Depuis quelques années, la question du salaire minimum européen revient régulièrement à l’agenda politique. L’élargissement de l’Union à douze nouveaux États ces deux dernières années a rendu les différences de salaires plus importantes qu’auparavant, et favorisé certaines formes de mobilité qui inquiètent les pays à niveau de salaire relativement élevé. Le débat se fait de plus en plus pressant, notamment en raison de l’accroissement des formes de travail atypiques. Un accroissement qui s’observe d’ailleurs depuis une vingtaine d’années.

 

En Belgique, à l’occasion de la négociation du dernier Accord interprofessionnel (AIP), le décrochage du salaire minimum par rapport aux salaires pratiqués a été mis en évidence. Sur le plan européen, la Confédération européenne des syndicats accentue à nouveau la pression en faveur d’un salaire minimum. Le salaire minimum, revenu du travail, n’est pas à confondre avec la notion de revenu minimum nécessaire pour couvrir les besoins fondamentaux. Dans notre pays, cette seconde notion trouve sa concrétisation dans le revenu d’intégration sociale ou dans les minima des revenus de remplacement, qui peuvent toutefois être eux-mêmes techniquement liés au salaire minimum. On verra que dans plusieurs pays européens, particulièrement ceux dont le niveau du salaire minimum est relativement faible, celui-ci procède d’une logique de revenu minimum plutôt que de salaire minimum. À l’occasion d’un numéro spécial de la Chronique internationale de l’Ires 1 paru en novembre 2006 et consacré à la comparaison européenne des salaires minima, nous avions présenté les spécificités du modèle belge et de son Revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG) 2. Nous revenons dans cet article sur les enjeux européens du salaire minimum en soulignant en contrepoint les particularités belges au cœur de l’Europe.

Pourquoi un salaire minimum?


 L’existence d’un salaire minimum relève a priori de préoccupations de type social et de type économique qui sont en fait très liées entre elles. D’une part, le salaire minimum renvoie à des logiques économiques. C’est un instrument de la politique de revenu destiné à accroître la consommation des ménages et, par voie de conséquence, la croissance. Il permet aussi aux organisations de salariés d’éviter de se trouver en situation d’infériorité lorsqu’elles négocient avec les employeurs. Le salaire minimum peut contribuer à éviter que les salariés soient rémunérés en dessous de leur productivité marginale. Les secteurs à bas salaires se caractérisent d’ailleurs aussi par des taux de rotation du personnel élevés, liés à leurs conditions de travail peu attractives, à une faible formation de leur personnel, situation que l’on rencontre, par exemple, dans l’Horeca et le commerce de détail. Le salaire minimum a ainsi pour objectif de corriger les imperfections du marché.  D’autre part, il relèverait de préoccupations sociales. Le salaire minimum doit se distinguer nettement des minima sociaux. Un salarié payé au salaire minimum ne devrait pas être amené à vivre en dessous du seuil de pauvreté. La catégorie des travailleurs pauvres devrait ainsi ne pas exister. Au départ du principe éthique qui consiste à favoriser le travail davantage que le non-travail, il s’agit de rendre le travail plus attractif que les prestations sociales ; corollairement, il est alors susceptible de stimuler la formation des demandeurs d’emploi. Telle est aussi l’opinion de la Fondation Robert Schuman dans une note consacrée à cette question 3.

