Le dossier des « fins de carrière » a longtemps nagé dans une confusion dont il est loin d’être sorti. Le flou des positions gouvernementales avait été dénoncé, notamment par les dirigeants de la CSC, dès l’ouverture des négociations. Le texte finalement adopté par le gouvernement diffère sur des points importants des notes initiales déposées par la ministre de l’Emploi, sans parler des épouvantails agités par la branche libérale du gouvernement, et beaucoup de différences vont dans le sens des thèses syndicales. Peut-on y voir une victoire des négociateurs syndicaux ? Ou ceux-ci sont-ils, finalement, arrivés au point auquel on voulait les mener ?


Jugé à l’aune des situations acquises, le texte gouvernemental contient des avancées et des reculs, ce qui est peut-être la loi du genre. Mais les reculs en matière de prépension sont immédiatement compréhensibles à ceux qui connaissent la matière, et peuvent se réaliser par des modifications simples d’arrêtés royaux. Tandis que les avancées en matière de financement de la sécurité sociale par la fiscalité mobilière pourraient bien être détricotées avant d’avoir été mises en œuvre, et que la liaison des allocations sociales au bien-être n’est pas formellement bétonnée. Au plus haut niveau ministériel, se sont accumulés bourdes, quiproquos et maladresses, dont les négociateurs syndicaux n’ont pas pu ne pas se demander s’ils étaient bien involontaires, et ne relevaient pas d’une volonté délibérée de les ignorer ou les ridiculiser.
C’est peut-être cette confusion, plus que le contenu même des mesures, qui explique les mouvements sociaux qui semblent bien devoir s’enclencher. Il est en effet symptomatique que ces mouvements s’étendent à des milieux qui ne sont pas directement concernés par les décisions, notamment les travailleurs du secteur public, ou dont la prépension ne fait pas l’objet de l’horizon à court terme, notamment parmi les jeunes. Certains s’empresseront de transposer à la Belgique les analyses de la « fracture sociale » à la française, dénonçant la coupure entre la « Belgique d’en bas » (les ouvriers qui font grève) et la « Belgique d’en haut », qui comporte les ministres, mais aussi les dirigeants syndicaux nationaux, qui ne comprendraient plus ce que veut leur base. Particulièrement à la CSC, certains ont relevé le contraste entre les instances qui réunissent les « cadres intermédiaires » (les dirigeants des centrales et des fédérations), qui ont déterminé le mandat des négociateurs, et celles où sont présents des militants, en prise directe sur les préoccupations de la base.
Cet article part de l’hypothèse que sont en jeu des questions bien moins anecdotiques sur l’avenir du système social, et peut-être même de la société dans son ensemble. Il ne s’attarde pas à expliquer techniquement – si tant est que ce soit possible actuellement – les modifications apportées par le gouvernement dans le régime de la prépension. On doute, en effet, que ce soit en fonction de l’une ou l’autre particularité technique que se manifestent les sensibilités à l’origine des mouvements sociaux actuels. Mais il essaie de mettre en perspective ces mouvements, dans le contexte général des débats économiques et sociaux de l’heure.

Les raisons d’un succès
Au cœur des discussions actuelles, se trouvent les modalités d’accompagnement de la fin de carrière, intégrées dans l’assurance-chômage : la prépension, mais aussi le régime des chômeurs âgés (voir graphique et encadré). Comment ces systèmes se sont-ils développés, au point de faire partie à part entière du paysage social belge? Comme beaucoup de compromis sociaux, leur succès vient sans aucun doute de ce qu’ils servent d’exutoire à des questions que le système social laissait sans réponse, ce qui les fait largement déborder de leur logique de départ.

