Tout au long de la législature du gouvernement arc-en-ciel – législature qui s’achèvera au printemps prochain –, le concept d’« État social actif » a constitué un concept clé de l’action gouvernementale. Dans le domaine social, mais également dans le domaine de la fiscalité, l’heure a été à l’« activation ». Fini l’État (présenté comme) providence, mister-cash de l’aide sociale. Désormais, il faut se bouger.


L’État social actif s’est introduit dans le domaine de l’emploi et du chômage, de l’aide sociale, de la formation, de la fiscalité... L’une des justifications centrales de son émergence tient dans l’évolution démographique. Pour payer les pensions de demain, il faut augmenter le nombre de cotisants aujourd’hui, c’est-à-dire le taux d’emploi. Couplé à une reprise, même timide, de la croissance économique, ce « défi » se traduit en une formule : tous au boulot, et en particulier les travailleurs âgés, les femmes et les jeunes. Une batterie d’incitants est mise en place dans ce but.
On le voit : l’État social actif est étroitement lié aux bons comptes de la sécurité sociale. Dans l’article qui suit, Pierre Reman nous propose une analyse des conséquences économiques et sociales de la mise en œuvre de l’État social actif sur les différentes stratégies de protection sociale. Cet article est le premier d’une série qui tentera de dresser un bilan de l’État social actif « à la belge ».
Nous reprenons ici à notre compte l’inventaire de cet auteur et nous le complétons si besoin. Les limites de cet exercice sont évidentes : les stratégies sont présentées de façon « désincarnées » comme des modèles théoriques alors que dans les faits les systèmes mis en place sont le résultat de multiples croisements et de compromis entre les différentes stratégies.


Les différentes stratégies de protection sociale
1. Les assurances sociales
Commençons par la stratégie la mieux connue car la plus suivie en Belgique : la sécurité sociale et les assurances sociales qui la composent. Ces dernières sont rendues obligatoires par la loi. L’État en fixe les règles de fonctionnement en recourant souvent à la concertation sociale. La gestion est paritaire et l’administration peut être confiée à des organismes privés non marchands en général, comme les mutualités ou les caisses syndicales ou patronales. Les assurances sociales sont financées principalement par cotisations sociales de l’employeur et du travailleur. Ces cotisations sont prélevées sur les salaires souvent de façon proportionnelle. Le droit aux prestations repose sur les cotisations en vertu du principe de l’« assurabilité »; dans certains cas, elles peuvent déroger à ce principe par l’octroi de droits dérivés. Les prestations sont fixées et appliquées à tous selon les même règles, l’administration n’ayant guère de latitudes pour établir la qualité de bénéficiaires ou déterminer le niveau des prestations. En utilisant une métaphore vestimentaire, on dirait qu’on a affaire à du « prêt-à-porter » plutôt que du « sur-mesure ». Les assurances sociales opèrent une redistribution horizontale des revenus et une redistribution verticale. Celle-ci est d’autant plus forte que les cotisations sont déplafonnées et les prestations plafonnées ou sélectives. Le financement se fait en général par répartition (sans accumulation de capital). Avec les assurances sociales, on a affaire au socle des systèmes dits « bismarckiens » qui ont un lien étroit sur le plan historique et socio-politique à la sociale-démocratie (mode de gestion contractuel).

Les caractéristiques sus-mentionnées sont liées entre elles : la redistribution implique obligation si l’on veut être efficace contre les mécanismes de sélection adverse, l’obligation implique intervention de l’État, etc. Pour Thomson, les assurances sociales, reposant sur des droits contributifs, « opèrent d’une façon qui fortifie, chez les bénéficiaires, le sens de la valeur et de la dignité de l’individu » (3). Cela constitue un élément de leur légitimité. Un autre élément de légitimité vient du fait que fruits de l’histoire sociale, les assurances sociales sont nées et se sont développées sur la base d’une dynamique faite de conflits sociaux et de compromis qui ont impliqué fortement les acteurs sociaux. Un troisième élément de légitimité toucherait au fait que « l’assurance sociale » peut constituer une méthode qui peut inspirer encore aujourd’hui les réponses à apporter face à l’émergence de nouveaux risques tels que la dépendance. Sur le plan économique, Lawrence Thompson constate que le lien entre cotisations et prestations introduit une discipline budgétaire.

