"Tous à l’emploi !". Le mot d’ordre résonne dans les discours européens et a ses partisans en Belgique. Il est temps de changer d’ère. L’État providence montrerait ses limites. En accordant trop facilement des allocations de remplacement, qualifiées de "dépenses passives", aux individus privés d’emploi, les pouvoirs publics inciteraient à l’inactivité. Les individus, comme d’ailleurs l’État, ne seraient pas assez actifs. Il faut donc activer les individus, activer les politiques. La recette a pour nom "troisième voie" : dépassant l’État social démocrate et l’État libéral, voici qu’apparaît l’État social actif.


 

L’État social actif n’est pas né par décret. Il s’appuie en partie sur quelques idées anciennes et un redéploiement de mesures existantes (formation professionnelle, réduction des charges sociales, activation des allocations de chômage, etc.). Ses principes s’inscrivent dans un discours social plus large attribuant aux individus plus d’autonomie et de responsabilité par rapport à leur employabilité. Plus que le développement de quelques mesures d’activation, la réelle transformation de système apparaît ici. On assiste en effet à un déplacement de l’intervention de l’État : alors que l’on considérait, hier, que le chômage était un problème d’équilibre de structures, on met aujourd’hui en cause les comportements individuels. Il s’agit dès lors logiquement d’activer les individus, les remobiliser, les inciter et, à certains égards, les contraindre, de même que l’on active les allocations sociales. En soulignant les limites des politiques classiques de l’emploi, en particulier quant à l’insertion des chômeurs "difficiles à placer", l’État social actif inaugure de nouvelles approches, sans doute porteuses d’effets en termes d’augmentation du taux d’emploi mais pas sans risques, surtout pour les individus les plus vulnérables. Responsabiliser les individus, adapter la formation professionnelle, augmenter le taux d’emploi sont autant d’objectifs dérivés de l’État social actif. Un inventaire de ses risques et limites s’impose (1).


L’emploi à tout prix…
Dans un contexte de chômage élevé, l’insertion socioprofessionnelle poursuit d’autres objectifs que la seule mise à l’emploi : resocialisation des individus, qualification, rupture de l’isolement, éducation permanente. Des équipes de recherche se sont attelées à l’évaluation des parcours d’insertion des demandeurs d’emploi. Elles ont mis en évidence les apports multiples de ces formations pour les individus, au nombre desquels, parfois, figure l’emploi (2). Évaluer ces dispositifs avec la seule clé de lecture "tous au travail" revient à faire passer au second plan le travail social accompagnant la formation professionnelle. Imposer des obligations de résultats, en termes de taux d’insertion, risque de pousser les opérateurs d’insertion sur la pente glissante de l’offre de petits boulots, de travail précaire.
Exiger des résultats pourrait aussi privilégier, parmi les filières d’insertion, celles mises en œuvre à la demande d’employeurs et correspondant à des besoins immédiats de main-d’œuvre. Si ces filières s’avèrent efficaces (engagements presque garantis en fin de formation), elles sont souvent très sélectives (sélection à l’entrée des individus les plus employables) et directement centrées sur l’outil de production. Vu le caractère urgent du besoin de main-d’œuvre, la transférabilité des acquis, les dimensions sociales et citoyennes de la formation passent au second plan.


Des individus toujours plus responsables
Dans le modèle de société fluide associé à l’État social actif, qui valorise l’initiative individuelle, où les formes de travail sont tellement éclatées que l’on en oublie la norme (qui se souvient du contrat à durée indéterminée, à temps plein?), la notion d’employabilité devient la référence des comportements individuels (3). Celle-ci est entendue comme l’attractivité d’un travailleur aux yeux des employeurs, et sera appréciée à partir de facteurs très divers : motivation apparente, niveau d’étude, qualification professionnelle, expériences antérieures, mais aussi apparence extérieure, compétences sociales de communication, ponctualité, etc. L’employabilité ne constitue nullement un acquis définitif; elle évolue. Plus question donc, pour un travailleur, de rêver à l’emploi à vie dans la même entreprise. Plus question pour le demandeur d’emploi d’attendre passivement l’arrivée des offres. À tous de s’activer, prévoir, se former, anticiper, bref "se vendre" au mieux sur un marché du travail de plus en plus compétitif. Cette responsabilité croissante attribuée aux individus leur fait porter le poids de la précarité de l’emploi ou de la difficulté d’insertion professionnelle.
L’État veillera à garantir aux individus un droit à la formation et favorisera le développement et la mise en concurrence des offres de formation. Il pourra ainsi se dégager partiellement de la responsabilité de devoir garantir un volume de l’emploi satisfaisant au profit d’un nouvel objectif, plus dynamique, plus libéral : d’une part, accorder aux entreprises les moyens de créer l’emploi (réduction des charges et assouplissement des réglementations trop rigides) et, d’autre part, accorder aux individus une protection sociale minimale ainsi que les moyens ou les incitants suffisants pour s’activer. La rupture est ici évidente avec le modèle du "salariat protégé" et celui de l’État providence. On compte sur le marché, grand régulateur, pour assurer l’équilibre qualitatif et quantitatif entre offre et demande de travail. Aux individus donc à veiller à rester employables, se former, être attentifs aux opportunités, anticiper les évolutions. Mais est-ce vraiment à la portée de tous? Bien sûr, nombre de travailleurs "électrons libres" pourront tirer parti de cette situation. En mobilisant leurs compétences, leurs savoirs, leurs aptitudes, ils en tireront profit en termes de créativité, d’autonomie, de conditions de travail.
Mais qu’en sera-t-il des autres, des individus ne disposant pas des capitaux culturels, relationnels, des diplômes nécessaires à la survie dans ce modèle? Ils ne pourront bénéficier de l’individualisme d’épanouissement mais auront, pour reprendre les expressions de Robert Castel, à supporter les contraintes de l’individualisme négatif (4). L’extrême valorisation de l’initiative individuelle est dommageable à ceux qui n’en ont pas reçu les dispositions. À ceux-là, les filets de rattrapage de l’État social actif : petits boulots, intérim subsidié, programmes d’activation. La précarité comme garantie.