La prépension existe depuis 1975. Ce fut l’une des premières réponses du système social aux gigantesques mutations consécutives aux chocs pétroliers de 1973, qui ont vu la disparition, ou la transformation fondamentale, de pans entiers du paysage économique belge et européen. À la base, il s’agissait simplement d’une indemnité complémentaire de chômage, à charge de l’employeur ; vu la faiblesse du montant des allocations de chômage en Belgique (1), la place de telles indemnités dans la panoplie des plans sociaux ne saurait être discutée. Mais assez vite, les partenaires sociaux ont demandé que soient consenties deux dérogations aux conditions ordinaires d’octroi des allocations de chômage. D’une part, les prépensionnés seraient dispensés de l’inscription comme demandeur d’emploi. Autrement dit, ils ne seraient pas censés accepter tout emploi convenable proposé par les services de placement. D’autre part, ils bénéficieraient d’une allocation au taux revenant aux « chefs de ménage», c’est-à-dire 60 % du salaire pendant toute la durée du « chômage ».
Cette dernière dérogation ne posait pas de problème particulier sous l’angle des principes. On pourrait même soutenir qu’elle anticipait une réforme souhaitable dans les allocations de chômage en général ! Par contre, elle a toujours représenté une grosse épine budgétaire.
La première dérogation, au contraire, ne coûtait pas grand-chose. Dans la pratique, les services de placement n’avaient de toute façon rien à proposer à la plupart des travailleurs concernés. Mais elle avait une portée de principe considérable, et souvent sous-estimée. C’était en effet une première brèche dans une notion centrale de l’indemnisation du chômage, qui est le caractère involontaire de l’inactivité, lequel implique notamment que le travailleur soit disposé à travailler. Cette brèche en anticipait plusieurs autres. Tout d’abord au profit des chômeurs âgés : il était impossible de justifier qu’à âge égal ils soient soumis à un autre régime que les prépensionnés, dont le seul « mérite » était d’avoir été licenciés par un employeur capable et désireux de payer une indemnité complémentaire. On vit ensuite apparaître une « dispense pour raisons familiales et sociales», qui fut le pendant de l’interruption de carrière pour les travailleurs. On réforma le système de l’emploi à temps partiel pour échapper au chômage, en tolérant de fait qu’une allocation de chômage reste payée à des travailleurs qui, dans les faits, n’étaient plus disponibles pour un autre emploi. Et d’une façon générale, la séparation entre les services de placement et les bureaux régionaux du chômage, qui précéda de peu la régionalisation du placement des chômeurs et son attribution à des organismes entièrement séparés de l’ONEm, entraîna une dilution du principe de départ. Cette évolution, couplée à des coupes sombres dans le montant de l’allocation de chômage – qui ne se distingue plus guère d’une allocation de minimum vital – et à un élargissement des règles d’admissibilité, fut appelée à l’époque « glissement de l’assurance vers l’assistance ».

Partage du travail
Assez vite, la prépension changea donc de nature. De modalité d’accompagnement de licenciements, elle se transforma en mesure de partage du travail. Cette nature fut officiellement revendiquée par la prépension dite légale, qui exista entre 1977 et 1982. Contrairement à la prépension conventionnelle, partiellement à charge de l’employeur, la prépension légale était entièrement à charge de la sécurité sociale. Même si la prépension conventionnelle est souvent accordée avec l’accord, voire à la demande du travailleur, elle suppose toujours que le contrat de travail soit rompu par l’employeur. La prépension légale, au contraire, était attribuée « à la carte », à la seule demande du travailleur. Sa contrepartie ne se trouvait pas dans le chef du travailleur, mais dans le chef de son employeur, qui devait s’engager à remplacer le prépensionné. Une telle obligation de remplacement fut également introduite pour la prépension conventionnelle, sauf à charge des entreprises en difficulté ou en restructuration.

