Comme beaucoup de concepts sociopolitiques, celui de l’État social actif peut être appliqué à des projets très divers. Au-delà de toutes les confusions sémantiques, une notion centrale s’impose tout de même : c’est celle de l’insertion, de la participation par le travail, qui s’oppose directement aux théories de la "fin du travail" et, dans le domaine de la protection sociale, au projet de revenu de base inconditionné. Pris en ce sens, je soutiens que l’État social actif est une chance à saisir. Avec pour les organisations syndicales un travail important de vigilance et, le cas échéant, de réaction en cas de dérive. Mais néanmoins une orientation claire d’acceptation du concept.


On peut relativiser la notion d’éthique du travail et croire les sondages qui disent que la "valeur travail" est en perte de vitesse. Mais la question est de savoir s’il y a une alternative, si la condition humaine au début du XXIe siècle permet de revendiquer un "droit à la paresse". En fait, les calculs sont vite faits, et aboutissent à une conclusion claire : l’humanité dans son ensemble n’est pas encore rachetée de la fameuse condamnation que vous savez ("Et tu travailleras à la sueur de ton front..."). Si certains humains, membres de la jet set ou gagnants du lotto, parviennent à tirer leur épingle du jeu en faisant travailler les autres à leur place, il ne s’agit pas de précurseurs d’un nouvel art de vivre, mais d’une anomalie en terme de justice distributive. Le projet social n’est pas de permettre à tout le monde de mener la vie d’un patricien de la Rome impériale, mais de répartir aussi équitablement que possible les charges et les bénéfices de la vie en société.

La fin du travail?
Cette constatation s’accompagne heureusement d’une autre : contrairement à ce qu’ont essayé de faire croire, il y a quelques années, certains prophètes plus ou moins bien intentionnés, il est manifestement inexact qu’on s’oriente vers la fin du travail. Les secteurs et les types d’activités qui ont assuré l’emploi et la croissance au cours des dernières décennies sont peut-être en train de passer la main à d’autres secteurs et d’autres activités, reflétant des aspirations et des besoins nouveaux. Cette évolution pose d’une façon nouvelle certains enjeux, comme l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, les modalités du contrôle patronal, les conditions de travail, les négociations salariales, la notion de carrière professionnelle, etc. Beaucoup de ces activités nouvelles ne sont pas encore encadrées par les traditions syndicales qui s’étaient implantées dans les grands secteurs industriels. Ceci peut entraîner un certain recul social, mais rien n’indique que ce recul est inéluctable et définitif. On peut faire le pari que l’action syndicale (éventuellement renouvelée sur certains points) améliorera progressivement les choses. Il n’est nullement dépourvu de sens de chercher à développer les activités, de mieux répartir le travail, d’améliorer les conditions de travail.
L’aporie d’une politique de l’emploi a été aussi justifiée par un autre mythe, beaucoup plus pernicieux. Certains ont voulu étendre à l’ensemble des chômeurs ou des pauvres le fatalisme qu’inspire une partie d’entre eux, qui cumulent les handicaps. On a voulu considérer comme inéluctable l’apparence que donnent d’eux certains chômeurs dans les files de pointage, et comme vérité anthropologique les classifications administratives utilisées par le Forem et ses congénères pour mesurer les difficultés de reclassement des chômeurs, alors que ces classifications reflètent surtout la faiblesse des moyens mis en œuvre.
En ce qui me concerne, c’est dans ces conceptions que je vois la quintessence du néolibéralisme, entendu comme la remise au goût du jour de théories déjà anciennes sur le chômage et la pauvreté : les pauvres sont les vaincus du "struggle for life", les moins aptes dans la compétition économique. Il est dépourvu de sens de les intégrer dans un système dont ils n’ont que faire, car le système n’a que faire d’eux. Le choix politique se situe entre l’élimination et l’aumône. Affirmer que les pauvres ont les capacités nécessaires pour participer pleinement à la vie sociale, qu’il y a un sens à leur offrir l’aide nécessaire, me paraît être un des grands enjeux progressistes de notre époque. Il faut remettre à l’ordre du jour la question centrale de la politique sociale : à quelles conditions accepte-t-on les inégalités entre les hommes, particulièrement les inégalités de revenus? Le concept de responsabilité est central dans ce débat. Responsabilité du corps social pour réaliser une véritable égalité des chances et, au-delà, d’assumer un devoir de "compassion" vis-à-vis des plus faibles. Et responsabilité de l’individu, dont il faut déterminer la nature, les contours et l’étendue.
Il va de soi que l’État social actif ne consiste pas à obliger les retraités et les invalides à travailler. C’est un concept qui s’adresse au premier chef à ceux qui font partie de la population active : pour faire bref, les personnes aptes au travail qui ont terminé leurs études et n’ont pas encore atteint l’âge de la retraite. Il interpelle essentiellement le régime de l’assurance-chômage et celui du minimum de moyens d’existence (minimex). Ces allocations ont toujours été conditionnées par des obligations en matière de réinsertion. Contrairement à ce que l’on entend parfois soutenir, la responsabilisation de l’allocataire social ne représente pas une rupture par rapport aux pratiques actuelles. Définir la place respective de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective a toujours été l’enjeu essentiel de la Sécurité sociale. Celle-ci a permis de dépasser la responsabilité purement individuelle du Code civil, mais n’a jamais donné l’illusion qu’on allait un jour raser gratis, l’allocation universelle et la TV remplaçant le pain et les jeux des empereurs romains. La question est de savoir si la façon actuelle de mettre en regard les obligations de la collectivité et celles de l’individu reste adaptée aux enjeux actuels.