Le marché, grand régulateur
"Permettre à tous de travailler" implique, dans la logique de l’État social actif, de donner à tous une formation "conforme aux besoins de l’économie". Comprenez : des employeurs. Le système productif définirait ainsi les besoins en main-d’œuvre, en formation (nombre et profils des qualifications nécessaires). À l’école et au système de formation professionnelle de s’y adapter.
C’est le retour du concept illusoire d’adéquation entre formation et emploi, développé avec tant de peine sous la planification de l’économie fordiste de l’après-guerre (5). Or, si une planification peut être pensée en période de plein emploi, pour endiguer des phénomènes de pénuries, en période de plein chômage (6), la programmation des formations ne peut que contribuer à augmenter la compétition entre individus, à élever les exigences à l’embauche (surqualification au recrutement).
Techniquement, le procédé "adéquationiste" est également remis en cause : la qualification ne peut être pensée en dehors des rapports sociaux de production. L’outil et la technologie seuls ne permettent pas de définir a priori la qualification nécessaire du travailleur (7). Ne voit-on pas fréquemment, dans la même entreprise, dans deux entreprises différentes, des travailleurs aux profils très divers utiliser les mêmes machines? L’employeur insistera tantôt sur l’expérience, tantôt sur l’autonomie de l’individu, sur son titre scolaire, etc.
Enfin, cette approche bouleverse aussi les missions du système éducatif et de formation. Il ne s’agit plus d’œuvrer à l’épanouissement, l’autonomie des travailleurs ou des jeunes, mais d’assujettir la formation aux besoins – toujours changeants – des évolutions technologiques.


Flirter avec le Workfare
Remettre tous les citoyens à l’emploi à coups d’incitants est un objectif ambitieux dont les risques de dérives sont importants (cf. encadré). Tout le monde se souviendra de l’âpreté des débats qui ont suivi la mise en place de la réforme du système des agences locales pour l’emploi en 1994, notamment du fait de l’obligation d’inscription des chômeurs de longue durée dans ces dispositifs. De plus en plus, de nouvelles obligations sont posées : le droit aux allocations de chômage semble conditionné à des preuves d’activité en matière de formation, de recherche d’emploi, de travail occasionnel. Il y a donc, en matière de sécurité sociale et d’allocation de chômage, transformation d’une relation d’aide (dans une perspective d’assurance sociale) en un rapport d’échange. Si l’on peut considérer comme légitime de penser les allocations de chômage comme une aide temporaire liée à l’incapacité de trouver du travail et non comme un salaire d’inactivité, les mesures contraignantes ne pourraient être acceptables que si, pour les individus concernés, les opportunités sur le marché du travail étaient réelles.
La multiplication de dispositifs précaires d’insertion ciblés sur certains demandeurs d’emploi pose le problème de l’acceptation de l’emploi jugé convenable. Si la protection sociale est pensée comme un rapport d’échange, de quelle autonomie pourront bénéficier les travailleurs les plus fragilisés, les moins à même de se défendre devant les institutions chargées du contrôle et de l’indemnisation du chômage? Le risque est grand de voir la pleine activité se développer grâce à des formes feutrées de travail obligatoire.


Tout profit...mais pour qui?
Les ambitions premières de l’État social actif sont pour la plupart pertinentes. Les trappes au chômage, les lourdeurs de certains systèmes administratifs, la complexité des mesures et politiques d’emploi empêchent parfois des individus d’accéder à l’emploi ou le rendent peu rentable financièrement (8). Des incitants positifs ciblés sur les individus les plus marginalisés face au marché du travail sont donc à accueillir favorablement.
Mais un système qui, en valorisant fortement l’initiative individuelle, confinerait les individus les plus vulnérables dans des circuits d’insertion différenciée manquerait son objectif. De plus, les dangers de l’activation contrainte des demandeurs d’emploi dans de tels dispositifs sont réels. Qui tirera les bénéfices de cette activation nouvelle de l’État et des individus? Sans doute une partie des travailleurs, bien formés et bien armés face à un marché du travail plus compétitif. Certainement les entreprises qui, outre les aides financières, pourront profiter d’une main-d’œuvre plus dynamique, plus directement opérationnelle – suite à la formation sur mesure – et moins coûteuse grâce à l’activation des allocations sociales, l’éclatement de la négociation salariale, la compétition grandissante entre individus. Par contre, pour les individus les moins armés, la mise à l’emploi dans des postes de travail précaires ou peu valorisés ne constituera sans doute pas une grande avancée, sauf si ces dispositifs constituaient un tremplin rapide vers les formes de travail classiques.
Pour être à la fois sociale et active, dans un contexte d’évolution technologique, de bouleversement des formes d’emploi, de dualisation forte du marché du travail, l’autorité publique se doit en priorité de conforter les systèmes de protection sociale, en particulier pour les travailleurs les plus déstabilisés par la flexibilisation croissante de l’emploi.

