Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’idée de la construction européenne a trouvé dans l’économie le moyen de bâtir un socle d’intérêts concrets et communs entre pays de la Communauté naissante. Ce socle économique était, à l’époque, conçu comme un moyen d’assurer la paix, la prospérité et le progrès social, trois objectifs auxquels le mouvement syndical a apporté son appui.
>En cinquante ans, l’Union européenne a connu des succès et des échecs, elle a traversé des crises politiques, elle a été confrontée à des périodes de récession économique, à la montée persistante du chômage, à la globalisation. Aujourd’hui, les chemins empruntés pour cette « construction » européenne semblent bien éloignés de ceux d’origine. La vision politique a fait place à un projet marchand fondé sur une idéologie libérale où il n’y a plus place pour la promotion de normes sociales.
Alors que dans les années 1960 et 1970, la réalisation progressive du marché commun s’accompagnait d’efforts d’harmonisation dans le progrès des conditions sociales des travailleurs, aujourd’hui, il n’est même plus possible de s’entendre sur des prescriptions minimales, par exemple en matière de temps de travail. Aujourd’hui, sans un combat syndical de longue haleine, le marché unique des services aurait été réalisé au mépris du droit du travail et des conventions collectives nationales. Aujourd’hui, il faut se battre pour protéger les services publics, minés par la libéralisation, la privatisation et l’introduction des règles du marché libre. Il n’est pas sûr que les pères fondateurs reconnaîtraient leur enfant : concurrence fiscale et sociale entre États membres, patriotisme économique, champions nationaux, solidarité financière minimale, notions de « juste retour », libéralisation et dérégulation…
Organisations syndicales et mouvements sociaux ne soutiennent pas une telle « construction » qui serait en réalité transformée en entreprise de déconstruction des normes et modèles sociaux sous prétexte de rendre l’économie du continent plus compétitive (et, dit-on, de créer des emplois) 1. Les traces d’un tel « projet » existent dans plusieurs dossiers politiques récents : directive Bolkestein initiale, libéralisation des services publics, directive « temps de travail », intrusion du droit communautaire de la concurrence dans l’organisation de services sociaux nationaux, etc.
La crise d’identité politique que connaît actuellement l’Union européenne joue en faveur de cette déconstruction. Il n’y a plus de projet, il n’y a plus d’hommes et de femmes qui portent une vision. La seule Europe qui fonctionne aujourd’hui est celle de la dérégulation – ou de l’intégration négative 2 –, qui puise son dynamisme dans l’affaiblissement du politique et dans sa division. C’est donc aussi « par défaut » que cette Europe fonctionne : il manque un projet politique alternatif, et des hommes et des femmes pour le porter.
Pour des citoyens de plus en plus nombreux, la construction européenne s’est transformée d’un projet historique d’union entre peuples sur la base de valeurs de solidarité et de démocratie, en un projet marchand qui ne voit dans l’Europe qu’une zone de commerce, de concurrence, de marchés dérégulés et libéralisés. L’abandon des valeurs fondatrices a transformé cette Union en un instrument perçu par le citoyen comme invasif dans la scène politique nationale et visant avant tout à « adapter » l’Europe et ses États membres au contexte mondial par des programmes de « réformes », de « modernisation », d’« ajustements ». Ces différents programmes sont justifiés en termes de compétitivité, d’accroissement de parts de marché, de performances économiques, et font rarement l’objet de délibérations publiques et de débats démocratiques. Pour une part importante de citoyens et de travailleurs, le coût de cette Europe compétitive est perçu comme supérieur aux bénéfices que l’on pourrait en attendre. Les compromis européens ne paraissent plus gagnants. Il y a vingt ou trente ans, les citoyens adhéraient à une vision politique, à une construction qui était promesse d’harmonisation sociale vers le haut. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On leur demande, en vain, d’adhérer à un grand marché. Après l’affaire Renault-Vilvorde, l’affaire VW-Forest met au jour, une fois de plus, les paradoxes de la méthode libérale pour construire l’Europe : comment, en effet, réaliser un « grand marché » dans lequel les peuples européens sont appelés à « établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite » 3 si ces derniers sont mis en concurrence pour leur emploi ?
Les organisations syndicales et les mouvements sociaux, par leur travail politique et leurs revendications, dessinent les contours d’un autre projet. Celui-ci est avant tout un projet de paix. Au XXIe siècle, ceci ne recouvre pas seulement la réconciliation franco-allemande de l’après-guerre, mais aussi la responsabilité européenne dans la cohésion économique et sociale au sein de l’Union, ainsi que dans l’aide au développement, le commerce équitable, le développement durable, la promotion du droit international. Or, actuellement, la faiblesse politique de l’Europe, en contraste avec son poids économique et commercial, l’empêche de prendre et de soutenir des mesures significatives en faveur du processus de justice sociale, de paix et de développement durable.
