles recouvrent l’ensemble des professions libérales et des indépendants (commerçants et des artisans), qui pour bon nombre n’emploient pas de travailleurs. La frontière entre les fédérations de la FEB et certaines associations du monde des classes moyennes n’est pas toujours très claire. La FEB entend aussi représenter les PME et certaines de ses fédérations sont aussi reconnues dans le cadre du Conseil supérieur des indépendants et des PME, qui regroupe environ 140 associations professionnelles et interprofessionnelles de classes moyennes. Cet organe désigne les membres des classes moyennes qui siègent au Conseil national du travail et au Conseil central de l’économie. Les deux principales organisations interprofessionnelles sont, en Flandre, l’Unie van Zelfstandige Ondernemers (UNIZO) et en Wallonie, l’Union des classes moyennes (UCM).
L’UNIZO (anciennement Nationaal Christelijk Middenstandverbond – NCMV) était, avec l’ACW, l’une des organisations à la base du parti social-chrétien flamand (CVP). Si l’UNIZO a gardé des liens avec l’actuel CD&V, il semble qu’il a effectué un rapprochement avec le parti libéral flamand (VLD).
L’UCM, dont le siège est situé à Wierde, près de Namur, possède 25 bureaux répartis sur l’ensemble du territoire wallon et à Bruxelles.
Les organisations de classes moyennes sont préoccupées par la défense des travailleurs indépendants et de leur statut social. Comme organisations d’employeurs, elles sont intéressées par les contrats d’apprentissage tout autant que par les contrats de travail. Leurs préoccupations vont souvent d’abord vers les problèmes fiscaux. Elles se plaignent souvent de la bureaucratie engendrée par les multiples réglementations dans le domaine de l’emploi et de la sécurité sociale. Elles ont tendance à réclamer un régime spécifique pour les PME en matière de fiscalité, de durée du travail et de charges sociales. Elles se montrent farouchement opposées à toute forme de représentation syndicale dans les PME. En général, elles appuient fermement les positions les plus restrictives des organisations patronales de l’industrie et des services en matière de baisse des charges patronales et de modération salariale.

Autres formes d’organisations

Il existe d’autres formes d’organisations patronales. Les plus anciennes sont les chambres de commerce. Certaines sont de grandes organisations, comme la Chambre de commerce et d’industrie de Bruxelles, qui offre un large éventail de services et qui organise de cours de gestion des entreprises et des cours de langues. Certaines organisations ont pour principal objectif l’accès à des marchés publics lancés par les pouvoirs fédéraux ou locaux. Certaines sont très spécialisées. Par exemple Febeliec, qui représente les grands consommateurs industriels d’énergie en Belgique. Cette organisation s’est montrée très concernée par l’annonce de la fusion entre Gaz de France et Suez. Elle est intervenue auprès des responsables politiques pour que les activités régulées, à savoir le transport et la distribution de l’électricité et du gaz restent séparées des activités soumises à la concurrence. Elle plaide également pour que Elia et Fluxys restent totalement indépendantes des producteurs et fournisseurs d’électricité et de gaz.
Les domaines d’actions des organisations patronales ne se limitent pas aux relations avec les syndicats. Les premières formes d’ententes patronales avaient pour but de réguler la concurrence dans certains domaines : entente sur le prix des matières premières, entente sur les prix, sur les salaires, etc. De telles ententes sont aujourd’hui réglementées, notamment au niveau européen. En fait, on est passé d’une stratégie de réduction de la concurrence à une stratégie de collaboration fonctionnelle. En s’unissant, les entreprises se donnent les moyens de partager des services qui seraient trop coûteux si elles devaient les assumer individuellement : services d’études économiques, juridiques, environnementaux, recherche de nouveaux marchés, programme de formation du personnel, etc. Les organisations patronales assument donc un certain nombre de services collectifs au profit de leurs membres. Elles sont aujourd’hui entrées dans des formes nouvelles de collaboration lorsqu’elles se penchent sur la responsabilité sociale des entreprises ou l’élaboration de code de conduite en matières sociale, environnementale, fiscale, de corporate governance, etc.
La défense contre les actions collectives des travailleurs et la résistance à la grève sont aussi à l’origine de certaines organisations patronales. À l’aube des luttes sociales, les patrons s’associaient pour se renforcer dans leur refus de négocier avec les représentants des travailleurs. Ces formes de solidarité ont été abandonnées depuis longtemps au profit d’une reconnaissance de l’interlocuteur syndical et même d’un soutien de l’interlocuteur syndical, à travers les primes syndicales versées aux fonds sociaux et redistribuées aux travailleurs syndiqués. D’une certaine façon, les patrons organisés sont en position de demandeur vis-à-vis des syndicats à partir du moment où ils comptent sur eux pour leur garantir la « paix sociale ».

Organisations patronales et groupes d’entreprises

Mais en fin de compte, que représente et que ne représente pas une organisation patronale ? On sait que le principal agent de l’économie n’est pas l’entreprise, mais le groupe d’entreprises. C’est à la société de tête du groupe qu’appartient la décision d’investir, de désinvestir, de restructurer, de fermer une entreprise, de délocaliser. La plupart des entreprises d’une certaine dimension (mais on n’exclut pas ici des PME) font partie d’un groupe et ces grandes décisions leur échappent en grande partie. La plupart des groupes sont multinationaux et leur centre de décision n’est pas en Belgique. Les groupes d’entreprises ont leur dynamique propre, leur centre de décision stratégique, leur objectif financier de rentabilisation des actifs investis dans le capital des sociétés liées ou des filiales. Ce sont là des dimensions qui échappent largement aux organisations patronales. La notion de groupe d’entreprises n’est pas prise en compte dans l’affiliation à une organisation patronale. Suez, par exemple, n’est pas formellement représenté au conseil d’administration de la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (FEBEG), membre de la FEB. Le groupe n’a d’ailleurs pas d’existence juridique propre. Ce sont les entreprises d’un groupe qui, comme sociétés commerciales, s’affilient à une organisation, et non le groupe auquel elles appartiennent. Ce décalage entre entreprises et groupes d’entreprises s’est toujours fait sentir. Ce sont les groupes d’entreprises qui sont capables de peser sur la décision politique, comme aujourd’hui ce sont les grands groupes internationaux qui sont capables d’influencer la Commission européenne ou l’Organisation mondiale du commerce. Il existe des réseaux plus ou moins formels d’entreprises multinationales. Ces réseaux sont des structures très légères au sein desquelles se rencontrent les hauts responsables des sociétés multinationales. Les formes d’action qu’elles exercent à travers ces structures s’apparentent plus à du lobbying, c’est-à-dire à des formes non institutionnalisées de contacts avec les administrations et les autorités publiques.

Étienne Arcq - Rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire du Crisp

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