La notion de « partage du travail » (« travailler moins pour travailler tous »), qui fut pendant quelques années un thème moteur du mouvement syndical (certaines centrales n’hésitèrent pas à faire usage du mot biblique d’« espérance » pour qualifier les perspectives qu’offrirait une semaine de travail de 32 heures), n’est pourtant pas à proprement parler d’origine syndicale. Il fut un temps où des économètres confirmaient par leurs savants calculs les réflexions sociophilosophiques sur la « fin du travail » ou l’« adieu au prolétariat ». Chez les travailleurs, surtout les ouvriers et les employés au bas de l’échelle, cette idée a plutôt suscité du scepticisme, voire de l’exaspération. La réduction de la durée hebdomadaire, et même annuelle, du temps de travail, qui complique l’organisation du travail, se heurte toujours à des réticences patronales, même si elle est posée en alternative d’augmentations de salaires pour partager les fruits de la croissance. Elle ne rencontra jamais l’enthousiasme délirant des travailleurs – sauf peut-être dans les secteurs professionnels à forte intensité de main-d’œuvre féminine, demanderesse d’aménagements du temps de travail pour combiner vie professionnelle et obligations familiales, ou dans les secteurs « bobo », friands d’années sabbatiques pour écrire un livre, planter un arbre ou faire le tour du monde.
La réduction du temps de travail par écimage des dernières années de la carrière professionnelle, par contre, tendait à devenir une forme de « nouveau deal » : les travailleurs acceptent des exigences supérieures aux normes prévalant antérieurement – en termes de qualification, de rythme de travail, d’absentéisme, bref de productivité. En échange, ils peuvent partir à la retraite quelques années plus tôt. De plus, en allant planter leurs choux, ils laissent la place aux jeunes. Tout le monde y trouve donc son compte.
L’obligation de remplacement des prépensionnés et des travailleurs en interruption de carrière fut rapidement dénoncée par les employeurs comme une contrainte majeure de la gestion du personnel. Le fait que ces doléances ont fini par être prises en compte par la législation ou par les instances chargées de son application peut être vu comme un signe de laxisme à l’égard des employeurs, voire de collusion des partenaires sociaux ; on peut y voir au contraire la difficulté de transposer des concepts macro-économiques dans la vie économique et sociale réelle.
Mais la dilution de la notion de partage du travail ne diminua pas l’attrait de la prépension. Celle-ci s’imposa aussi comme exutoire à la problématique de l’âge de la retraite, qui ne fut jamais réellement posée en Belgique. L’existence de la prépension fut le principal argument pour faire « passer la pilule » du relèvement des exigences de carrière (et donc, implicitement, d’âge de la retraite) imposé aux femmes.
La question fondamentale est de savoir si cette espèce de deal doit être remis en question. Si une réponse positive est donnée à cette question, il faut voir à quelles conditions cette transformation peut être mise en œuvre. Si le but est réellement de remettre les gens au travail, d’apprécier en quoi les mesures du gouvernement peuvent y contribuer.

Le financement futur de la sécurité sociale
On créditera la coalition violette d’une qualité : je n’ai personnellement entendu ni le premier ministre ni aucun des ministres responsables justifier leur politique par « l’Europe », la mondialisation ou autre obscur impératif interplanétaire. Le gouvernement a au moins eu le mérite de justifier ses choix par des raisons liées à la société belge. On peut l’en féliciter, car c’est bien là que se situent les enjeux, et d’autres gouvernements, ailleurs en Europe, n’ont pas eu cette cohérence.