Le projet européen est un projet de solidarité : pour bâtir un destin commun, les pays membres et les peuples de l’Union sont appelés à faire preuve de solidarité et de compréhension mutuelle. Cette démarche doit se construire dans un esprit constant de délibération publique, d’explication et de concertation. Elle doit être portée par l’adhésion du plus grand nombre. En ce sens, l’Europe doit être un projet de démocratie, faute de quoi, tôt ou tard, il se délitera. Ce projet de solidarité et de démocratie doit en priorité répondre aux aspirations des citoyens européens, c’est-à-dire en deux mots au progrès social. Ce progrès inclut l’intégration économique et sociale pour tous, la qualité de la vie, l’amélioration des conditions de travail, et le développement durable.
La plupart des organisations syndicales réunies au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES) se disent en faveur d’une économie sociale de marché, c’est-à-dire en faveur d’un équilibre entre une économie fondée sur le marché, et les quatre caractéristiques – ou quatre piliers – d’un modèle européen partagé, à différents degrés, par les pays de l’Union :
– la protection sociale
– les services publics
– le dialogue social
– le droit syndical.
La combinaison de ces piliers dessine un modèle spécifique par rapport aux autres pays de l’OCDE (États-Unis, Japon…) et aux pays émergents et en développement. Ceux-ci encadrent l’économie de marché en lui adjoignant des mécanismes de redistribution et de compensation (fiscalité et protection sociale), des mécanismes de cohésion (services publics), une implication des travailleurs en matière de conditions de travail (dialogue social), et un certain équilibrage des rapports de force entre capital et travail (droits syndicaux, droits d’action collective, droit de grève). Mais cela ne suffit pas. Au sein de ce modèle à défendre et promouvoir, doivent être mises en œuvre des politiques économiques et sociales coordonnées, orientées vers le plein emploi, et vers des emplois de qualité. Si, dans les années 1990, il fut dit « à marché unique, monnaie unique », il est aujourd’hui nécessaire d’affirmer : à marché et monnaie uniques, harmonisations sociale et fiscale. La réalisation d’une Europe sociale nécessite une intégration positive, c’est-à-dire une démarche coopérative entre acteurs politiques, économiques et sociaux au service de la prospérité et du progrès social, se traduisant dans des politiques communes. C’est à ces conditions que le projet européen retrouvera le plein soutien des peuples européens.
MOC-CIEP
1 Depuis une quinzaine d’années, les promesses en matière de création d’emplois se sont en effet multipliées : le marché unique allait créer de l’emploi, l’euro allait créer de l’emploi, les libéralisations des services publics allaient créer de l’emploi, la flexibilisation du marché du travail allait créer de l’emploi, la libéralisation du commerce mondial allait créer de l’emploi…
2 C’est-à-dire la suppression des barrières entre États, l’intégration positive étant liée à l’établissement de règles communes contrôlées par une haute autorité.
3 Préambule du traité de Rome, 1957.
>En cinquante ans, l’Union européenne a connu des succès et des échecs, elle a traversé des crises politiques, elle a été confrontée à des périodes de récession économique, à la montée persistante du chômage, à la globalisation. Aujourd’hui, les chemins empruntés pour cette « construction » européenne semblent bien éloignés de ceux d’origine. La vision politique a fait place à un projet marchand fondé sur une idéologie libérale où il n’y a plus place pour la promotion de normes sociales.
Alors que dans les années 1960 et 1970, la réalisation progressive du marché commun s’accompagnait d’efforts d’harmonisation dans le progrès des conditions sociales des travailleurs, aujourd’hui, il n’est même plus possible de s’entendre sur des prescriptions minimales, par exemple en matière de temps de travail. Aujourd’hui, sans un combat syndical de longue haleine, le marché unique des services aurait été réalisé au mépris du droit du travail et des conventions collectives nationales. Aujourd’hui, il faut se battre pour protéger les services publics, minés par la libéralisation, la privatisation et l’introduction des règles du marché libre. Il n’est pas sûr que les pères fondateurs reconnaîtraient leur enfant : concurrence fiscale et sociale entre États membres, patriotisme économique, champions nationaux, solidarité financière minimale, notions de « juste retour », libéralisation et dérégulation…
Organisations syndicales et mouvements sociaux ne soutiennent pas une telle « construction » qui serait en réalité transformée en entreprise de déconstruction des normes et modèles sociaux sous prétexte de rendre l’économie du continent plus compétitive (et, dit-on, de créer des emplois) 1. Les traces d’un tel « projet » existent dans plusieurs dossiers politiques récents : directive Bolkestein initiale, libéralisation des services publics, directive « temps de travail », intrusion du droit communautaire de la concurrence dans l’organisation de services sociaux nationaux, etc.
La crise d’identité politique que connaît actuellement l’Union européenne joue en faveur de cette déconstruction. Il n’y a plus de projet, il n’y a plus d’hommes et de femmes qui portent une vision. La seule Europe qui fonctionne aujourd’hui est celle de la dérégulation – ou de l’intégration négative 2 –, qui puise son dynamisme dans l’affaiblissement du politique et dans sa division. C’est donc aussi « par défaut » que cette Europe fonctionne : il manque un projet politique alternatif, et des hommes et des femmes pour le porter.
