L’Union européenne met le cap sur la "nouvelle économie". C’est le message qu’entend transmettre l’Europe depuis quelques mois. Mais derrière ce message, de profonds bouleversements semblent à l’œuvre tant en ce qui concerne les objectifs politiques de l’Union qu’en ce qui concerne la méthode utilisée pour les atteindre. L’Europe comme ambition politique ne serait-elle pas en train de céder la place à une Europe comme simple cadre d’action pour politiques nationales? Quelques réflexions.
L’hypothèse développée dans cet article est qu’en l’espace d’une dizaine d’années, l’Union européenne, en tant que projet politique dépassant les États, s’est transformée en simple cadre d’action pour la mise en œuvre des projets nationaux. Affaiblie par les "affaires" qui ont secoué la Commission, l’Union aurait été instrumentalisée aux fins d’en faire le réceptacle, ou le prolongement, d’un modèle libéral économique prôné dans certaines capitales. Ce passage d’une "Europe projet" à une "Europe cadre" peut être illustré par la différence de philosophie qui sous-tend les deux dernières grandes tentatives de relance économique et sociale : celle de 1993 avec le Livre blanc Croissance, compétitivité, emploi, et celle de mars dernier qui a inspiré les conclusions du sommet de Lisbonne. Les 19 et 20 juin prochains, les quinze chefs d’État et de gouvernement se réuniront à nouveau à Feira (Portugal) pour, entre autres, célébrer la "nouvelle économie" européenne. Conformément aux théories libérales, derrière ce projet se cache l’abandon de toute volonté de régulation politique. Place, donc, au marché.
Nouveau souffle
Le Livre blanc Croissance, compétitivité, emploi de Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, devait servir, en 1993, à "jeter les bases d’un développement soutenable des économies européennes aptes à faire face à la compétitivité internationale, tout en créant les millions d’emplois nécessaires". Nous sommes en 1993, c’est-à-dire en période de récession dans presque toute l’Europe. L’objectif de la Commission est de donner un nouveau souffle social et économique. La raison d’être du Livre blanc "tient en un mot : le chômage". Son approche est très volontariste. Il recommande aux États membres de se fixer comme objectif "de créer au moins 15 millions d’emplois, réduisant ainsi le taux de chômage actuel de moitié d’ici à l’an 2000". Pour y parvenir, il propose d’investir dans la réalisation de travaux publics d’intérêt européen. Il s’agit de réaliser des réseaux transeuropéens d’infrastructures dans les domaines des télécommunications (150 milliards d’euros), de l’énergie et des transports (250 milliards d’euros), de projets environnementaux (174 milliards d’euros). Ces investissements doivent avoir pour effet de favoriser une relance de la croissance, laquelle devra être "plus intensive" en emplois. Pour ce faire, on parle déjà de réduire le coût du travail avec des mesures fiscales de compensation (taxe CO2/énergie, taxation des revenus du capital financier...). Sans entrer dans les détails du document, on notera l’importance accordée au rôle de l’Union dans la réalisation de ce projet supranational, ainsi que l’effort de synthèse entre objectifs économiques et sociaux au niveau communautaire. Mais les États membres ne suivront pas. Certes, ils adopteront le Livre blanc, mais en gommant les objectifs trop contraignants sur le plan politique – la création de 15 millions d’emplois – et sur le plan financier – le financement des réseaux transeuropéens. Les projets de taxe CO2/énergie au niveau européen seront quant à eux purement et simplement enterrés.
Révolution numérique
Aujourd’hui, on ne parle plus du Livre blanc. Néanmoins, la comparaison entre celui-ci et le programme de relance économique décidé lors du sommet de Lisbonne (mars 2000) est instructive. L’objectif proclamé par Lisbonne est de "devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable". Les préoccupations sociales ne sont pas absentes, mais sont subordonnées à cette ambition économique. Ainsi, l’"économie de la connaissance" devra être "accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale". Pour y parvenir, les quinze chefs d’État et de gouvernement, prenant à juste titre la mesure du défi que représente la révolution numérique, déclinent un catalogue de dispositions et d’actions prioritaires à mettre en œuvre dans les capitales. Parmi ces mesures : la promotion du commerce électronique, la connexion de toutes les écoles de l’UE à Internet d’ici à la fin de 2001, l’accès électronique aux services publics de base d’ici à 2003, la libéralisation complète des marchés des télécommunications d’ici à la fin de 2001, l’accélération de la libéralisation du gaz, de l’électricité, des services postaux et des transports, la réduction des aides d’État, et la réduction de la pression fiscale sur le travail (sans mesures fiscales compensatoires).
En résumé, selon Lisbonne, les objectifs de compétitivité et le dynamisme de l’économie seront atteints par de nouvelles libéralisations, un surcroît de concurrence, une réduction du périmètre de l’État et l’arrimage de l’économie européenne à la révolution technologique, en offrant à cette dernière les conditions de son développement. Les références implicites aux performances des États-Unis sont constantes : taux d’emploi, chômage structurel, développement du secteur des services, du commerce électronique... C’est que l’Amérique connaît une période de croissance ininterrompue depuis près de dix ans et les Quinze en rêvent chaque soir : bas taux d’intérêt, faible inflation, créations permanentes d’emplois (y compris, bien sûr, des petits boulots), et engouement boursier dont on prédit depuis des années qu’il finira par se dégonfler, mais qui, en attendant, offre de substantielles plus-values aux épargnants américains... Les indicateurs économiques demeurent, outre-Atlantique, obstinément positifs, en dépit de l’accroissement des problèmes sociaux. Il faut donc, selon Lisbonne, que l’UE s’engouffre dans cette voie. Mais, nous dit-on, il ne s’agit pas d’importer tel quel le "modèle US". Il faut l’adapter aux conditions européennes, et notamment à son modèle social. Ce qui nous amène au deuxième volet de Lisbonne qui concerne la cohésion sociale.
