1 On constate aujourd’hui que le clivage politique entre pro et anti-CED ressemble au clivage entre pro et anti-constitution européenne (étaient contre : la droite nationaliste, les communistes, la gauche radicale et une partie des socialistes). 2 En raisonAprès deux années de paralysie politique faisant suite aux « non » français et néerlandais à la constitution européenne, voici l’Union « à nouveau sur les rails », selon la plupart des observateurs politiques et de la presse. En juin dernier, les chefs d’État et de gouvernement se sont en effet entendus sur un nouveau traité, dit « modificatif », qui sera en principe finalisé fin octobre. L’Europe a donc trouvé une issue à la crise. Du moins à celle-ci, et jusqu’à la prochaine…
Si l’histoire de la construction européenne est tout entière jalonnée de « non » retentissants, il faut bien admettre que, depuis une quinzaine années, la multiplication des crises contribue progressivement à façonner une Union de plus en plus éclatée : exemptions et dérogations en tous genres, non-participation à certaines politiques ont de facto fait de l’Europe un projet à la carte. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la situation du Royaume-Uni, qui ne participe pas à l’euro, ni à l’espace Schengen, ni à la coopération en matière judiciaire et policière (alors même que c’est actuellement le pays de l’Union le plus visé par le terrorisme international), et qui souhaite désormais s’extraire de la Charte des droits fondamentaux… On ne peut cependant parler d’affaiblissement global du projet européen, car s’il y a eu tant de « non » ces dernières années, c’est aussi parce qu’il n’y a jamais eu autant de révision des traités européens : Acte unique en 1987, Maastricht en 1991, Amsterdam en 1997, Nice en 2001, Constitution en 2004 et traité modificatif en 2007 (en moyenne, un nouveau traité tous les trois ans et demi !). Rappelons qu’avant l’Acte unique, aucune modification des traités fondateurs n’était intervenue depuis les années 1950. C’est dire à quel point l’Europe est plongée depuis vingt ans dans une longue, très longue, phase d’adaptation : adaptation à la chute du Mur de Berlin, à l’effondrement de l’Union soviétique, à la fin de la guerre froide, à son nouveau rôle sur la scène internationale, à la mondialisation de l’économie et du commerce, à son élargissement quasi continental… Cette phase d’adaptation offre statistiquement davantage d’occasions de dire « non » : à une politique commune de défense, à la monnaie unique, à l’élargissement, voire à la mondialisation… Dans ce dossier de Démocratie, nous tenterons de rappeler les « non », liés directement ou indirectement à un traité, qui ont marqué l’histoire de la construction européenne, puis nous tenterons d’en analyser les raisons (telles qu’invoquées à l’époque par les observateurs politiques et la presse). Nous verrons ensuite qu’il y a différents « non », lesquels traduisent différentes visions du projet européen, mais surtout différentes manières nationales d’envisager son intégration dans ce projet collectif. La conclusion, en forme de question, coulera de source : à l’avenir – et notamment avec le nouveau traité modificatif – jusqu’à quel point sera-t-il possible de maintenir un édifice commun au sein duquel certains États se réservent progressivement des places particulières ? En ce sens, la prochaine crise, inévitable, ne risque-t-elle pas d’être plus… radicale ?
« Non(s) ! »
Le double « non » français et néerlandais du printemps 2005 était-il un coup de tonnerre inattendu dans un ciel bleu azuré et étoilé, comme l’ont décrit certains ? En réalité, c’est toute l’histoire de la construction européenne qui est marquée par des crises et phases de rejet, plus ou moins surmontées. Petit tour historique de cette face cachée de l’intégration européenne…
– Non britannique à la Communauté européenne. On pourrait considérer que le premier « non » à la Communauté fut celui adressé dès la fin des années 1940 par le Royaume-Uni à la France au projet d’intégration politique européenne. Le refus de Londres de se lancer dans l’aventure communautaire amena la France à se tourner vers l’Allemagne pour la constitution d’un pool charbon et acier, ouvert aux pays du Benelux et à l’Italie, ainsi d’ailleurs qu’au Royaume-Uni. Ce dernier annonça le 2 juin 1950 qu’il n’y participerait pas. Ce projet aboutit à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951 (CECA), première « Europe des Six ».