L’obligation patronale
L’État peut exiger des employeurs d’assurer le personnel contre certains risques ou de mutualiser certaines dépenses : par exemple en Belgique, les accidents de travail sont en partie assurés sous cette forme. On pourrait aussi situer dans cette stratégie les obligations de type conventionnel (sectoriel par exemple) qui concernent les assurances complémentaires. Dans ce système, l’État fixe un cadre mais intervient peu dans l’administration, hormis dans le contrôle des assurances. En général, la gestion des prestations liées à l’obligation patronale est confiée au secteur privé. Le droit aux prestations est lié à l’existence d’un contrat de travail ou d’emploi : peu de droits dérivés ne sont accordés, hormis dans le cas du décès du titulaire. Le financement est assuré par des cotisations de l’employeur et c’est le système de capitalisation qui prévaut. Cette stratégie n’a pas vocation de redistribuer verticalement les revenus. Au contraire, elle vise à « rétablir » une hiérarchie entre catégories. Il y a une redistribution horizontale en fonction des risques, mais celle-ci est limitée au seul collectif de travail. La légitimité de cette stratégie est souvent questionnée lorqu’elle entérine une coupure dans le monde du travail entre les entreprises ou les secteurs.


Prévoyance volontaire par incitation fiscale
Par cette stratégie, l’État encourage fiscalement les employeurs et les particuliers à prendre à titre privé des dispositions qui se substituent aux mesures publiques de protection sociale ou viennent les compléter. Poussée à l’extrême, cette stratégie conduit à l’impôt négatif. Souvent, l’incitation fiscale est décisive dans le choix de souscrire à un plan de protection. En cas d’abattement fiscal, la redistribution verticale se fait à rebours.

L’assistance
Historiquement, l’assistance a précédé la création des systèmes d’assurance sociale et, progressivement, elle a été considérée comme résiduaire à ceux-ci. L’assistance signifie que l’État se donne pour mission d’aider les plus démunis après enquête sur l’état de besoins. Les prestations sont financées par l’État et adaptées à la situation personnelle et familiale ; elles sont attribuées sans référence aux contributions antérieures. Les droits à l’assistance sont des droits non contributifs, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont inconditionnels. Souvent, l’octroi est lié à une certaine « disponibilité » sur le marché du travail. Cette stratégie vise à opérer une redistribution verticale des revenus. La dimension horizontale de la redistribution est absente des finalités de l’assistance. Structurellement, une stratégie visant à déployer les systèmes d’assistance s’accompagne de politiques visant au développement de systèmes d’assurance privée sans dimension redistributive. Les caractéristiques de cette stratégie : droits non-contributifs, sélectivité et enquête sur l’état de besoins sont souvent considérés comme pouvant porter atteinte à la dignité des personnes.

Protection universelle
Cette statégie signifie que le droit à bénéficier de la protection sociale repose non pas sur le travail mais sur la citoyenneté. Si le bénéfice de l’aide repose sur des conditions de ressources, on se trouve dans une stratégie d’assistance. Cette stratégie implique que les prestations sont fixées par la loi et forfaitaires. La seule condition qui pourrait subsister serait une condition de résidence. Le financement est public et fiscal. Appliquée de façon radicale, cette stratégie s’apparente à l’allocation universelle. Dans le contexte socio-politique belge cependant, le débat porte moins sur cette version radicale que sur le scénario d’universalisation des allocations familiales et des soins de santé. La redistribution horizontale des revenus n’étant pas visée par cette stratégie, elle s’accompagnerait inévitablement d’un processus d’assurances complémentaires si elle s’appliquait aux revenus de remplacement. Dans le champ de la légitimité, deux points de vue s’affrontent entre, d’une part, celui qui considère que l’universalisation met fin à des cloisonnements entre les différents régimes et, d’autre part, celui qui considère que cette stratégie conduit à déposséder les acteurs sociaux de compétences qu’ils ont conquises par leurs luttes.


Effets des différentes stratégies
Revenons aux critères de Thompson pour qui les effets sociaux se mesurent en termes de redistribution des revenus, de dignité et de champ d’application, et les effets économiques en termes d’encouragement à l’activité, de discipline budgétaire et de maîtrise de frais administratifs.

