Déodorants, gels douche, télévisions, vêtements de sports, jouets, nettoyants, lessives : nous sommes entourés de produits de consommation courants qui nous empoisonnent la vie, au sens littéral du terme. Si les preuves scientifiques irréfutables du lien entre augmentation des cancers, des allergies, de l’asthme et profusion de produits chimiques dans la vie quotidienne sont difficiles à établir, des scientifiques de plus en plus nombreux lancent un cri d’alarme : « la production de substances toxiques est un crime contre l’humanité » (1). En ce mois de décembre, l’Union européenne doit en principe adopter la réglementation Reach, dont l’objectif est d’instaurer un nouveau système, plus prudent, de contrôle de ces substances.
Les phtalates, utilisés pour assouplir les plastiques et que l’on trouve notamment dans les jouets, sont formellement interdits depuis 2005 en Europe. Ils sont cancérigènes. Certains cosmétiques contiennent des substances dérivées du formaldéhyde. En juin 2004, ce produit est classé comme « cancérigène certain » par le Centre international de recherche sur le cancer. Des antibactériens utilisés dans les crèmes ou déodorants ont, selon une étude britannique, été trouvés dans des tumeurs cancéreuses du sein (2). En avril 2004, le WWF et la Banque coopérative font procéder aux prélèvements et aux analyses du sang de 47 personnes provenant de toute l’Europe : on y découvre 76 produits toxiques incluant des produits chimiques interdits en Europe depuis plus de vingt ans. En février 2005, Greenpeace International s’alarme de la présence, dans 36 parfums de marque, de deux groupes de substances chimiques artificielles potentiellement dangereuses qui ne sont réglementées par aucune législation (3). Plus récemment, une étude publiée dans le journal Environnemental Health établit un rapport entre des taux de mortalité et de cancer très au-dessus de la norme et le fait de travailler dans des usines de micro-ordinateurs, de semi-conducteurs, de circuits intégrés et autres composants électroniques (4). Le 8 novembre dernier, le journal scientifique britannique The Lancet publie une étude mettant en cause la neurotoxicité de substances chimiques industrielles et parlant de « pandémie silencieuse » qui touche des millions d’enfants mais « n’apparaît pas dans les données statistiques sur la santé » (5). Depuis 1960, les cancers des enfants augmentent en moyenne de 1 % par an (6). Le bienheureux consommateur de nos sociétés d’abondance est aujourd’hui contaminé par un cocktail de produits toxiques issus de pesticides organo-chlorés, de PCB, de retardateurs de flamme bromés, de phtalates et de composés perfluorés.
Catastrophe sanitaire, certes, mais « non prouvée »
La production mondiale de substances chimiques est passée d’un million de tonnes en 1930 à plus de 400 millions de tonnes aujourd’hui (7). Pourtant, les données scientifiques concernant les substances dangereuses, leur évaluation et le contrôle de leur impact sur la santé humaine manquent cruellement. En d’autres termes, la profusion de produits chimiques entraîne peut-être une catastrophe sanitaire, mais nous n’en sommes pas totalement certains…
7 mai 2004. Scientifiques et personnalités du monde de la recherche lancent l’Appel international de Paris contre les dangers des pollutions chimiques. Selon ce texte, l’« espèce humaine est en danger », l’incidence globale des cancers augmente partout. En Europe, 15 % des couples sont stériles. Un enfant sur sept est asthmatique. Du fait de la combinaison de substances et produits tels que perturbateurs hormonaux, mutagènes, reprotoxiques, « il est devenu extrêmement difficile d’établir au plan épidémiologique la preuve absolue d’un lien direct entre l’exposition à l’une et/ou l’autre de ces substances ou produits et le développement des maladies ». Mais il est aujourd’hui indispensable, soulignent les signataires de cet appel, d’appliquer le principe de précaution avec l’interdiction de produits chimiques qui, en polluant l’air, l’eau, l’alimentation, représentent des dangers pour l’homme (8). C’est ce principe de précaution qui est à l’origine de la réglementation Reach, en débat au niveau européen depuis plus de trois ans. Si parlementaires européens et ministres des états membres parviennent à s’entendre, Reach devrait connaître son aboutissement en ce mois de décembre. Dans le cas contraire, plusieurs mois de négociation seront encore nécessaires.