– Non français à l’armée européenne. Le deuxième « non » fut celui de la France à la Communauté européenne de défense (CED) en 1954. Après la création de la CECA, les Six s’étaient en effet lancés dans le projet de création d’une armée européenne, ce qui nécessitait, pour le commandement de cette armée, une intégration politique poussée. En 1954, l’Assemblée nationale française enterra ce projet 1. Après l’échec de la CED, la relance de la construction européenne (conférence de Messine) aboutit à la création de la Communauté économique européenne (CEE) et Euratom.
– Non français au Royaume-Uni. En 1961, le Royaume-Uni (ainsi que l’Irlande et le Danemark) demande finalement son adhésion à la Communauté européenne, mais avec un statut spécial : Londres exige le maintien des avantages du Commonwealth et une participation réduite à la politique agricole commune. Le président de la République française, le général de Gaulle, dit « non » aux Anglais, jugés trop atlantistes 2. Les négociations d’adhésion avec les trois pays, qui étaient déjà en cours, sont rompues en 1963.
– Deuxième non français au Royaume-Uni. En 1967, Royaume-Uni, Irlande et Danemark, pays auxquels s’adjoint la Norvège, viennent une nouvelle fois frapper à la porte de la Communauté. Nouveau veto français. Il faut attendre le départ du général de Gaulle et l’arrivée de Pompidou en 1969 pour que la France lève son veto. Les négociations d’adhésion peuvent alors reprendre.
– Non norvégien à la Communauté européenne. Au terme de ces négociations d’adhésion, en 1972, la Norvège organise un référendum sur son entrée dans la Communauté. Le peuple répond « non ». En 1973, ce ne sont donc que trois pays qui adhèrent : le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark.
– Presque non britannique à la Communauté européenne. En 1974, le nouveau gouvernement travailliste britannique ouvre une crise avec la Communauté en exigeant une « renégociation fondamentale » des conditions d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE – négociées par le précédent gouvernement conservateur – afin d’obtenir notamment une réduction de la part britannique au financement du budget européen et des modifications de la politique agricole commune (qui coûte cher et ne profite que peu à l’économie du Royaume-Uni). Cette crise trouve son aboutissement dans le référendum de juin 1975 lors duquel le peuple britannique confirme finalement sa volonté de rester dans la CEE, le gouvernement ayant obtenu un « mécanisme correcteur » visant à diminuer ses versements au budget européen.
– Non groenlandais à la Communauté européenne. Le 23 février 1982, lors d’un référendum, le peuple du Groenland vote le retrait de l’île du marché commun. Sous administration danoise, le Groenland était entré contre son gré dans la CEE en même temps que le Danemark, mais, ayant accédé à la quasi-indépendance en 1979, il se prononce pour son retrait de la Communauté. Sa motivation principale : protéger sa pêche face à la concurrence des gros navires européens.
– Non britannique au financement du budget européen. En 1979, Margaret Thatcher, fraîchement arrivée au 10 Downing Street, ouvre une crise sans précédent avec la Communauté en exigeant une importante réduction de la contribution financière au budget européen (I want my money back). Ce n’est qu’en 1984 que cette crise prend fin par une nouvelle compensation accordée au Royaume-Uni, qui lui permet de réduire de plus de moitié sa participation au budget communautaire.
– Non britannique à l’euro et à la politique sociale européenne. En 1991, Londres pose comme condition sine qua non de son acceptation du traité de Maastricht sa non-participation à la monnaie unique et à la politique sociale européenne (il finira pas accepter cette dernière en 1997). Des dérogations – ou opting-out – lui sont expressément accordées. Pour la première fois, un traité européen prévoit qu’un État membre peut échapper à certaines de ses dispositions.
– Non danois à l’euro, à la défense européenne et à la citoyenneté européenne. En 1992, par référendum, le Danemark refuse le traité de Maastricht. Lors du Conseil européen d’Édimbourg, en décembre 1992, les chefs d’État et de gouvernement décident d’octroyer la clause d’exemption au Danemark pour l’euro, pour la politique de défense, et pour la citoyenneté européenne. En 1993, les Danois ratifient le traité.
– Non suisse à la Communauté européenne. En décembre 1992, les Suisses se prononcent contre la ratification du traité sur l’Espace économique européen (EEE) lors d’un référendum, ce qui suspend de facto la candidature suisse à l’adhésion à la Communauté.
– Deuxième non norvégien à la Communauté européenne. En 1994, le peuple norvégien refuse, pour la deuxième fois, d’entrer dans la Communauté. – Non britannique et irlandais à l’espace Schengen. En 1997, lors de la signature du traité d’Amsterdam, les gouvernements de Londres et de Dublin obtiennent de ne pas être liés à l’espace Schengen de libre circulation des personnes au sein de l’Union européenne.