La raison principale avancée pour augmenter le taux d’activité concerne le financement futur de la sécurité sociale, en fonction notamment du fameux « choc démographique ». Que peut-on dire à ce sujet ? La seule vérité vraie est que, dans ce domaine, il n’est pas possible de faire des projections à long terme. Le seul secteur de la sécurité sociale qui se prête à de telles projections est le secteur des pensions, car tous les paramètres qui l’influencent – le montant moyen des pensions, le nombre de pensionnés – sont déterminés par des facteurs parfaitement saisissables par la statistique. Et encore, il s’agit bien de projections en euros constants : le taux d’inflation dans les décennies à venir reste une inconnue majeure de l’équation.
Il s’agit aussi de projections à législation constante. Or, il ne faut pas être grand clerc pour prévoir que cette législation ne sera pas constante. Une personne pensionnée à 60 ans qui décède à 90 ans – situation tout à fait banale de nos jours – aura bénéficié d’une pension pendant trente années ; il est exclu qu’une telle pension reste calculée uniquement sur les salaires gagnés durant la vie active, sous réserve d’indexation sur la base de l’« indice santé ». D’une façon ou d’une autre, elle devra être revalorisée périodiquement, pour tenir compte de l’érosion monétaire non reflétée par l’index, ou pour s’adapter à l’évolution du niveau de vie.
Il y a plus. Le système légal des pensions, basé sur un calcul qui tient compte de l’ensemble des salaires gagnés durant la vie active, est assez bien adapté aux carrières relativement planes qui caractérisent traditionnellement les carrières ouvrières. La tertiarisation de l’économie a entraîné une diminution de ce type de carrières, au profit de carrières ascendantes, caractéristiques du monde des employés, lui-même influencé par le modèle de la fonction publique, lui-même inspiré de celui des professions libérales. On incite les jeunes, à juste titre, à étudier au-delà de leurs études secondaires, mais ce choix se retourne contre eux en matière de pension : les années d’études ne sont pas valorisées pour la pension, et quelqu’un qui commence sa carrière après l’âge de 20 ans n’a aucun espoir de se constituer une carrière complète avant 65 ans, sans pour autant que des études supérieures donnent la garantie d’accéder à des fonctions grassement payées et couvertes par des assurances de groupe. On peut donc prédire avec certitude qu’émergera rapidement la revendication d’améliorer le système des pensions. Si le système légal ne répond pas à cette attente, celle-ci se portera vers les pensions complémentaires. Si c’est bien le coût économique que l’on considère, et non l’équilibre comptable de la sécurité sociale, cela ne change rien, bien au contraire (2).
Une autre inconnue majeure est l’évolution des soins de santé. La plupart des projections économétriques disponibles tablent sur une croissance réelle de l’ordre de 2,5 %. Au cours des dix dernières années, ce taux était bien supérieur – de l’ordre de 4,5 %, comme le consacre actuellement la norme légale de croissance du budget des soins de santé. Bien plus que le « vieillissement » au sens strict, si l’on entend par là l’augmentation du nombre ou de la proportion de personnes âgées, il faut y voir l’effet d’une augmentation de la demande et de l’offre de soins, qui caractérise l’ensemble des économies développées. Il s’agit