Lacunes du système actuel
Au niveau européen, le système en vigueur actuellement concernant la mise sur le marché des substances chimiques révèle de profondes lacunes, reconnues par tous les acteurs, y compris industriels. Ce système fait la distinction entre les produits chimiques qui étaient sur le marché européen avant 1981 (« substances existantes ») et ceux qui ont été mis sur le marché après cette date (« nouvelles substances »). Quelque 100 000 substances d’avant 1981 se trouvant actuellement sur le marché sont utilisées sans pratiquement aucun test de sécurité. Tandis que les nouvelles substances d’après 1981, testées de façon approfondie, ne sont qu’au nombre d’environ 2 700. Aujourd’hui, il est plus simple d’utiliser des substances existantes non ou mal contrôlées que d’en développer de nouvelles. Par ailleurs, il revient aux autorités publiques – et non aux producteurs, utilisateurs et/ou importateurs – d’effectuer une évaluation des risques. Les dossiers amiante, phtalate et mercure, ont montré toute la lenteur du processus d’élaboration de mesures politiques de limitation ou d’interdiction des substances très dangereuses. Ce sont ces lacunes et dysfonctionnements qui amènent, dès juin 1999, les ministres de l’Environnement des États membres de l’Union à réclamer l’élaboration d’un nouveau système. À cette époque, on sort à peine de l’affaire de la vache folle et des farines animales, et l’on est en pleine crise de la dioxine, de la viande aux hormones et des aliments transgéniques. Sous la pression des consommateurs, la santé publique est alors en haut de l’agenda politique. Les ministres de l’Environnement reconnaissent que « nos connaissances actuelles sur les caractéristiques toxicologiques et écotoxicologiques et sur leur comportement dans l’environnement sont insuffisantes pour permettre une évaluation adéquate des risques, même pour la plupart des substances dont un grand volume est produit (plus de 1 000 tonnes par an) et auxquelles l’homme et l’environnement sont fortement exposés » (9). La Commission se met à plancher sur une nouvelle réglementation communautaire. En février 2001, elle présente les grandes lignes du projet Reach dans un Livre blanc préparé à l’initiative de la commissaire suédoise Mme Wallström, responsable de la Direction générale (DG) Environnement. Ce Livre blanc ouvre le débat et aboutit, le 7 mai 2003, à la présentation des propositions officielles de la Commission. Entre-temps, on notera que la commissaire suédoise est remplacée, comme chef de file du projet, par le commissaire responsable de la DG Entreprises, le Finlandais Erkki Liikanen (et dont le directeur général, Jean-Paul Mingasson, rejoindra un peu plus tard l’organisation patronale européenne, l’Unice, comme conseiller général au marché intérieur). Wallström n’en est plus que « coresponsable » (10).
Après consultation des milieux intéressés, la procédure législative pour l’adoption de cette réglementation est lancée en octobre 2003. Sous la présidence italienne de M. Silvio Berlusconi, le Conseil européen décide alors de confier le dossier Reach au Conseil Compétitivité, c’est-à-dire aux ministres de l’Industrie, du Commerce et/ou de la Recherche. Les ministres de l’Environnement, pourtant à l’origine de l’initiative, en sont à leur tour dessaisis. Mauvais présages…
Qu’est-ce que Reach ?
Reach est l’acronyme de Registration, Evaluation & Autorisation of Chemicals (enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques). à l’origine, ce système se compose des trois éléments suivants :
– l’enregistrement dans une base de données centrale des informations de base fournies par les entreprises pour environ 30 000 substances, c’est-à-dire toutes les substances existantes et nouvelles produites en quantités supérieures à 1 tonne
– l’évaluation des informations enregistrées pour toutes les substances produites en quantités supérieures à 100 tonnes (environ 5 000 substances, soit 15 %) et, en cas de doute, également pour les substances commercialisées en quantités moindres
– la nécessité d’une autorisation des substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction et les polluants organiques permanents.
Les éléments les plus importants de ce projet de réglementation sont, d’une part, le renversement de la charge de la preuve : ce ne sont plus les autorités publiques qui seront responsables de la sécurité des substances chimiques mais les producteurs, utilisateurs et/ou importateurs. D’autre part, un « principe de substitution » prévoit, en principe, l’obligation de remplacer les substances dangereuses par des produits qui le sont moins, lorsqu’il existe des possibilités de substitution appropriées. Pour le reste, Reach doit apporter un cadre réglementaire unique permettant d’obtenir des informations équivalentes sur les dangers que présentent les substances commercialisées et sur leurs utilisations.
Mais sous les coups de boutoirs de l’industrie et de certains gouvernements, les ambitions de Reach sont revues à la baisse. Seul le Parlement européen tient bon, qui n’a pas confié la défense de ce dossier à sa commission Industrie mais à sa commission de l’Environnement, de la Santé publique et de la Politique des consommateurs, sous la houlette de M. Guido Sacconi, socialiste italien et ancien syndicaliste.