– Non britannique, irlandais et danois à la coopération judiciaire et policière européenne. En 1997, lors de la signature du traité d’Amsterdam, le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark obtiennent des dérogations concernant leur participation à la coopération européenne en matière judiciaire et policière.
– Non danois à l’euro. En 2000, le gouvernement danois organise un référendum sur l’entrée du pays dans l’euro. Le peuple danois dit « non ».
– Non irlandais au traité de Nice. En 2001, l’Irlande refuse par référendum le traité de Nice. Bloquer Nice, c’est bloquer l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. Un second référendum a lieu en 2002 qui voit cette fois le oui l’emporter.
– Deuxième non suisse à l’adhésion à l’Union européenne. En mars 2001, la population suisse se prononce à nouveau contre l’ouverture de négociations d’adhésion à l’UE.
– Non suédois à l’euro. En 2003, le gouvernement suédois – qui n’a pas demandé de clause d’exemption pour son adhésion à l’union économique et monétaire – organise un référendum sur l’entrée de son pays dans l’euro. Le peuple suédois rejette la monnaie unique.
– Non français à la constitution européenne. En 2005, le peuple français refuse de ratifier le traité constitutionnel européen le jugeant, pour certains, trop libéral, pour d’autres, trop fédéral.
– Non néerlandais à la constitution européenne. En 2005, le peuple néerlandais refuse de ratifier le traité constitutionnel européen.
– Non britannique à la Charte des droits fondamentaux. En 2007, le gouvernement britannique obtient de ne pas être lié par la Charte des droits fondamentaux, dont il est fait mention dans le nouveau traité modificatif remplaçant le traité constitutionnel.
– Non polonais au nouveau système de décision. En 2007, au terme d’une longue bataille diplomatique, le gouvernement polonais obtient de reporter à 2014 le nouveau système de pondération des voix pour la prise de décision au Conseil de l’UE.Pas le même poids…
En s’en tenant aux textes des traités, on aboutit donc à une bonne vingtaine de « non », dont environ les deux-tiers se situent au cours des vingt dernières années. D’emblée, on notera que si la liste des rejets est longue, ceux-ci ne semblent pas tous avoir le même poids ni les mêmes conséquences politiques. Certains d’entre eux sont négociés au sein même des traités, d’autres surviennent en cours de ratification et font ensuite l’objet d’arrangements diplomatiques, ou non. L’exemple irlandais est typique de ce dernier cas de figure. En effet, le « non » irlandais au traité de Nice a donné lieu à une réaction unanime des dirigeants européens : pas question de renégocier quoi que ce soit ! En 2001, l’Europe ne bougea pas d’un iota et c’est une déclaration unilatérale du gouvernement de Dublin réaffirmant la politique de neutralité irlandaise qui suffit (?) à convaincre les Irlandais de voter oui au second tour. On imagine mal un tel scénario dans un grand pays comme la France, qui plus est fondateur de la Communauté… En ce qui concerne les refus négociés au sein des traités, l’exemple typique est celui de Londres. Depuis sa première demande d’adhésion en 1961, le Royaume-Uni n’a de cesse d’exiger un statut spécial au sein de la Communauté : du point de vue de ses relations avec le Commonwealth, de la politique agricole, de sa contribution budgétaire, de l’euro, de la politique sociale. Dernier exemple en date : la Charte des droits fondamentaux. En 2004, le gouvernement britannique, sous la pression de ses partenaires, avait fini par accepter l’inclusion de cette Charte dans le traité constitutionnel. Entre 2004 et 2007, le refus britannique est réapparu et s’est habilement faufilé entre les « non » français et néerlandais. Résultat : en juin dernier, Londres a obtenu de pouvoir s’extraire des dispositions de cette Charte, soupçonnée par le gouvernement de renforcer le pouvoir syndical 3. Il n’est pas certain qu’un petit pays de l’Est aurait pu obtenir tant de dérogations et se soustraire à la Charte. Il semble donc exister des règles politiques non écrites définissant à partir de quand l’Union peut accepter des aménagements pour « aider » un pays, et à partir de quand elle attendra du pays « rebelle » qu’il règle ses affaires tout seul… Outre ce fait, on peut aussi constater que les attitudes de rejets ou de refus de l’Europe n’ont pas toutes la même signification ou la même portée. Tentons de les classer en trois grandes catégories (certes poreuses) pour y voir plus clair.1. Il y a les « non » qui ont une signification parfaitement claire : ce sont les refus populaires d’adhérer à l’Union. Autrement dit : on n’entre pas dans le « restaurant ». Norvégiens (pour des raisons de manne pétrolière ?) et Suisses (pour des raisons de manne bancaire et financière ?) semblent décidés avec une belle constance à ne pas adhérer à l’Union (ou à en sortir, cf. les Groenlandais – attachés à leur manne halieutique !). À ce jour, l’histoire ne fournit pas encore d’exemple de revirement populaire concernant l’adhésion : jusqu’à présent, aucun peuple ayant dit « non » n’a ensuite dit « oui ». En revanche, il est arrivé que des gouvernements changent d’avis, l’exemple le plus récent étant celui de Malte : entre 1996 et 1998, la demande d’adhésion de Malte avait été « gelée » par le gouvernement.