manifestement d’une tendance lourde, qui finira sans doute bien par s’arrêter, mais nul ne peut prévoir quand. La seule question politique est de savoir dans quelle mesure cette augmentation doit être couverte par la solidarité. Une réponse progressiste ne peut évidemment être que, dans la mesure où il s’agit effectivement de soins nécessaires pour prévenir, guérir ou soigner une maladie, la couverture doit être aussi solidaire que possible. À partir de là, une augmentation du budget des soins de santé est inéluctable, ce qui n’exclut pas, au contraire, que l’on mette en œuvre des moyens pour gérer ces moyens de la façon la plus efficace possible.
La troisième inconnue, peut-être la plus importante, est l’emploi. Rien de ce qui nous attend, que ce soit le fameux « choc démographique » qu’on nous annonce ou les besoins esquissés ci-dessus, ne sont d’une ampleur et d’une brutalité comparables à ce que la sécurité sociale a dû subir entre 1975 et 1985 : la multiplication par dix du nombre de personnes indemnisées par l’ONEm, et par dix-huit du budget de celui-ci.
Sans s’embarquer dans des calculs économétriques compliqués, on ne peut que rêver à ce que l’on pourrait réaliser, dans le domaine des soins de santé ou des pensions, mais aussi dans celui de l’enseignement, des transports publics, du logement, de la protection de l’environnement, si, au lieu d’être fixé à 8 milliards d’euros, le budget de l’ONEm pouvait être limité à 8 milliards de francs belges, comme durant les « trente glorieuses » (3) – sans compter ce que la remise au travail d’un bon million de personnes rapporterait en consommation, en cotisations sociales et en impôts.
À partir de là, comme l’a brillamment montré Gilbert De Swert (4), la question du financement futur de la protection sociale est finalement une question de foi. Si l’on pense que l’économie belge retrouvera le niveau de croissance de la fin des « nineties », et si le fruit de cette croissance est réparti de façon relativement équitable entre les différents groupes sociaux, le financement de la protection sociale ne pose aucun problème. Si, par contre, l’économie belge s’enfonce dans le marasme, ou si la croissance ne profite qu’à une minorité de « happy fews », le financement de la protection sociale (comme d’ailleurs de tout le reste) sera problématique.
Nul ne peut prévoir comment les choses évolueront dans le futur. On peut seulement rappeler qu’en proportion du produit intérieur brut, la part de la sécurité sociale pèse aujourd’hui moins qu’au cœur de la crise du milieu des années 80, et n’est pas d’un niveau très éloigné de ce qu’elle était avant les chocs pétroliers des « seventies » (5). S’il existe un problème de financement dans la sécurité sociale, il est lié au type de financement. Dans la logique de départ, l’État, autrement dit la collectivité dans son ensemble, était un partenaire financier à part entière de la sécurité sociale, notamment pour les risques sociaux étrangers aux travailleurs cotisants. Cette logique n’a pas résisté à l’augmentation des dépenses de chômage et aux problèmes de surendettement de l’État belge : le financement pèse aujourd’hui essentiellement sur les salaires, alors que les salaires et les salariés ne sont pas ceux qui ont le plus profité de la croissance au cours des dernières années, et que la sécurité sociale a considérablement élargi son champ d’intervention au-delà des salariés cotisants.