Niveaux différenciés

 Dans l’Union européenne des 27, il existe un salaire minimum national dans 20 États membres 4. Trois catégories de pays peuvent être distinguées en fonction du niveau du salaire minimum et de leur situation géographique. Dans un premier groupe de pays (France, Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande et Luxembourg), le salaire minimum est supérieur à 1200 euros. À ces pays, on peut joindre l’Allemagne, le Danemark et la Suède qui négocient des salaires minima au niveau de la branche professionnelle. Dans un deuxième groupe de pays (Portugal, Slovénie, Malte, Espagne et Grèce), le salaire minimum oscille entre 437 et 668 euros. Dans un dernier groupe (République tchèque, Hongrie, Pologne, Estonie, Slovaquie, Lituanie, Lettonie, Roumanie, Bulgarie), le salaire minimum est compris entre 82 et 331 euros au 1er janvier 2006. Un salaire minimum a été établi dans ces pays dans les années 1990, en vue de leur adhésion à l‘Union européenne, en conformité aux normes minimales de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans ces pays, le salaire minimum est en principe universel.  Cette configuration permet à l’Ires de souligner l’existence d’une « épine dorsale » (le premier groupe) au sud de laquelle on trouve les pays du deuxième groupe et à l’est de laquelle on trouve les pays du troisième groupe, y compris les pays baltes. L’utilité de cette première approche comparative tient dans la mise en évidence des écarts européens. L’écart entre les salaires minimaux nationaux est de l’ordre de 1 à 12. Il est néanmoins sensiblement plus faible lorsque les chiffres sont exprimés en standard de pouvoir d’achat (SPA) 5, soit de l’ordre de 1 à 6. Au salaire minimum, un Luxembourgeois gagne onze fois plus qu’un Letton et dispose d’un pouvoir d’achat six fois supérieur.  Au-delà de la simple comparaison terme à terme à un moment figé, l’évolution du salaire minimum constitue un aspect complémentaire particulièrement important dans la période récente. L’économiste Michel Husson souligne que, sur le long terme, l’évolution du salaire minimum dans les neuf pays étudiés par l’Ires montre un accroissement du pouvoir d’achat jusqu’à la fin des années 1970 et une stabilisation par la suite, à l’exception de la France qui connaît une croissance ralentie jusqu’en 2000. Cependant, lorsqu’il s’agit du ratio salaire minimum/salaire médian, on observe « une tendance à peu près générale à la baisse… Ce résultat est important, car il veut dire que les salaires minima n’ont en général pas été utilisés pour réduire l’éventail des salaires, puisqu’ils progressent moins vite que le salaire médian » 6.  Dans la plupart des pays étudiés par l’Ires, le ratio se situait entre 50 et 60 % du salaire médian dans les années 1970, il est pour la quasi-totalité des pays entre 35 et 50 % en 2000 (voir graphique ci-dessus).

Deux raisons d’être


 Complémentairement à ce classement, il est possible de classer les pays européens selon une distinction plus analytique qui s’intéresse au mode de négociation des salaires minima ; le mode d’élaboration d’un salaire minimum apparaît central au sein de l’Union. Selon Christian Dufour, il y aurait lieu de distinguer « deux modèles de prise en charge des minima » 7. En regard de la question de la formation des revenus, ces deux modèles relèvent chacun d’une logique spécifique : un modèle conventionnel de logique salariale et un modèle où le salaire minimum est d’origine légale qui relève donc d’une logique de revenu.  On distingue d’abord un modèle dominé par l’élaboration conventionnelle, généralement au niveau des branches (comme c’est le cas dans les pays scandinaves, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie), soit l’épine dorsale dont question ci-dessus. La Belgique, pays caractérisé par un salaire minimum issu d’une Convention collective de travail (CCT) interprofessionnelle, peut être rattachée à ce groupe puisqu’indépendamment de l’existence du RMMMG interprofessionnel, la formation des salaires s’effectue essentiellement au niveau des branches.  Le modèle conventionnel s’inscrit dans la logique de la formation des salaires ; il a comme fonction d’influencer la classification salariale. En outre, l’instrument du salaire minimum y constitue une motivation importante en faveur de l’adhésion des travailleurs aux organisations syndicales. Cependant, l’absence de minimum interprofessionnel laisse ouverte la possibilité de différences entre branches professionnelles entretenues, le cas échéant, par une tradition syndicale d’autonomie des centrales professionnelles, comme c’est le cas en Allemagne. Ces différences peuvent avoir pour effet que les travailleurs des PME, les temps partiels, les travailleurs dont les employeurs ne sont pas membres de l’association patronale de la branche peuvent être exclus du champ d’application d’un salaire minimum. Par ailleurs, ce type d’exclusion peut aussi exister dans le second modèle. Cette question de l’exclusion renvoie donc à l’examen des différentes situations nationales. Les taux de couverture – soit le pourcentage de travailleurs concernés par l’application des conventions collectives – dépassent en général 60 %. Cependant, l’augmentation des formes d’emplois atypiques et l’entrée de travailleurs en provenance de pays limitrophes (Pologne, pays baltes) constituent les facteurs qui, dans les cas de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, ont conduit à la prise de conscience récente de l’intérêt d’un salaire minimum national. Ce modèle dominé par l’élaboration conventionnelle est aussi marqué par le principe traditionnel d’autonomie des partenaires sociaux vis-à-vis du pouvoir public en ce qui concerne la négociation des salaires.  L’autre modèle légal se situe dans la logique de la formation des revenus. Son rôle principal est alors celui de « filet de sécurité », plutôt que de pression à la formation des revenus du travail, cela d’autant plus que son niveau est faible par rapport au salaire moyen. Les organisations syndicales ne peuvent pas directement se prévaloir d’avoir joué un rôle actif dans l’adoption de cette norme issue d’une décision de l’autorité publique. En Espagne et aux Pays-Bas, par exemple, « le minimum légal est un instrument de protection sociale plutôt que de régulation des salaires » 8. Dans cette configuration, l’objectif n’est pas de réduire l’inégalité des salaires entre les salariés, ne fût-ce que d’un même secteur, mais de réduire la pauvreté des infrasalariés.  Au-delà de ces deux modèles, selon Christian Dufour, « les salaires minima reflètent des hiérarchies implicites ou explicites entre les salarié(e)s. Qu’ils soient négociés ou établis par l’État, ces minima dessinent les frontières de l’inclusion/exclusion de fractions plus ou moins importantes de la population laborieuse au sein du salariat » 9.