Les effets sociaux

- La redistribution des revenus
Théoriquement, le financement par l’impôt sur les revenus est progressif et le financement par cotisations est proportionnel ou dégressif (s’il y a un plafond). En principe, les systèmes de protection universelle et d’assistance auraient un mode de financement plus redistributif que les assurances sociales, lesquelles seraient plus performantes sur ce point que les assurances privées, surtout si celles-ci sont soutenues fiscalement. Dans les faits, cependant, les multiples possibilités de dépenses fiscales réduisent le caractère progressif de l’impôt. En ce qui concerne la redistribution horizontale des revenus, seules les assurances sociales remplissent cette fonction sur une large échelle, ce qui réduit le plus la marchandisation.

– La question de la dignité
Historiquement, la question de la dignité constitue un élément constitutif de l’opposition entre assurance et assistance, les systèmes d’assurance ayant supplanté les systèmes d’assistance et les ayant réduit à une fonction résiduaire. On en garde encore des traces dans le langage courant. Ne dit-on pas : « on prend une assurance et on tombe dans l’assistance » ? Plusieurs auteurs font le lien entre les contrôles et enquêtes sur les ressources et le (non)respect de la dignité. Ainsi, selon Esping-Andersen (1990): « l’ancienne tradition d’aide aux pauvres a été combattue par les mouvements ouvriers, à la fois parce qu’ils combattent pour l’édification de solides droits des citoyens et parce que les mesures de contrôle tendent à stigmatiser et diviser socialement la population » (4). Pour L-H Thomson : « Les personnes visées risquent de ne pas faire appel à l’assistance aussi facilement, par crainte du discrédit associé à la condition de ressources, qu’elles le feraient à un régime universel ou à un régime d’assistance » (5). R. Castel souligne à ce propos que pour éviter ce discrédit, il convient d’opérer la redistribution en amont par le financement et non pas par des mesures de sélectivité et de contrôle en aval (6).

– Le champ d’application
Bien entendu, ce sont les systèmes universels qui ont en principe le champ d’application le plus large. Ceci étant, la question de la condition de résidence peut conduire les systèmes universels à créer des systèmes résiduaires basés sur des critères de « nationalité ». Les assurances sociales, par l’extension des droits dérivés, ne sont pas loin d’avoir un champ d’application quasiment universel. Dans la pratique, la question est moins une question de degré d’extension que de nature. Cela nous renvoie à la question de la marchandisation.


Effets économiques
- Maîtrise des frais administratifs
Théoriquement, c’est le système de prestations universelles qui occasionne le moins de coûts administratifs: procédure générale de recouvrement de l’impôt, frais de gestion limités, pas ou peu de conditions dans l’octroi de prestations… Les frais d’administration des assurances sociales sont également peu importants (moins de 5 % des dépenses totales) : les données concernant l’assurabilité sont facilement accessibles, les rendements d’échelle importants. Étant donné les enquêtes et contrôles qui accompagnent cette stratégie, l’assistance exige des dépenses administratives importantes (le sur-mesure coûte cher). Pour d’autres raisons, les assurances privées nécessitent des frais d’administration importants étant donné l’absence de rendements d’échelles et la concurrence et publicité entre compagnies d’assurances.

– Encouragement de l’activité
Selon Thompson, les effets des différentes stratégies sur le comportement des individus face au travail et à l’activité seraient relativement neutres. De façon générale, « le degré d’activité serait un peu plus élevé en l’absence d’activités pécuniaires, sans que la différence ne soit importante » et « l’effet de l’impôt sur le degré d’activités serait également faible ».

– Discipline budgétaire
Sur ce plan, les régimes les plus efficaces seraient, selon Thompson, ceux qui établissent un lien direct entre le versement des cotisations et la distribution des prestations.


