Dans un précédent numéro de Démocratie (n° 10), nous avons disséqué les enjeux liés à l’âge de la retraite (« Faut-il relever l’âge de la retraite ? »), aux fins de carrière, et en particulier à la question des prépensions. Dans les lignes qui suivent, nous poursuivons l’enquête en nous penchant cette fois sur le travail des pensionnés ainsi que sur les pensions de survie.


Au cours des dernières années, le législateur a élargi les possibilités d’emploi des pensionnés, avec pour objectif avoué de permettre aux « jeunes pensionnés » de compléter leur pension légale par un revenu du travail. Certains parlent même à ce sujet de « quatrième pilier de pension » ! Pour les revenus d’activité salariée, le montant cumulable est de plus de 21 400 euros par an (26 000 si le travailleur a des enfants à charge) : c’est donc un salaire brut mensuel de l’ordre de 1 800 euros, bien davantage que le salaire minimum garanti. Il n’existe pas de dispense d’assujettissement à la sécurité sociale pour les emplois de ce type. Les cotisations versées contribuent donc au financement de la sécurité sociale, sans ouvrir de droits supplémentaires pour le travailleur lui-même. En ce sens, le travail des pensionnés peut aussi contribuer à l’équilibre financier du système, au même titre que l’emploi des travailleurs âgés.
Ceci dit, le travail des pensionnés se heurte traditionnellement à la réticence des organisations syndicales, mais aussi des organisations représentatives des travailleurs indépendants : n’existe-t-il pas une forme de concurrence déloyale entre des personnes qui disposent d’une base de revenus et d’une protection sociale assurées par leur pension, et ceux qui dépendent entièrement de leur travail pour leur subsistance ? La réponse à cette question passe peut-être par une réflexion sur la notion de travail et d’emploi.

« Zone grise »

Si on examine le « travail à faire » dans notre société, on tombe sur une grande variété d’activités souvent rangées sous l’appellation plutôt péjorative de « zone grise ». Cette appellation ne résulte pas, loin de là, de ce qu’il s’agirait d’activités intrinsèquement nuisibles ou contraires à l’ordre public ! Au contraire, on y retrouve aussi un grand nombre d’activités particulièrement utiles dans l’aide aux personnes, l’amélioration du cadre de vie, etc. Il semble d’ailleurs bien que ce soit plutôt dans ce type d’activités que se marque la différence entre les pays à faible taux d’emploi, comme la Belgique, et les pays qui assurent un taux d’emploi élevé. L’expression « zone grise » se réfère plutôt au statut social de ces activités, qui ne génèrent pas des « emplois » au sens traditionnel du terme (à temps plein et à durée indéterminée), mais se situent à la marge entre le travail salarié et le travail indépendant, entre l’activité bénévole, l’activité occasionnelle et le « travail au noir ».
Cette réflexion doit dépasser le cadre des pensionnés. Ce type d’emploi pourrait intervenir aussi dans l’analyse des possibilités d’emploi de certains chômeurs et de certains invalides. Il y a sans doute tout un chantier à ouvrir, d’une part pour donner à ces activités un statut contractuel et réglementaire qui élimine les soupçons, d’autre part pour déterminer à quelles conditions elles sont cumulables avec une allocation sociale. La voie a déjà été ouverte, par exemple par les systèmes existants des Agences locales pour l’emploi (ALE) et des titres-services, et par les règles en matière de travail autorisé des invalides.
Ce qui précède concerne l’activité des pensionnés après l’âge de la retraite. Il faut en distinguer la problématique de l’activité des bénéficiaires de pensions de survie avant l’âge de la retraite.