2. Il y a des « non » qui consistent à se frayer une place particulière au sein même de l’Union. Autrement dit : on entre dans le restaurant, mais on refuse le menu et on mange à la carte. Champions toutes catégories : les Britanniques et les Danois. Pour le Royaume-Uni, il s’agit de positions constantes de négociations du gouvernement, depuis avant son adhésion, selon un principe qui semble immuable : profiter du marché unique, développer le rôle de place financière internationale, sans s’encombrer de budgets coûteux, de politique sociale européenne, des droits fondamentaux, de « bureaucratie bruxelloise » ou de dirigisme fédéral. Pour les Danois, il s’agit moins d’une stratégie gouvernementale que d’une attitude populaire : le gouvernement a signé Maastricht et a organisé un référendum sur l’euro, mais le peuple a refusé certains aspects de ce projet politique pour des raisons d’identité (rejet de la citoyenneté européenne), de souveraineté (refus de l’euro), ou de neutralité (« non » à la politique de défense européenne). Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, il s’agit du refus de participer à des politiques spécifiques au nom de la défense d’une certaine conception de la souveraineté nationale. Cette stratégie n’exclut pas l’hypothèse plus radicale d’une sortie de l’Union. Nombreuses sont, par exemple, les voix britanniques et, dans une moindre mesure, danoises qui plaident en ce sens. On pourrait sans doute mettre également dans cette catégorie l’Irlande, qui a obtenu des dérogations concernant la participation à l’espace Schengen ainsi qu’à la coopération judiciaire et policière européenne, et la Suède qui, par son refus de participer à l’euro, vise également à s’aménager une place particulière au sein de l’Union (au nom de la défense de son modèle social). Même si, contrairement au Danemark et au Royaume-Uni, ces deux pays ne semblent pas remettre en cause leur insertion européenne, ce qui pourrait les placer dans la troisième catégorie ci-dessous…
3. Enfin, il y a des « non » qui visent à réorienter le projet européen : les non français et néerlandais. Autrement dit : on accepte de manger le menu, mais on demande un « autre » menu... Ce sont des rejets qui ne remettent pas en cause l’insertion européenne du pays (les tenants de ce « non » s’empressent d’ailleurs souvent de préciser qu’ils « ne sont pas anti-européens »). Ils ne visent pas non plus à demander des dérogations à des politiques particulières : on imagine mal Paris se frayer une exception sur la Charte des droits fondamentaux ou La Haye demander de sortir de l’euro. Ils ne sont pas contre l’Europe, mais veulent réorienter son projet selon leurs intérêts propres. De ce point de vue, France et Pays-Bas se différencient puisque les premiers veulent une Europe plus protectrice, tandis que les seconds veulent une Europe plus libérale. Si Paris s’est opposé dans les années 1960 à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté, c’est parce que, selon la vision française, Londres est « trop atlantiste » (tourné vers les États-Unis). Si, aujourd’hui, le nouveau président français se montre très hésitant sur l’entrée de la Turquie dans l’Union, c’est parce que celle-ci est « trop orientale » (tournée vers le monde musulman) selon la vision française du « menu » européen. Une telle analyse, forcément limitée, néglige le contexte politique, économique et social des référendums. Ainsi, elle ne tient pas compte du fait que le « non » néerlandais s’enracinait dans une crise de confiance et une montée du populisme à la suite notamment de l’assassinat de Pim Fortuyn et du cinéaste Theo Van Gogh. Et que le « non » français s’enracinait également dans une montée de la contestation antilibérale, le retour du « patriotisme économique », une certaine peur de l’élargissement.
