On le répète souvent : plus de 70 % de la législation belge provient désormais de l’Union européenne. Or, transposer le droit européen en droit belge ne relève pas d’un exercice machinal de traduction, ou de copier-coller. C’est un processus long, complexe et souvent politique. Après la victoire partielle obtenue par les opposants à la libéralisation totale des services lors de l’adoption de la fameuse « directive Services » (ex-Bolkestein) au niveau européen, il faut désormais rester attentif aux enjeux liés à sa transposition dans le droit belge. Quels seront les services sociaux d’intérêt général concernés ou exclus par cette libéralisation ? Comment les Régions et les Communautés se mettront-elles d’accord sur la réponse à cette question ? Dans les lignes qui suivent, Edgar Szoc montre que de nombreuses zones d’ombre subsistent.

Pour rappel, la directive Services adoptée en 2006 par l’Union européenne vise à simplifier les conditions dans lesquelles un prestataire de services d’un État membre peut opérer dans un autre État membre 1. On entend par « services » une multitude d’activités qui vont de la sphère la plus commerciale (marketing, comptabilité, etc.) à la plus sociale (soins de santé, formation, insertion socio-professionnelle, actions caritatives, etc.). Faut-il appliquer à l’ensemble de ces « services » les mêmes règles de concurrence, la même liberté d’établissement des prestataires et liberté de circulation dans le marché intérieur : telle fut la question qui suscita l’importante controverse autour de ladite directive. Finalement, et devant les nombreuses mobilisations, un certain nombre de services sociaux en furent explicitement exclus, tandis que d’autres furent maintenus dans un flou juridique qui peut s’avérer menaçant (voir ci-dessous).
C’est pour le 1er janvier 2010 que la Belgique doit avoir transposé cette directive dans son droit interne. Au niveau fédéral, d’après les dernières estimations, ce sont pas moins de 54 législations qui devraient être revues ou, au moins, faire l’objet d’une justification en cas de non-modification. Pour y parvenir, un processus particulièrement complexe doit être mis en branle puisque la directive touche à des compétences non seulement fédérales, mais également régionales, communautaires, et même à celles des pouvoirs locaux. Il serait donc plus adéquat de parler de transposition dans « ses droits internes ». Il a d’ailleurs été précisé que si la Belgique devait être défaillante du fait du retard d’une Région, ce serait à cette dernière qu’il reviendrait de payer l’amende entraînée par ce retard… Un retard qui serait d’autant plus mal vu que la Belgique présidera le Conseil de l’UE au second semestre 2010.

Champ d’application ?

Lors des débats européens, c’est principalement le risque de détricotage de facto des systèmes nationaux de protection sociale liés au travail qui avaient été mis en avant et avaient focalisé l’opposition des principaux détracteurs du projet. Les craintes, cristallisées dans le désormais célèbre « principe du pays d’origine » (abandonné dans la version finale de la directive) et incarnées par l’épouvantail du plombier polonais (que son entreprise aurait eu le droit de faire travailler en Belgique aux conditions polonaises), portaient essentiellement sur les conditions de travail et de concurrence entre entreprises fournisseuses de services commerciaux. Mais, en l’absence de détermination précise dans le droit européen de ce qui constitue un service commercial, le risque apparaît désormais de voir s’appliquer les principes de liberté d’établissement et de concurrence à des services qui en étaient exclus. Bref, un enjeu partiellement nouveau est apparu, qui ne porte plus tant sur le contenu de la directive, que sur l’étendue de son champ d’application, particulièrement dans le domaine des politiques sociales (hors champ de la Sécurité sociale, explicitement exclue de la directive).
L’article 2 de la directive exclut explicitement « les services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à l’enfance et à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin qui sont assurés par l’État, par des prestataires mandatés par l’État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’État ». La directive précise en outre que les États membres sont souverains dans la détermination de ce qui constitue un « Service social d’intérêt général » (SSIG), susceptible d’être exclu du périmètre d’application de la directive. On verra toutefois que cette souveraineté est fortement contrainte par une série de « balises ».