Responsabilité
Si l’on observe la réalité de l’assurance-chômage d’aujourd’hui, le sentiment qui domine est pour moi l’inéquité et l’illogisme. La raison essentielle de cette constatation est à mon avis que la question de la responsabilité n’a pas été convenablement réfléchie. On sanctionne les chômeurs aussi lourdement, voire plus lourdement, pour des fautes administratives que pour des abus, pour des faits d’interprétation ambiguë que pour des abus caractérisés, pour des accidents de parcours que pour des attitudes systématiquement négatives. On ne met presque jamais en regard les obligations personnelles du chômeur et les services qu’il peut attendre des pouvoirs publics en matière d’aide à l’insertion.
Une solution simple serait d’évacuer le problème, par exemple en limitant les allocations de chômage dans le temps, comme le proposent le patronat et les partis libéraux. La question de la réinsertion concerne surtout les chômeurs de longue durée. Si on les éliminait de l’assurance-chômage, on déverserait vers les CPAS des problèmes actuellement pris en charge par la Sécurité sociale et les organismes régionaux de placement. Ce serait un échec majeur pour la Sécurité sociale. À mon sens, un projet devrait reposer sur deux principes essentiels.

Une offre adaptée
Premier principe : il faut mettre en balance la responsabilité individuelle du bénéficiaire d’allocation et ses chances concrètes, en tenant compte de l’offre d’emploi et des aides à l’insertion dont il peut bénéficier. Le système doit donc s’appuyer sur une politique volontariste de création d’emplois, et sur une politique ambitieuse d’offre d’accompagnement.
Pour réaliser l’équilibre entre responsabilités, la notion de convention ou de contrat s’impose de plus en plus. Contrairement à certains, j’estime que la notion de contrat n’est pas déplacée, du moins lorsque trois conditions sont remplies. D’abord, le programme de réinsertion doit être conçu en fonction de la situation de la personne concernée, et non en fonction d’obligations abstraites. Contrairement à ce que l’on soutient parfois, une réglementation abstraite n’est pas nécessairement protectrice de la sécurité juridique. Au contraire, il est discriminatoire d’imposer des obligations identiques à des personnes se trouvant dans des conditions substantiellement différentes. Les garanties juridiques peuvent être trouvées ailleurs. Il faut ensuite que le système engage le service chargé du placement. Actuellement, le chômeur ou le minimexé n’a pas un droit subjectif au reclassement. Il peut demander diverses prestations, qui lui sont accordées dans la mesure des disponibilités et si le service compétent l’estime adéquat. Le système devrait contenir pour le service public compétent l’obligation de faire une offre convenable. Et enfin, le système doit engager le service chargé de payer l’allocation (ONEm ou CPAS). Si l’intéressé assume les obligations prévues dans le programme, l’allocation lui est due. En matière de chômage, le système remplacerait les sanctions actuelles, y compris l’article 80 (chômage de longue durée). Contrairement au plan d’accompagnement chômeur actuel, il ne s’agirait donc pas d’une obligation (et d’une sanction) supplémentaires.

… et équitable
Le second principe de la réforme devrait être un principe d’équité. Equité, bien sûr, dans la procédure. Équité dans l’appréciation de la responsabilité de l’intéressé. Un chômeur ou un allocataire social n’est pas l’autre. Selon le cas, la conditionnalité doit être forte ou faible. Équité dans la sanction. La réglementation a été réformée récemment pour réintroduire un minimum de proportionnalité dans les "sanctions" en matière de chômage. Mais ces réformes n’ont pas résolu tous les problèmes, loin de là.
Affirmant la nécessité de changer les choses, je mesure les difficultés de l’entreprise. Il faut naviguer, sans beaucoup de points de repères, entre de multiples écueils, dont le paternalisme, l’autoritarisme ou le moralisme ne sont pas les moindres. Il doit être affirmé aussi que le but de la politique est d’améliorer les revenus et la participation. Il ne s’agit pas de payer les pauvres de la même façon à travailler plutôt qu’à ne rien faire. Devant ces difficultés, on peut comprendre que certains se raccrochent à l’apparente simplicité de scénarios alternatifs. Mais ces scénarios alternatifs ont autant d’effets pervers que la "logique d’intégration", et offrent peu de prise à la lutte, au travail des associations et des syndicats, pour y remédier. J’émets d’ailleurs l’hypothèse qu’ils procèdent en dernière analyse d’un scepticisme vis-à-vis des possibilités pour l’action collective, notamment l’action syndicale, d’influencer le cours des choses.

Paul Palsterman