L’État social actif et les différentes stratégies
Où situer le projet d’État social actif dans cet inventaire et quels sont les éléments de distance, sinon de rupture, avec la stratégie des assurances sociales ? Même si cette dernière doit composer de plus en plus avec d’autres stratégies, elle reste dominante étant donné son importance pour la gauche sociale-démocrate qui, sur ce plan, est rejointe par le centre et la droite modérée. En effet, la gauche défend une conception positive des assurances sociales pour des raisons historiques (c’est le point central de son combat), socio-politiques (elle est impliquée dans son mode de gestion) et sociales (elle opère une redistribution des revenus sans opérer de coupure au sein du salariat). Cette conception générale est cependant confrontée à des clivages internes (par exemple, sur la question communautaire, la question de l’universalisation des revenus de compléments, de l’individualisation des droits, etc.). Ceci étant, elle se rassemble pour dénoncer les « glissements » auxquels elle veut faire front et, en particulier, celui qui va de l’assurance à l’assistance et du public au privé.
On peut suggérer que le projet d’État social actif ne participe pas en soi aux glissements redoutés mais qu’il questionne les principes sur lesquels se fonde la stratégie des assurances sociales. Sur le plan de la redistribution, le projet d’État social actif ne prône pas un scénario visant à réduire l’effort redistributif. Ceci étant, il insiste surtout sur l’importance de la redistribution verticale des revenus et la façon de la réaliser. Alors que la stratégie des assurances sociales privilégie sur ce point des actions en amont touchant le mode de financement, le projet d’État social actif reste (hormis dans le champ fiscal) muet sur l’amont de la redistribution pour des actions en aval, c’est-à-dire des actions portant sur les prestations. La conception des prestations change ainsi de nature : elles ne sont plus uniquement des ressources garanties mais des ressources à mobiliser pour rentrer sur le marché du travail. À notre sens, on trouve ici une ligne de démarcation entre une version progressiste et conservatrice de l’État social actif. Selon cette dernière, il est politiquement impensable d’accentuer l’effort redistributif par des actions en amont, ce qui laisse le champ libre à la multiplication de mesures de « discriminations positives » et d’« activations », au risque de ne pas avoir d’effet global sur le volume du sous-emploi. Par contre, une version progressiste place l’enjeu de la redistribution dans une articulation entre des mesures qui touchent l’amont et l’aval.
L’État social actif participe-t-il au scénario de marchandisation ? Ni plus ni moins que la stratégie des assurances sociales. Certes, il y a une insistance sur l’insertion sur le marché du travail, mais on sait que celui-ci concerne des emplois dont les finalités sont diverses et pas uniquement marchandes. Une deuxième ligne de démarcation, non réductible à la première, est liée à la question de la dignité et en particulier en lien avec la valeur travail. Ceux qui considèrent que le chômage, même avec une allocation, est indigne de sociétés prospères car elles n’assurent pas correctement une sécurité d’existence aux chômeurs et cassent chez eux l’estime de soi considèrent qu’il y a un « devoir d’État » d’intervenir pour faciliter l’accès au travail de ceux qui sont les plus démunis face aux règles du marché. Dans ce sens, le projet d’État social actif repose sur les mêmes principes éthiques et politiques que ceux du pacte social de 1944, selon lequel la sécurité sociale a pour but d’écarter de la crainte de la misère les hommes et les femmes laborieux. Bien entendu, il y a une autre version – pessimiste celle-là – selon laquelle les mécanismes de personnalisation de l’aide sociale et sa contractualisation vont stigmatiser les plus faibles et entériner une coupure dans le monde du travail entre les capacitaires et les autres, tournant ainsi le dos à l’ambition de la sécurité sociale de rassembler l’ensemble du salariat sans discrimination interne.
Dans l’état actuel du débat, le projet d’État social actif est particulièrement silencieux sur la place et le rôle des acteurs collectifs dans le processus de décision. L’histoire nous indique que c’est par les conflits qu’ils lancent et les compromis qu’ils décident que les configurations concrètes se dessinent. Il est donc urgent de compléter l’analyse par les positions des acteurs.

Pierre Reman


(1) Lorsqu’on parle ici de projet d’État social actif, il est question essentiellement de celui qui est en débat dans la réalité socio-politique belge.
(2) Lawrence Thompson, Les différentes stratégies de protection sociale, Problèmes économiques, 6-13 novembre 1996.
(3) Lawrence Thompson, op cit p.16.
(4) Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État Providence, PUF 1999.
(5) Lawrence Thompson, op cit, p.20.
(6) Robert Castel, Élargir l’assiette du finacement, Projet 1992, n°5.

 

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