Pensions de survie

Traditionnellement, les pensions de survie ont été conçues pour que les veuves des travailleurs soient assurées d’une partie du niveau de vie que leur assurait le salaire du travailleur. Dans le cadre du principe de l’égalité entre hommes et femmes, il est désormais possible aux hommes de bénéficier d’une pension de survie sur la base du travail de leur épouse. Mais les pensions de survie concernent toujours, à 99,7 %, des femmes. De même, la pension de survie est désormais accessible aux membres de couples mariés homosexuels.
Certains se sont demandé quel est l’avenir de cette prestation. Ne s’agit-il pas d’un héritage d’une société patriarcale antérieure à l’émancipation des femmes ? Cette question a été examinée de façon approfondie par la CSC dans le cadre des débats sur l’individualisation des droits. La conclusion a été que les conditions ne sont pas actuellement remplies pour supprimer les pensions de survie, en tout cas après l’âge de la retraite. Il faut encourager l’émancipation des femmes, et notamment leur participation sur le marché de l’emploi, et favoriser ainsi la constitution de droits propres. Mais la CSC n’est pas d’accord de considérer que le choix contraire ne doit pas être couvert par la sécurité sociale. D’autant plus qu’en fonction des choix concrets au sein des familles et de différents facteurs sur le marché de l’emploi, les droits propres que les femmes peuvent se constituer seront souvent inférieurs aux droits constitués par leur conjoint.
Les pays qui sont parvenus à rendre les pensions de survie sans objet sont des pays où les femmes ont, davantage qu’en Belgique, la possibilité de se constituer des droits propres. Et, surtout, où le régime des pensions assure, sous la forme d’une pension nationale de base ou autrement, un montant de pension, indépendant de conditions de carrière, plus élevé qu’en Belgique.
Une question plus débattue concerne les pensions de survie avant l’âge de la retraite. Certains plaident pour la suppression pure et simple des pensions de survie avant cet âge, ou pour leur transformation en indemnité d’adaptation temporaire. À l’issue de cette période, le ou la bénéficiaire ferait partie de la population active : soit en travaillant, soit en bénéficiant d’allocations de chômage (avec inscription comme demandeur d’emploi), soit en étant reconnu comme invalide.
Cette règle existe déjà pour les veuves et veufs de moins de 45 ans, mais elle est assortie de nombreuses exceptions, qui font qu’elle est peu appliquée en réalité. L’idée consisterait donc à supprimer ou réduire ces exceptions, voire à élargir le système au-delà de 45 ans — jusqu’à l’âge de la retraite, ou jusqu’à un âge à déterminer. En tout état de cause, la CSC estime qu’il faut revoir les règles sur le travail autorisé des bénéficiaires de pensions de survie avant l’âge de la retraite. Actuellement, ceux-ci sont soumis au régime des pensionnés en général : si leur revenu d’activité dépasse un certain seuil, la pension est supprimée. Le seuil est même inférieur à celui qui est applicable après l’âge de 65 ans. Ce système doit être remplacé par un système qui encourage à travailler et à se constituer des droits propres.

Cohabitants

La réponse à ces questions de principe pourrait aussi déterminer la réponse à la question épineuse de savoir si une pension de survie peut être accordée à d’autres personnes qu’un conjoint marié. Il est vrai que certains couples de fait vivent, en pratique, comme des couples mariés, et qu’il est injuste de les priver de la protection des pensions de survie. Mais il est très difficile de définir à quelles conditions on peut considérer qu’un couple de fait équivaut à un couple marié. La « cohabitation légale », par exemple, ne peut sans autre forme de procès être assimilée à un mariage. Les « cohabitants légaux » contractent entre eux, tant que dure la cohabitation, une obligation de secours mutuel qui ressemble à celle qui existe entre époux, mais ne contractent pas l’obligation de cohabiter. Ce statut ne concerne d’ailleurs même pas uniquement des « couples » au sens habituel du terme. Il est ouvert aux membres d’une même famille (par exemple des frères ou des sœurs), voire à des personnes qui décident pour un certain temps de « partager leur misère ». Tant que la pension de survie est conçue comme une prestation viagère, il n’est pas vraiment justifié de l’accorder à des personnes qui, en fonction du statut juridique de leur forme de vie, n’escomptaient cohabiter avec le travailleur que pour quelques mois ou quelques années. Les perceptions changeraient, bien entendu, si la pension de survie n’était accordée que pour un temps limité.
On lie généralement à la question précédente la question de savoir si la pension de survie doit être maintenue si le bénéficiaire se remet en ménage. Actuellement, la pension de survie cesse d’être payée si le bénéficiaire se remarie. La justification de cette règle est que, en se remariant, le bénéficiaire a le droit d’être soutenu par son nouveau conjoint. La réalité sociale à laquelle elle se rapporte est typiquement celle de la veuve qui se remarie avec un homme qui dispose de revenus. Cette réalité traditionnelle n’est plus nécessairement celle de notre époque. Il peut arriver qu’on se remarie avec quelqu’un qui n’a pas lui-même de revenus suffisants, et n’est pas concrètement en mesure d’assumer un devoir d’entraide. Et il peut arriver qu’on profite concrètement des revenus d’une personne avec qui on vit en ménage. Cette question n’est pas en soi liée aux conditions d’ouverture du droit à la pension de survie. Celles-ci se basent sur une anticipation de long terme : le bénéficiaire pouvait-il raisonnablement compter sur les revenus de son conjoint pendant le reste de sa vie ? La question de savoir si la pension doit être concrètement payée peut dépendre de la situation sociale lors du paiement.


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