La Roumanie et ses quelque 22,3 millions d’habitants sont entrés dans l’Union européenne le 1er janvier dernier (en même temps que la Bulgarie). Lors d’une visite à Bruxelles en mai dernier, nous avons rencontré M. Bogdan Hossu, président du syndicat roumain Cartel ALFA. Quelle est aujourd’hui la situation du marché du travail en Roumanie, qu’en est-il de l’émigration des travailleurs qualifiés, quels sont les grands problèmes rencontrés par le mouvement syndical roumain, telles sont quelques-unes des questions que nous lui avons posées.


Depuis la chute de l’ancien dictateur roumain Nicolae Ceaucescu, en 1989, de nombreux travailleurs ont quitté le pays. La première vague d’émigration a eu lieu durant les années 1990. « Jusqu’en 1999, quelque 200 000 Roumains ont quitté leur pays pour chercher un emploi un peu partout dans le monde », explique Bogdan. « En Europe, bien sûr, mais aussi aux États-Unis, au Canada, en Australie… ». En réalité, la plupart de ces départs étaient alors temporaires. « Les gens partaient pendant deux ou trois ans, pour essayer de gagner de l’argent, puis rentraient au pays pour aider leur famille ». Avec la perspective d’adhésion à l’Union européenne, les choses ont commencé à changer au tournant de l’an 2000. « La pression a été très forte, surtout du fait que de nombreux Roumains entretenaient des contacts directs avec leurs amis ou parents à l’étranger. Depuis quelques années, les pays de prédilection pour les travailleurs roumains sont surtout l’Italie et l’Espagne, et, depuis peu, le Portugal. » L’émigration n’est plus envisagée comme temporaire, mais, de plus en plus souvent, définitive. Aujourd’hui, il y a plus de 1,5 million de Roumains qui vivent en Italie. En Espagne, ils sont environ 1 million. Signe de cette évolution : récemment, les autorités espagnoles ont signalé qu’en 2006, plus de 46 000 enfants étaient nés de mariages mixtes roumain-espagnol, « ce qui montre bien que ces travailleurs-là n’ont plus l’intention de revenir au pays, si ce n’est pour les vacances. » Les emplois occupés le sont principalement dans les secteurs de la construction, de l’hôtellerie, de la restauration, des services aux personnes âgées ou handicapées, ainsi que de l’agriculture.

Peu d’emplois nouveaux

 Comment expliquer une telle émigration des travailleurs roumains ? Celle-ci ne pose-t-elle pas un problème au marché du travail national ? « Les raisons des départs sont simples : le salaire minimum en Roumanie est d’environ 130 euros (ndlr : en Belgique, il est d’environ 1230 euros) 1. Certes, cela représente une amélioration par rapport à la situation d’il y a quelques années, mais globalement, le pouvoir d’achat stagne. Il faut dire aussi que nous avons maintenant dans nos commerces des produits, notamment alimentaires, que nous n’avions pas, ou peu, avant : fruits exotiques, bananes, viandes, etc. Je rappelle que sous Ceaucescu, une personne avait droit à, par exemple, 25 grammes de beurre par mois. Pas plus. Et il en allait de même pour le pain, la viande, etc. Depuis la révolution, nous avons vu arriver des investissements étrangers – beaucoup moins qu’en Pologne ! –, mais ceux-ci se sont essentiellement concentrés sur la capitale, Bucarest. Par ailleurs, il y a eu beaucoup de restructurations importantes, mais peu de création d’emplois. Dans les autres régions du pays, en particulier au nord-est et au nord-ouest, la situation demeure très précaire. Les gens vivent de l’agriculture et celle-ci est encore rudimentaire. Globalement, pour les jeunes, jusqu’à 40 ou 42 ans – surtout ceux qui ont des qualifications et qui sont en bonne santé –, la pression pour partir à l’étranger est énorme. Et comme, quand ils partent, ils ne reviennent plus, ce sont autant de travailleurs formés et qualifiés que nous perdons. Pour nous, ce sont chaque fois au moins 20 années d’investissement dans l’éducation et la formation qui se volatilisent. » Autre conséquence : selon des études récentes, on assisterait à une augmentation du nombre de suicides chez les jeunes restés au pays. « Cela devient un réel problème pour la nouvelle génération dont les parents travaillent à l’étranger et qui est prise en charge par des amis, des voisins », souligne Bogdan.