Le retour d’une politique de plein-emploi ?
Si l’État social actif signifiait simplement qu’on tourne définitivement le dos aux théories fumeuses et funestes sur la « fin du travail », pour se refixer le plein-emploi comme objectif général de la politique économique et sociale, je ne connais personnellement aucun syndicaliste qui n’applaudirait des deux mains.

La question est de savoir si la politique actuellement menée est une politique qui favorise le plein-emploi. Puisque l’élément principal, pour ne pas dire unique, de cette politique, est de réaffirmer le principe que les chômeurs doivent être disponibles pour le marché de l’emploi, il faut se poser la question de savoir si cet élément intervient dans la problématique du chômage.
Il ne faut pas évacuer cette problématique d’un revers de la main. On fait grand cas, dans certains milieux, du taux de chômage « idéal » retenu dans les équations sur l’équilibre économique : dans une économie capitaliste, un certain niveau de chômage est nécessaire à l’équilibre économique. Par conséquent, au lieu de chercher à remobiliser les chômeurs, il faut au contraire leur savoir gré de ne pas se poser en concurrents de ceux qui ont le privilège d’avoir un emploi. L’expression « économie capitaliste » prête ici à confusion, car elle pourrait donner à penser qu’il en irait autrement dans le cadre d’un système économique qui se donnerait la justice sociale pour objectif. En réalité, le seul type d’économie dans lequel ce facteur serait absent, serait une société où la relation de travail ne se ferait pas dans le cadre d’un contrat, mais dans le cadre d’une affectation décidée par le Pouvoir. C’était le cas des anciennes sociétés basées sur l’esclavage ou le servage ; c’est le cas des sociétés totalitaires, dont les dernières tombent en quenouille du côté de la Corée du Nord. Partout ailleurs, il est évident que si une entreprise n’a pour seul choix, pour recruter, que de débaucher des travailleurs occupés ailleurs, cela entraînera une inflation incontrôlable. Il faut donc qu’à tout moment existe un « réservoir de main-d’œuvre » disponible pour les offres d’emploi qui se manifestent. Mais la théorie ne professe nullement que cette « armée de réserve du prolétariat » soit constituée toujours des mêmes personnes. En fait, elle professe même le contraire : les personnes qui restent trop longtemps au chômage, au point de perdre leurs compétences professionnelles, ne font plus partie de cette fameuse « armée de réserve ». Le drame du chômage d’aujourd’hui est qu’une bonne partie des chômeurs indemnisés par l’ONEm ne fait plus partie du réservoir de main-d’œuvre dans lequel puisent les entreprises. Les pressions patronales, évoquées ci-dessus, pour faire sauter les obligations en matière de remplacement des prépensionnés et des travailleurs en interruption de carrière, sont une des nombreuses illustrations de cette réalité. Il entre indiscutablement dans cette attitude patronale une part de préjugé. Ce serait le sens d’une démarche d’accompagnement de briser ces préjugés. Mais, sans jeter l’opprobre sur l’ensemble des chômeurs – bien au contraire, ce n’est pas méconnaître la réalité que de dire que certains chômeurs, pour des tas de raisons, acceptables ou non, ne sont plus réellement disponibles pour le marché de l’emploi. Il n’est pas dépourvu de sens de chercher à rétablir leur capacité et leur volonté à leur niveau.
Mais cette démarche ne saurait être la seule. Et il est difficile de croire qu’une fois les chômeurs dûment talonnés par l’ONEm, une sorte de main invisible ferait par miracle revivre la croissance économique et l’emploi.
Si l’on parle spécifiquement des travailleurs âgés, il faut aussi s’attaquer au fond du problème, c’est-à-dire contrecarrer l’espèce de deal implicite évoqué plus haut. En fonction de divers éléments, qui vont de l’évolution technologique aux relations de pouvoir dans les entreprises, l’âge et l’expérience sont des valeurs de moins en moins appréciées dans la plupart des métiers. Au contraire, les employeurs n’en retiennent que les effets négatifs : un risque plus élevé d’absence pour maladie ; une capacité physique et cognitive diminuée ; une présentation moins avenante ; voire une forme de contre-pouvoir (quand on a trente ans de maison, on ne s’en laisse plus compter par les jeunes freluquets tout juste sortis de leur école de gestion).
Or, le gouvernement ne propose aucune mesure concrète, ni même de raisonnement crédible, qui pourrait donner à croire que les restrictions en matière de prépension seront autre chose qu’un recul des conditions de couverture du chômage – sans aucun effet sur le chômage lui-même. La colère qui s’exprime ces jours-ci n’a sans doute pas d’autre explication.
En ce sens, les mesures du gouvernement ne sont certainement pas un aboutissement. Le mieux qu’on puisse espérer est qu’elles soient le point de départ de négociations sérieuses, avec le pouvoir politique, mais aussi avec les employeurs, sur l’emploi et les conditions de travail. Les pays nordiques se posent comme alternative économique, politique et sociale crédible au modèle dit « anglo saxon » souvent agité comme voie à suivre ou comme épouvantail. Le système belge a prouvé dans le passé qu’il était capable d’une telle concertation. Mais cette dynamique semble s’être essoufflée au cours des dernières années. Les observateurs impartiaux reconnaissent que le changement est venu plutôt du monde de l’entreprise et des représentants patronaux, que des dirigeants syndicaux.