Conséquences de l’Europe libérale
Pour des citoyens de plus en plus nombreux, la construction européenne s’est transformée d’un projet historique d’union entre peuples sur la base de valeurs de solidarité et de démocratie, en un projet marchand qui ne voit dans l’Europe qu’une zone de commerce, de concurrence, de marchés dérégulés et libéralisés. L’abandon des valeurs fondatrices a transformé cette Union en un instrument perçu par le citoyen comme invasif dans la scène politique nationale et visant avant tout à « adapter » l’Europe et ses États membres au contexte mondial par des programmes de « réformes », de « modernisation », d’« ajustements ». Ces différents programmes sont justifiés en termes de compétitivité, d’accroissement de parts de marché, de performances économiques, et font rarement l’objet de délibérations publiques et de débats démocratiques. Pour une part importante de citoyens et de travailleurs, le coût de cette Europe compétitive est perçu comme supérieur aux bénéfices que l’on pourrait en attendre. Les compromis européens ne paraissent plus gagnants. Il y a vingt ou trente ans, les citoyens adhéraient à une vision politique, à une construction qui était promesse d’harmonisation sociale vers le haut. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On leur demande, en vain, d’adhérer à un grand marché. Après l’affaire Renault-Vilvorde, l’affaire VW-Forest met au jour, une fois de plus, les paradoxes de la méthode libérale pour construire l’Europe : comment, en effet, réaliser un « grand marché » dans lequel les peuples européens sont appelés à « établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite » 3 si ces derniers sont mis en concurrence pour leur emploi ?
Modèle social européen
Les organisations syndicales et les mouvements sociaux, par leur travail politique et leurs revendications, dessinent les contours d’un autre projet. Celui-ci est avant tout un projet de paix. Au XXIe siècle, ceci ne recouvre pas seulement la réconciliation franco-allemande de l’après-guerre, mais aussi la responsabilité européenne dans la cohésion économique et sociale au sein de l’Union, ainsi que dans l’aide au développement, le commerce équitable, le développement durable, la promotion du droit international. Or, actuellement, la faiblesse politique de l’Europe, en contraste avec son poids économique et commercial, l’empêche de prendre et de soutenir des mesures significatives en faveur du processus de justice sociale, de paix et de développement durable.
Le projet européen est un projet de solidarité : pour bâtir un destin commun, les pays membres et les peuples de l’Union sont appelés à faire preuve de solidarité et de compréhension mutuelle. Cette démarche doit se construire dans un esprit constant de délibération publique, d’explication et de concertation. Elle doit être portée par l’adhésion du plus grand nombre. En ce sens, l’Europe doit être un projet de démocratie, faute de quoi, tôt ou tard, il se délitera. Ce projet de solidarité et de démocratie doit en priorité répondre aux aspirations des citoyens européens, c’est-à-dire en deux mots au progrès social. Ce progrès inclut l’intégration économique et sociale pour tous, la qualité de la vie, l’amélioration des conditions de travail, et le développement durable.
Nouveau projet politique
La plupart des organisations syndicales réunies au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES) se disent en faveur d’une économie sociale de marché, c’est-à-dire en faveur d’un équilibre entre une économie fondée sur le marché, et les quatre caractéristiques – ou quatre piliers – d’un modèle européen partagé, à différents degrés, par les pays de l’Union :
– la protection sociale
– les services publics
– le dialogue social
– le droit syndical.
La combinaison de ces piliers dessine un modèle spécifique par rapport aux autres pays de l’OCDE (États-Unis, Japon…) et aux pays émergents et en développement. Ceux-ci encadrent l’économie de marché en lui adjoignant des mécanismes de redistribution et de compensation (fiscalité et protection sociale), des mécanismes de cohésion (services publics), une implication des travailleurs en matière de conditions de travail (dialogue social), et un certain équilibrage des rapports de force entre capital et travail (droits syndicaux, droits d’action collective, droit de grève). Mais cela ne suffit pas. Au sein de ce modèle à défendre et promouvoir, doivent être mises en œuvre des politiques économiques et sociales coordonnées, orientées vers le plein emploi, et vers des emplois de qualité. Si, dans les années 1990, il fut dit « à marché unique, monnaie unique », il est aujourd’hui nécessaire d’affirmer : à marché et monnaie uniques, harmonisations sociale et fiscale. La réalisation d’une Europe sociale nécessite une intégration positive, c’est-à-dire une démarche coopérative entre acteurs politiques, économiques et sociaux au service de la prospérité et du progrès social, se traduisant dans des politiques communes. C’est à ces conditions que le projet européen retrouvera le plein soutien des peuples européens.
MOC-CIEP
1 Depuis une quinzaine d’années, les promesses en matière de création d’emplois se sont en effet multipliées : le marché unique allait créer de l’emploi, l’euro allait créer de l’emploi, les libéralisations des services publics allaient créer de l’emploi, la flexibilisation du marché du travail allait créer de l’emploi, la libéralisation du commerce mondial allait créer de l’emploi…
2 C’est-à-dire la suppression des barrières entre États, l’intégration positive étant liée à l’établissement de règles communes contrôlées par une haute autorité.
3 Préambule du traité de Rome, 1957.