Trois problèmes

L’exclusion reprise dans l’article 2 soulève en effet trois problèmes :
1°) quid des services sociaux qui ne sont pas repris dans la liste (par exemple, la formation à destination des personnes sans emploi dispensée par Bruxelles Formation, le Forem ou les organismes d’insertion socioprofessionnelle) ?
2°) quid de cet acte de « mandatement » qui est nécessaire pour obtenir l’exclusion du champ d’application de la directive, acte qui n’existe pas en droit belge, et qui dépasse le simple agrément ?
3°) quid, enfin et surtout, de la définition des « associations caritatives » ?
Pour le premier problème, une des difficultés provient du fait que ces services sociaux n’ont pas été définis au niveau européen — et ce, malgré la demande récurrente de la Confédération européenne des syndicats (notamment, qu’une directive y soit consacrée). Il revient donc à chaque État membre de préciser, dans son propre ordre juridique, ce qu’il entend par SSIG. Cette situation de flou constitue au moins autant un facteur de risque et d’instabilité qu’elle n’offre une marge de manœuvre. Marge de manœuvre puisque le flou pourrait permettre aux États membres de dresser leur propre liste sans être contraints par des définitions trop strictes, voire inapplicables à leur modèle social. Facteur de risque et d’instabilité puisque cette souveraineté dans la transposition se voit restreinte par la possibilité de plainte auprès de la Commission et de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) : une société commerciale anglaise pourrait par exemple y contester le classement d’une activité dans les SSIG par les autorités belges.
Bref, faute de cadre législatif européen suffisamment précis, c’est encore une fois la Cour de justice, soit le pouvoir judiciaire, qui se transformerait en législateur de facto, via l’établissement d’une jurisprudence plus qu’interprétative. Cette situation qui voit la Cour se substituer au législateur a déjà donné des résultats inquiétants pour les défenseurs d’une Europe sociale et même, plus simplement, pour tous ceux qui s’inquiètent de la pérennité des systèmes nationaux de protection sociale.
Cette possibilité de plainte est rendue d’autant plus probable par la difficulté que posent les deuxième et troisième questions (celles du mandatement et de la définition des associations caritatives) et le flou qu’elles renforcent. Le manuel de transposition de la directive, élaboré par la Commission, suscite en effet plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Il précise par exemple que « la notion d’“associations caritatives reconnues comme telles par l’État” comprend les églises et les organisations religieuses poursuivant des fins charitables et bénévoles » 2, et ajoute qu’« il est clair que ces services ne sont pas exclus lorsqu’ils sont fournis par d’autres types de prestataires, par exemple des opérateurs privés agissant sans un mandat de l’État. À titre d’exemple, l’aide à l’enfance assurée par des nourrices privées ou d’autres services d’aide à l’enfance (comme les camps de vacances) fournis par des opérateurs privés ne sont pas exclus du champ d’application de la directive Services. De même, les services sociaux relatifs à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin en raison de l’insuffisance de leurs revenus familiaux ou d’un manque total ou partiel d’indépendance, ainsi que les services aux personnes risquant d’être marginalisées, comme les services de soins aux personnes âgées ou les services destinés aux chômeurs, ne sont exclus du champ d’application de la directive Services que dans la mesure où ils sont fournis par l’un des prestataires visés ci-dessus (c’est-à-dire l’État, des prestataires mandatés par l’État ou des associations caritatives reconnues comme telles par l’État). Ainsi, par exemple, les services privés à domicile d’aide ménagère ne sont pas exclus de la directive Services et doivent être couverts par les mesures de mise en œuvre ».
Mais cette « précision » suscite à son tour plus d’inquiétudes et d’interrogations que d’assurances. En effet, dans la mesure où ce ne sont pas des prestataires qui sont exclus du périmètre de la directive « en vertu, par exemple, de leur nature juridique (publique ou sans but lucratif)», mais bien les services eux-mêmes, il faudrait pour pouvoir exclure les services sociaux repris dans la liste que ceux-ci soient fournis exclusivement par des opérateurs publics ou « caritatifs mandatés ». D’une certaine manière les opérateurs privés commerciaux agissent par contamination : leur présence dans un secteur d’activités donné ferait de facto entrer ce secteur dans le périmètre de la directive. Ou, dit encore autrement, c’est à l’existence du marchand — même isolé et minoritaire — qu’on reconnaît le marché ! À l’intérieur de balises aussi étroites, il est permis de se demander où réside encore la souveraineté de l’État dans la détermination des SSIG.