Pour planter le décor

Il y a actuellement en Belgique un peu moins de 109 000 prépensionnés. Il s’agit très majoritairement d’hommes (83 %). Il s’agit, majoritairement, de Flamands. Cette répartition diffère considérablement de la répartition des chômeurs indemnisés, inscrits comme demandeurs d’emploi. Les « chômeurs âgés » (en principe de plus de 58 ans), dispensés de l’inscription comme demandeur d’emploi, sont actuellement 124 000. La répartition entre hommes et femmes (52/48) et la répartition régionale diffèrent de la répartition des chômeurs inscrits comme demandeurs d’emploi, sans cependant atteindre la disproportion des prépensions ; la répartition régionale est en fait assez proche de la répartition de la population active. Certains chômeurs âgés bénéficient d’un « complément d’ancienneté », c’est-à-dire d’une majoration de leur allocation. L’octroi de ce complément est conditionné par une certaine durée de chômage et par un certain passé professionnel comme salarié. En ce qui concerne les « chefs de ménage », il porte l’allocation à un montant supérieur à l’allocation ordinaire, payée également aux prépensionnés, sans cependant atteindre le montant total de la prépension, en comprenant l’indemnité à charge de l’employeur. En ce qui concerne les isolés et les cohabitants, l’allocation majorée reste inférieure à l’allocation ordinaire des chefs de ménage et donc des prépensionnés. Certains chômeurs complets d’un certain âge bénéficient d’une indemnité complémentaire à charge de leur employeur, sans être prépensionnés. Cela signifie que leur allocation de chômage est calculée selon les modalités ordinaires, le cas échéant avec complément d’ancienneté. Les travailleurs sont soumis aux règles ordinaires en matière d’inscription comme demandeur d’emploi, sous réserve de quelques règles spécifiques en matière d’emploi convenable. Le cas échéant, ils peuvent bénéficier de la dispense des chômeurs âgés, mais ce n’est pas un élément automatique de leur statut. On a coutume d’appeler « prépension Canada Dry » ce système, par référence à la fameuse publicité de la marque de limonade (ça a la couleur de l’alcool, ça ressemble à l’alcool...). Ce système est dans le collimateur du gouvernement, d’une part parce qu’il s’agit parfois d’un contournement des règles en matière de prépension (notamment des cotisations patronales liées à ce statut), d’autre part parce que l’octroi d’un complément à des chômeurs complets compromet leur disponibilité de fait pour le marché de l’emploi.

1 Dans l’obsession actuelle sur les « pièges du chômage », on a parfois tendance à se focaliser sur la comparaison entre les extrêmes : l’allocation maximum de chef de ménage et le salaire minimum interprofessionnel. Sans nier l’existence de ce problème, on peut tout de même dire que ce n’est pas la situation la plus fréquente. Un ouvrier ou un employé moyennement qualifié, gagnant aux environs de 1 500 euros net par mois, et faisant partie d’un ménage à deux revenus, touche une allocation de l’ordre de 850 euros net par mois (allocation brute moins précompte professionnel ; le montant net après imposition finale sera généralement encore inférieur), soit à peine 56 % du salaire net. C’est un des taux de remplacement les plus bas de l’Union européenne.
2 Bien au contraire, car il est abondamment démontré qu’un régime de pension basé sur l’affiliation libre et la capitalisation est bien moins efficace qu’un régime obligatoire basé sur la répartition – notamment en raison des coûts de gestion et de l’impossibilité d’intégrer l’inflation et l’augmentation du niveau de vie dans des calculs actuariels. Si les régimes privés ont pour ceux qui en bénéficient un rendement supérieur au régime légal, c’est uniquement dû à l’absence de liens de solidarité avec les inactifs, les travailleurs à temps partiel, à faible salaire, etc.
3 D’accord, mon goût pour la formule me fait glisser sur la pente savonneuse de la malhonnêteté intellectuelle : le budget de l’ONEm était effectivement de l’ordre de 8 milliards de FB au début des seventies mais, une bonne décennie d’inflation étant passée par là, le franc belge lors de son passage à l’euro n’avait plus la valeur d’un franc de 1970.
4 50 grijze leugens over vergrijzing en langer werken, Louvain, Van Halewyck, 2004, traduit en français sous le titre 50 mensonges sur la fin de carrière, Bruxelles 2005, Éd. Luc Pire.
5 Voir à ce sujet mon article: Financement futur de la sécurite sociale, comment rassurer sur l’incertain ? in Revue Nouvelle, juin 2004.

 

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