Redoutable lobby
Car en effet, de 2003 à aujourd’hui, Reach fait l’objet de l’activité de lobbying probablement la plus intense que l’Union ait jamais connue. Officiellement, personne, ou presque, ne se déclare contre la nouvelle réglementation. En revanche les pressions sont multiples et portent sur son champ d’application, le partage de données, le principe de substitution, les substances très dangereuses, etc. Tout comme pour les dossiers amiante, tabac et réchauffement climatique, des armées d’experts-lobbyistes sont formées et financées par des fédérations industrielles, mais aussi par des gouvernements afin de contrer l’analyse sur laquelle se fonde Reach. Aux États-Unis, l’Administration Bush lance une redoutable campagne de pression sur les pays de l’Union européenne, coordonnant un front des pays tiers (Australie, Chine, Indonésie, etc.) et de milieux patronaux opposés au nouveau système. La stratégie américaine est de diviser les gouvernements européens afin de saboter le projet (11). L’industrie chimique européenne, réunie au sein du Cefic, n’est bien sûr pas en reste, de même que l’Unice, organisation patronale européenne. Une quarantaine d’études d’impact sont publiées, annonçant pour la plupart d’énormes coûts financiers pour les entreprises, une catastrophe en terme de compétitivité et, bien entendu, une grave menace sur l’emploi. En Belgique, les guignols de l’Institut Hayek tentent très maladroitement d’expliquer « pourquoi Reach doit être abandonné », en soulignant que de « puissantes ONG écologistes » qui « brassent annuellement des centaines de millions d’euros » (…) « orchestrent depuis deux ans une remarquable campagne de presse » (12) !
Parmi les études d’impact, seules deux sur 40 se penchent sur les bénéfices, y compris financiers, du nouveau système. L’une de ces études prévoit que, sur les lieux de travail, 50 000 cas de maladies respiratoires pourraient être évités chaque année grâce à Reach et 40 000 cas de maladie de la peau. Bénéfices (pour la collectivité) : 3,5 milliards d’euros sur dix ans ; 90 milliards d’euros sur 30 ans (13). Précisons que les seuls coûts liés aux allergies sont estimés par la Commission européenne à 29 milliards d’euros par an dans l’Union.
Quant au chiffre d’affaires de l’industrie chimique européenne, il s’élève à 586 milliards d’euros en 2004. La mise en œuvre de Reach coûterait, selon les estimations sérieuses et non partisanes, entre 2,8 et 5,2 milliards d’euros sur onze ans, soit quelque 0,05 % du chiffre d’affaires annuel du secteur. Quels seront les choix opérés par nos gouvernements ? Réponse attendue ce mois de décembre.
Christophe Degryse
(1) G. Barbier, A. Farrachi, « La Société cancérigène », Éd. de la Martinière, 2004.
(2) Étude menée par le professeur Philippa Darbre, de l’Université de Reading (Royaume-Uni).
(3) Rapport « Eaux de toxine », publié par Greenpeace International.
(4) http://www.ehjournal.net/content/5/1/30.
(5) Grandjean Ph., Landrigan Ph., Developmental neurotoxicity of industrial chemicals, étude mise en ligne par The Lancet le 8 novembre 2006.
(6) Le Monde, 16 novembre 2005.
(7) Livre blanc de la Commission européenne, Stratégie pour la politique dans le domaine des substances chimiques, COM(2001) 88, février 2001.
(8) Le Monde, 8 mai 2004.
(9) 2194e session du Conseil Environnement, Luxembourg, les 24 et 25 juin 1999.
(10) Depuis 2004, la Commission Prodi est remplacée par la Commission Barroso avec, à l’Industrie, l’Allemand Günter Verheugen et à l’Environnement le Grec M. Stavros Dimas.
(11) Une stratégie minutieusement décrite dans un rapport établi par un membre démocrate de la Chambre des Représentants, M. Henry A. Waxman (Los Angeles) avec l’Environmental Health Fund, et publié par la Chambre des Représentants des États-Unis. Signalons que des ONG américaines s’en sont offusquées et ont pris fait et cause pour le système Reach…
(12) Drieu Godefridi et Angela Logomasini, «Pourquoi Reach doit être abandonné», Les Échos, 25 octobre 2006.
(13) Pickvance S. (et al.), The impact of Reach on occupational health with a focus on skin and respiratory diseases, étude menée par la School of Health and Related Research, University of Sheffield, UK. Rapport final de septembre 2005 pour l’ETUI-REHS.