Le cas de la Belgique


 Exemple hybride en ce sens qu’elle renvoie au groupe de pays de « l’épine dorsale » où se joue une approche négociée du salaire minimum, la Belgique se distingue par le caractère interprofessionnel et conventionnel de son salaire minimum. En outre, deuxième distinction, son modèle ne se limite pas pour autant à une justification salariale puisqu’il vise à peser également sur les revenus hors du travail. La Belgique se trouve dans une situation hybride par rapport aux deux modèles dont il vient d’être question, puisque le salaire minimum constitue aussi un repère pour le calcul de certains revenus de remplacement.  Le salaire minimum a été créé en Belgique par la CCT nº 21 conclue le 15 mai 1975 au Conseil national du travail (CNT). Sa dénomination exacte est Revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG). Il s’agit en effet d’un montant calculé sur une base annuelle, qui doit être garanti en moyenne par mois au travailleur et qui contient tous les éléments du salaire (barèmes et primes diverses). Il s’applique aux travailleurs à temps plein, ayant atteint l’âge de 21 ans. Toutefois, le montant pour les travailleurs plus jeunes a fait l’objet de la CCT nº 50 du 29 octobre 1991.  En Belgique, on observe une évolution similaire à celle mentionnée ci-dessus : sur la base de 100 au moment de sa création, le RMMMG a atteint un niveau maximum de 108,13 en 1982/83 ; son niveau a légèrement baissé par la suite pour atteindre en 2004, une valeur de 106,36 10. Le RMMMG n’a connu que deux accroissements « hors index » depuis sa création : en 1981 et en 1992. Mais le ratio par rapport aux salaires conventionnels et, a fortiori, bruts s’est sensiblement détérioré sur la période des dix dernières années, et plus encore dans les années les plus récentes. « Entre 1990 et 2002, l’augmentation du salaire moyen a été supérieure de 15 % à celui du salaire minimum. Le décrochage entre ces deux grandeurs s’est particulièrement accentué depuis 1990.  Il est utile d’insister sur cette évolution qui n’a pas été empêchée par la norme salariale adoptée durant cette période : en effet, l’accroissement hors index autorisé par les Accords interprofessionnels, même s’il est faible (aux environs de 1 %), est cumulatif ; il faut y ajouter des mécanismes de dérive salariale. C’est pour ces raisons que les organisations syndicales ont fait pression pour obtenir une nouvelle revalorisation dans le dernier AIP. Ceci montre aussi que la hausse effective des salaires n’a pas eu besoin, en Belgique, d’une revalorisation du RMMMG et des minima sociaux.  Le RMMMG belge impose une série de constats qui se présentent surtout comme des contraintes à toute action visant à le généraliser au-delà du cadre national. Nous l’avons dit, le RMMMG s’inscrit dans un choix sociétal complexe mixant les objectifs économiques et sociaux en faveur d’un salaire minimum garanti par une forte culture du consensus ; ce choix de société s’inscrit dans la durée depuis dès avant son institutionnalisation en 1975 et n’est pas exempt de critiques. En l’occurrence, et sans tomber dans l’ethnocentrisme étroit, il n’est pas du tout certain qu’il se trouve des acteurs ou des forces sociales au niveau européen pour négocier un dispositif similaire.