Bernard Conter
Marie-Denise Zachary

1. Pour un argumentaire plus détaillé, on se rapportera à Conter B., "Un nouvel État social, plus actif que démocrate?" dans Toudi n°3, sept. 2000.
2. Voir e.a. Wuhl S., Insertion : les politiques en crise, PUF, Paris, 1996 et Conter B., "La formation professionnelle, une politique active de l’emploi?" dans Les politiques sociales, nov. 2000.
3. Conter B., Maroy C., "Développement et régulation de la formation professionnelle continue" dans Groupe Avenir - UCL, Des idées et des hommes. Pour construire l’avenir de la Wallonie et de Bruxelles, Academia, Louvain-la-Neuve, 1999.
4. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995.
5. Tanguy L. (dir), L’introuvable relation formation-emploi, La documentation française, Paris, 1986.
6. On parle de plein chômage lorsque celui-ci pèse sur l’ensemble de la société : en touchant directement une partie importante des travailleurs, en constituant une menace permanente pour beaucoup, mais aussi et surtout en devenant un moyen de pression sur les conditions de travail (c’est au nom du chômage que l’on pousse certaines catégories de travailleurs vers l’inactivité, que l’on précarise l’emploi, que l’on maîtrise les salaires).
7. Alaluf M., "Les nouvelles technologies produisent-elles de nouvelles qualifications et nécessitent-elles de nouvelles formations?" dans Vandenberghe V. (Ed.), Formation professionnelle continue. Evolutions, contraintes, enjeux, Academia Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2000.
8. Voir p. ex. Clerc D., Condamnés au chômage?, Syros, Paris, 1999; Degreef I., "Les pièges financiers en Belgique", Revue belge de sécurité sociale, juin 2000.


Privatiser l’insertion ?

Insérer les demandeurs d’emploi demande parfois de l’imagination… Depuis peu, à côté des dispositifs publics d’insertion, une nouvelle forme de mise à l’emploi est favorisée par les politiques. Il s’agit d’activités temporaires, développées à partir d’initiatives privées et subventionnées par les pouvoirs publics (1). Un premier pas en ce sens avait été franchi avec la création des agences locales pour l’emploi (ALE), qui offrent aux ménages essentiellement la possibilité de faire réaliser des travaux domestiques par des chômeurs de longue durée. Assurant un revenu complémentaire au chômeur qui garde son statut, ce dispositif (présenté comme une politique de l’emploi) accorde des avantages fiscaux aux ménages-employeurs.

Une autre mesure permet aux entreprises d’utiliser des demandeurs d’emploi dans des services jugés peu rentables et qui n’étaient plus réalisés du fait de leur coût (gardiens de parking, pompistes, empaqueteurs, par exemple). Ces emplois-services (connus sous le nom d'"Emplois Smet") sont fortement subventionnés : d’une part, par le mécanisme de l’activation de l’allocation de chômage (l’employeur ne paie que la différence entre le montant de l’allocation et celui du salaire accordé), et, d’autre part, par la dispense des cotisations patronales de sécurité sociale. Ces emplois, dont le statut est plus favorable que celui des ALE (il s’agit d’un contrat de travail), sont par ailleurs limités dans le temps. Ces deux dispositifs sont caractérisés par la faible qualité des emplois offerts, comme celle des rémunérations, le temps partiel, la précarité de l’emploi.

Tout récemment, le gouvernement fédéral vient d’instaurer une formule plus flexible encore de l’insertion : il s’agit de confier la mise à l’emploi des chômeurs de longue durée et des minimexés aux agences d’intérim. Celles-ci engageront pour une longue durée des demandeurs d’emploi – grâce à l’activation des allocations de chômage – pour les placer au gré de leurs besoins chez des clients. "L’intérim permanent" (ou intérim subsidié) devient ainsi un nouveau mode d’insertion des demandeurs d’emploi.

L’activation du chômage revient donc, dans sa mise en œuvre actuelle, à subsidier l’emploi précaire des individus les plus vulnérables sur le marché du travail (chômeurs de longue durée, peu qualifiés).
B.C.

1. Notons que les dispositifs d’insertion s’appuyant sur l’initiative privée n’ont nullement le monopole de la précarité : les pouvoirs publics font largement usage des ALE ou des programmes de transition professionnelle dont on peut interroger les conditions de travail et l’aspect transitionnel vers l’emploi classique.