Hétérogénéité accrue
Les grands « non » historiques à l’Europe ne constituent pas un front du refus homogène qui rassemblerait Britanniques, Danois, Français, Suédois, etc. Chaque rejet a ses raisons propres, dépendantes du contexte politique, économique, social, mais aussi des diverses stratégies gouvernementales qui laissent transparaître des projets européens bien distincts. En résumé, pour reprendre notre métaphore, il y aurait trois grandes attitudes de rejet : le refus d’entrer dans le restaurant, le refus d’y manger un menu, et le refus de manger précisément ce menu-là. Au cours des quinze dernières années, c’est incontestablement la deuxième attitude qui s’est le plus développée parmi certains États membres : celle de l’Europe à la carte. Or, on peut penser que c’est précisément cette attitude qui met le plus en danger le projet politique, car elle rend la construction européenne de plus en plus hétérogène. Certains pays participent à Schengen, d’autres pas. Certains pays participent à l’euro, d’autres pas. Certains pays participent à la coopération policière et judiciaire, d’autres pas. Etc. Le Royaume-Uni pousse cette logique au plus loin, en parvenant à faire considérer par ses partenaires de négociation que l’exemption et la dérogation sont une méthode normale de résolution des conflits. Certes, Londres n’est pas la seule capitale à bénéficier d’opting-out, mais elle est la seule à les négocier a priori et délibérément. D’où cette question : peut-on politiquement admettre la création d’un statut particulier (semi-detached member state, comme ironisent certains diplomates) au sein de l’Union ? Ce statut particulier ne risque-t-il pas de transformer l’Europe d’un jeu coopératif en un jeu compétitif, contribuant de facto à une déconstruction progressive de l’Union : après tout, pourquoi Varsovie devrait-elle être tenue par la Charte des droits fondamentaux si Londres ne l’est pas ? Pourquoi la Roumanie devrait-elle être liée par la politique sociale, alors que Londres a pu y échapper dans les années 1990 ? L’extension de ce raisonnement aboutit bien sûr à la fin de l’Europe.
Ce qui pourrait changer
Le nouveau « traité modificatif » qui devrait être signé en octobre prochain paraît marqué par la reconnaissance implicite de cette hétérogénéité accrue de l’édifice communautaire. Comme on l’a vu, il accorde de nouvelles dérogations, mais aussi, pour la première fois, il accroît les possibilités de blocage des initiatives européennes par les parlements nationaux, il organise le processus de sortie volontaire de l’Union, et prévoit des possibilités de révision à la baisse des compétences de l’Union (on peut dès lors imaginer que des États membres s’allient pour demander de réduire les pouvoirs de l’Union dans un domaine particulier). En contrepartie, il rend plus aisés le lancement et l’organisation de coopérations renforcées entre groupes d’États plus ambitieux. Le traité modificatif donne ainsi – plus que tout autre – l’impression de préparer les outils de résolution des prochaines crises. Et à cet égard, on peut sans doute esquisser deux grands scénarios pour l’avenir de l’Union : soit celle-ci se dirige, après vingt ans d’adaptation, vers une période de stabilisation. Dans ce scénario, le traité modificatif permet d’entrer dans une phase de gestion quotidienne du marché intérieur, de l’euro, etc. sans trop de heurts. Soit, une majorité d’États membres estime que la stabilisation n’est pas une option et qu’il faut poursuivre l’intégration dans les champs de la gouvernance économique (fiscalité, politiques budgétaires, stratégies industrielles, etc.), de la politique sociale, de la défense, etc. Dans ce cas, il faudra immanquablement se préparer à de nouveaux « non » et de nouvelles crises… que le traité pourrait rendre plus radicales.
1 On constate aujourd'hui que le clivage politique entre pro et anti-CED ressemble au clivage entre pro et anti-constitution européenne (étaient contre : la droite nationaliste, les communistes, la gauche radicale et une partie des social
2 En raison des accords signés le 21 décembre 1962 à Nassau aux Bahamas, entre les États-Unis et le Royaume-Uni, qui portaient sur la fourniture de missiles Polaris au Royaume-Uni. Les Britanniques acceptent de n’utiliser leur force nucléaire qu’en accord avec les Américains et renoncent de ce fait à une force de dissuasion autonome.
3 Les plus cyniques ne manqueront pas de souligner la belle victoire des syndicalistes français qui avaient soutenu le « non ».