Un chemin européen étroit


 Outre une situation marquée par des disparités importantes entre les salaires minimums des pays qui en sont pourvus, la prise de conscience de l’intérêt qu’il y aurait à adopter un salaire minimum s’est amplifiée avec l’accroissement des emplois atypiques depuis le milieu des années 1980 et la concurrence exercée dans certains pays, plus particulièrement l’Allemagne et la Suède, par des nationaux européens de pays contigus ainsi que par une certaine souplesse des modèles nationaux, y compris conventionnels, dans la prise en compte des évolutions des conditions d’emploi.  Il est d’ailleurs important de rappeler ici que le phénomène des travailleurs pauvres, généralement désignés par poor workers en raison de son origine américaine et anglo-saxonne, présente, en 2003, un score qui se situe entre 7 et 13 % pour le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, tandis que son niveau est entre 3 et 5 % pour la France, la Belgique et les pays scandinaves. Dans les premiers pays, le taux de pauvreté a sensiblement augmenté entre 1980 et 2000 11. On remarquera que les pays où le risque de pauvreté reste limité sont aussi ceux où l’adhésion aux organisations syndicales est la plus élevée, à l’exception toutefois de la France. Il s’agit aussi des pays scandinaves, dont le Danemark, qui est par ailleurs nouvellement présenté par la Commission européenne comme modèle à suivre, en raison de son système de flexi-sécurité.  Deux limites nous semblent peser sur les chances de succès de l’adoption d’un salaire minimum européen.  D’une part, on peut s’étonner d’une divergence de vues entre organisations syndicales et patronales, sur cette question. Si, sur le plan européen, les organisations patronales ont toujours considéré que cette question n’était pas prioritaire, c’est qu’elles estiment que la concurrence entre les salaires nationaux serait un meilleur gage d’efficacité économique et qu’en conséquence, même du point de vue des entreprises, des formes de concurrence que l’on pourrait qualifier de déloyales ne devraient pas inquiéter les entreprises. Cette option paraît aussi paradoxale en regard d’une situation économique qui caractérise l’UE des 27, qui lui donne une autonomie économique de quelque 85 % de son PNB par rapport au reste du monde. D’autre part, selon le traité européen, la négociation des salaires – et plus généralement la protection sociale – n’est pas une compétence de l’Union. Ce sont donc les institutions européennes qui limitent les marges de manœuvre.  Il devrait se dégager une voie étroite en faveur d’une solution pragmatique qui tienne compte de l’ensemble de ces éléments.  Un consensus politique au sein de l’Union peut apparaître autour de la détermination d’un salaire minimum européen fixé au regard du seuil de pauvreté de chaque pays, par exemple à 60 % au moins du salaire médian de chaque État membre. Les États membres seraient évidemment libres de moduler à partir de ce seuil leur propre salaire minimum. En quelque sorte, une convention-cadre au niveau européen – et non un montant chiffré – devrait suffire à déterminer cette norme dans chaque État membre. La voie conventionnelle, à l’image de ce que nous connaissons en Belgique au niveau interprofessionnel, rendue possible depuis les traités de Maastricht et d’Amsterdam, paraît la seule possible. L’objectif relève d’une démarche d’équité sociale, qui ne devrait pas soulever d’opposition de principe. Cependant, si les partenaires sociaux européens ne parviennent pas à engager une négociation sur cette question, il faudra pouvoir compter sur la volonté et la capacité de la (future) Commission européenne de faire pression en ce sens.

 (*) Merci à Thibauld Moulaert pour la relecture attentive de ce texte.

 

 1 « Les salaires minima, enjeu international », Chronique internationale de l’IRES, nº 103, novembre 2006, 135 p. Le document est accessible sur www.ires-fr.org

 2 Moulaert Thibauld, Verly Jean, Belgique, le revenu minimum mensuel moyen garanti, ibidem, pp. 57-68.

 3 Marie-Dominique Garabiol-Furet, Le salaire minimum européen : un projet réalisable ?, Fondation Robert Schuman, Questions d’Europe, 30 octobre 2006, nº 43 : http://www.robert-schuman.org/

 4 Un salaire minimum aux Pays-Bas depuis 1969, en France depuis 1970, au Luxembourg depuis 1973, au Portugal depuis 1974, en Belgique depuis 1975, en Espagne depuis 1980, en Grèce depuis 1991. Avant l’instauration d’un salaire minimum au Royaume-Uni et en Irlande, respectivement en avril 1999 et en avril 2000, des minima étaient fixés dans les branches industrielles à bas salaires.

 5 Le SPA (Standard de pouvoir d’achat) est une unité monétaire artificielle commune qui sert de référence et permet d’éliminer les différences de niveau de prix entre les pays. Un SPA permet donc d’acheter le même volume de biens ou de services dans tous les pays.

 6 Michel Husson, Les salaires minima en Europe, Chronique internationale de l’Ires, n°103, p. 22.

 7 Christian Dufour, Quels salaires minima ? Quelle négociation collective ?, ibidem, p.9.

 8 C.Dufour, ibidem, p.4.

 9 C.Dufour, ibidem, p.5.  

10 Moulaert, Verly, ibidem, p. 61.  

11 Selon les statistiques Eurostat fournies par la Commission européenne elle-même.

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