En ordre dispersé

On le voit, les enjeux sont importants et demanderaient une réponse belge coordonnée — l’État fédéral étant, de toute façon le seul interlocuteur de la Commission sur ces matières. Il s’agirait que, dans la détermination des SSIG au niveau belge, s’impose une logique commune entre Régions, Communautés et État fédéral, afin de défendre les spécificités du modèle social belge, qui dépassent encore les clivages communautaires. Or, la manière dont les Régions et Communautés se sont emparées du processus a fortement varié de l’une à l’autre. En effet, alors qu’il semble que la Flandre et la Communauté germanophone aient désormais finalisé le screening (examen) de leur propre législation au regard de la directive, la Région bruxelloise a au contraire accumulé énormément de retard et vient seulement de lancer un groupe de travail administratif sur la question. Quant à la Région wallonne, après avoir confié un premier travail de screening à son administration, elle a considéré le résultat inutilisable et a finalement lancé un appel d’offres en direction d’un consultant pour que ce travail soit réalisé (dont coût, 500 000 euros…). Une fois achevés ces différents screenings, il s’agira encore de faire les arbitrages entre les différents choix et visions qui pourraient s’en dégager et apporter une réponse belge commune, notamment quant à la classification des SSIG.
Parallèlement à ce travail au sein des entités fédérées, le fédéral finalise actuellement un projet de loi de transposition « horizontale », c’est-à-dire de transposition générale et transversale de la directive (plutôt que de suivre un principe vertical, qui modifierait, secteur par secteur, les législations qui auraient besoin de l’être). Le risque de ce type de transposition, qui suit le principe de la directive, elle-même horizontale et non pas sectorielle, est « d’agir comme une torpille » à travers toute une série de législations, et d’avoir des effets et conséquences non anticipés.

Re-politiser ?

En attendant les conclusions du processus en cours — qui ne seront pas atteintes avec le seul vote de la loi « horizontale » de transposition puisqu’il faudra encore attendre de vérifier la robustesse de l’ensemble du dispositif face à des plaintes toujours possibles auprès de la Commission et de la CJCE —, un principe de précaution semble devoir s’imposer. Pour ce faire, une re-politisation de la question ne serait pas superflue : du fait de sa technicité, le dossier a en effet quitté l’arène des manifestations, de la rue et des parlements pour se retrouver dans des salons bien plus feutrés et experts. Alors que les différents gouvernements francophones (Communauté française, Région wallonne, Cocof) viennent d’adopter en seconde lecture la Charte associative, dont l’un des objectifs explicites est de créer un front commun contre la marchandisation rassemblant autorités publiques et secteur associatif, ces belles intentions pourraient s’avérer chimériques et ineffectives face au rouleau compresseur européen.
Au-delà de la question de la transposition du droit européen vers le droit belge, c’est en effet la question de la traduction, ou plus précisément de la traductibilité en droit européen du système social belge et de ses spécificités, qui est désormais posée. Dans un ordre juridique qui méconnaît le concept même de service public (qui se voit écartelé entre SIGNE — Service d’intérêt général non économique —, SIEG — Service d’intérêt économique général — et SSIG), parvenir à introduire le concept typiquement belge, flou et ad hoc de service public fonctionnel semble relever de la gageure. N’oublions pas en effet qu’une des caractéristiques les plus frappantes du capitalisme en général, et du néo-libéralisme en particulier, réside dans sa capacité à — lui aussi ! — faire table rase du passé et des spécificités historiques et nationales 3.




1. Pour une description plus précise de la directive, voir l’article d’Olivier Derruine, « Directive services : par-dessus le marché », in Démocratie, 1er mai 2006, http://www.revue-democratie.be/index.php?p=art&;id=411
2. Il est permis d’espérer que l’utilisation du verbe « comprendre » laisse une marge d’élargissement, mais des mentions plus explicites auraient néanmoins été bienvenues. Tel qu’énoncé, le texte semble en effet ne pas concevoir la possibilité d’une action à la fois professionnelle et non lucrative. A fortiori, c’est toute la spécificité de la réalité sociale belge et de ses « services publics fonctionnels », prestés par des organismes privés, mais non lucratifs, qui semble étrangère à la logique de l’Union…
3. Une caractéristique qui n’avait d’ailleurs pas échappé à Marx et Engels. Dans le Manifeste du parti communiste, ils dressent ce tableau saisissant de la mondialisation, comme convergence non seulement économique, mais aussi culturelle et juridique, qu’ils envisagent de manière très largement positive et porteuse d’espoirs : « Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. »

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