Paradis ou enfer ?

 Dans certains cas, toutefois, le « paradis » du travail à l’étranger se transforme en un véritable enfer. Ainsi, il y a quelques années, de nombreux travailleurs saisonniers roumains ont été engagés dans le sud de l’Espagne, pour travailler à Almería, où 30 000 serres sont installées sur 35 000 hectares pour faire pousser des tomates à destination de nos supermarchés. « Lorsque les travailleurs sont arrivés, la première chose qu’on a faite a été de leur prendre leur passeport, pour ne pas qu’ils s’enfuient. On leur a fait signer un contrat de travail rédigé uniquement en espagnol. Ils touchaient entre 26 et 30 euros par jour de travail. On leur avait dit que la nourriture était gratuite, mais ils ont dû la payer. En ce qui concerne le logement, ils ont été placés dans de véritables ghettos, avec des barreaux aux fenêtres ! ». Des situations comme celle-là, il y en a eu d’autres en Europe, notamment en Italie : en juillet 2006, une centaine de travailleurs polonais ont été libérés d’un camp de travail forcé installé au sud du pays. La filière de travail illégale exploitait plus d’un millier d’hommes à des travaux agricoles dans des conditions qui s’apparentent à de l’esclavage.

Coopération syndicale

 Du côté de Cartel Alfa, des projets de coopération syndicale ont été lancés. Ainsi, un accord d’assistance réciproque a été conclu avec une confédération syndicale italienne. Le but est de faciliter la compréhension (et l’exercice) du droit du travail notamment par la traduction des textes législatifs et l’explication des droits sociaux des travailleurs. Cette coopération, pour efficace qu’elle soit, n’empêche pas la Roumanie de vivre parfois des situations totalement absurdes. Ainsi, explique notre interlocuteur, « une société italienne de textile est venue s’installer chez nous. Elle a beaucoup investi, mais lorsqu’il s’est agi d’embaucher, elle s’est tournée vers les travailleurs… chinois, moins chers. Nous nous sommes battus pour introduire l’obligation pour tous les employeurs de payer les travailleurs étrangers avec, au moins, le salaire minimum moyen de la branche, pour éviter le dumping social. Mais certains employeurs trouvent encore le moyen de contourner cette obligation. Une société de placement italienne a une filiale en Chine ; elle demande 5 000 dollars pour un emploi en Roumanie. Du salaire de ces travailleurs sont ensuite déduits les frais de logement et de nourriture sur place. L’un des gros problèmes en Roumanie est la faiblesse de l’inspection du travail. Et comme organisation syndicale, nous avons de grandes difficultés pour entrer dans ce genre d’entreprise… »

Convergence sociale

 L’entrée dans l’Union européenne : est-ce une bonne ou une mauvaise chose pour les travailleurs roumains ? « Le problème de l’Europe, c’est le décalage entre le projet politique et social. Ce décalage a abouti aux “non” français et néerlandais à la constitution européenne, mais il entraîne aussi une montée des extrémismes, y compris en Roumanie. Le problème c’est qu’en matière sociale, l’UE a très peu de choses à dire ; elle n’a pas d’approche cohérente. Chez nous, après la révolution de 1989, ce sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international qui sont venus nous dicter des réformes fondées sur une vision nord-américaine, c’est-à-dire sans solidarité globale, mais en misant tout sur la responsabilité individuelle et en mettant en cause le rôle de l’État. Or, tous les systèmes européens sont fondés sur la solidarité. Ce qu’il manque à l’Europe, c’est l’affirmation et le développement d’une convergence législative et sociale. Ensuite, il faut que l’Europe s’engage pour le développement de son modèle au niveau international. Sinon, nous aurons un petit problème : nous serons comme une île que les travailleurs du monde entier voudront rejoindre. »

Propos recueillis par C.D.




1 Selon les chiffres 2006 fournis par Eurostat.

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