"Modèle" social
Ce deuxième volet est censé tempérer le libéralisme économique prôné. Les mots clés y sont la modernisation du modèle social européen, l’investissement dans les ressources humaines et la nouvelle notion d’"État social actif". Celle-ci est définie comme un objectif à atteindre, au moyen de quatre axes : éducation et formation (réduction du nombre de jeunes sous-qualifiés, mobilité, cadre européen de compétences de base), politique active de l’emploi (capacité d’insertion professionnelle, accroissement de l’emploi dans les services, égalité des chances), modernisation de la protection sociale et promotion de l’intégration sociale. Ces deux derniers points paraissent essentiels, et de nombreuses organisations sociales plaçaient de grands espoirs dans une traduction ambitieuse de ces thèmes. Leur mise en œuvre apparaît néanmoins très limitée. La modernisation de la protection sociale est définie en deux objectifs : renforcer la coopération entre les États membres par l’échange d’expérience et de meilleures pratiques, et mettre en place un Groupe à haut niveau sur la protection sociale chargé de préparer une étude sur l’évolution future de la protection sociale en Europe... En matière d’intégration sociale, il s’agit d’établir des indicateurs et des échanges d’informations et de meilleures pratiques, d’intégrer la promotion de la solidarité dans les politiques des États, et de définir des actions prioritaires pour des groupes cibles déterminés (minorités, enfants, personnes âgées, personnes handicapées). Entre parenthèses, on notera que ce qui constitue actuellement l’un des dossiers européens les plus importants y compris au niveau de ses implications sociales, à savoir la lutte contre le dumping fiscal, n’a droit qu’à une petite phrase sibylline : "Il conviendrait de prendre des mesures pour (...) régler, eu égard aux conclusions du Conseil européen d’Helsinki, le dossier, encore en suspens, du paquet fiscal". Lorsqu’on sait l’impasse politique totale dans laquelle se trouve ce dossier, l’usage du conditionnel s’avère pour le moins révélateur.
Indicateurs communs, échanges d’expériences, rapports, actions prioritaires : l’axe législatif est totalement absent de ce programme. Replacé dans une perspective historique, ce "projet social" semble ouvrir une troisième étape de la construction européenne : après avoir tenté, dans les années 70, l’harmonisation sociale dans le progrès, puis dans les années 80 et 90 les prescriptions minimales, nous voilà entrés dans l’ère des échanges d’informations et d’expériences, sans projets législatifs, sans contraintes, sans sanctions, sans contrôle. Certes, les Quinze remettent à l’ordre du jour le plein emploi comme objectif à atteindre et évoquent un taux de croissance économique moyen de 3% en tant que "perspective réaliste pour les années à venir" (attention aux mots : il s’agit bien d’une "perspective" et non d’un objectif politique qui aurait par exemple pu servir de signal à la Banque centrale européenne). Mais force est de constater qu’à ce jour, l’objectif d’une amélioration "quantitative" de l’emploi (parvenir à un taux d’emploi de 70%) ne s’accompagne pas d’un objectif "qualitatif" (qualité des emplois créés). En outre, la réduction des coûts du travail est proclamée sans envisager de compensations fiscales, comme le faisait le Livre blanc. Qui paiera? La Sécu? Sur le plan de la qualité des emplois, on sait que le contexte actuel ne se prête que très difficilement au travail législatif ou conventionnel : dans le cadre du dialogue social européen, rappelons que, durant près de deux ans, le patronat européen a refusé toute négociation de nouveaux accords sociaux avec la Confédération européenne des syndicats (CES). Laquelle ne dispose d’aucun moyen de pression sur son interlocuteur... Avec l’acceptation récente de l’UNICE (la confédération patronale européenne) d’ouvrir des négociations sur le travail intérimaire, un faible espoir renaît. Il se dit qu’à Lisbonne les représentants des chefs d’entreprise se seraient fait tirer les oreilles. Mais quelles leçons ont-ils à recevoir de gouvernements qui ne parviennent pas à s’entendre eux-mêmes sur le seul projet de directive forte à caractère social qui dort dans les tiroirs du Conseil depuis maintenant près de deux ans (l’information-consultation des travailleurs au niveau national)? Selon Tony Blair, le sommet de Lisbonne marque la fin du modèle social des années 80, qualifié de modèle de "préservation des droits" des travailleurs, et le passage à une politique active de l’emploi. L’Union européenne aurait enfin abandonné son vieil agenda social... Le "rôle des gouvernements va changer, ils s’occuperont moins de protection et davantage de l’investissement dans l’éducation et la formation" (1), affirme le Premier ministre britannique qui semble ainsi inaugurer la "troisième voie", version UE.
Plus de marché
Un important glissement semble s’être opéré entre les projets et les ambitions du Livre blanc et ceux de Lisbonne. L’Union européenne ne se fait plus le porteur d’un modèle socioéconomique original mais devient en quelque sorte le réceptacle des mesures à prendre au niveau national pour s’aligner sur la "nouvelle économie". En d’autres termes, Lisbonne fait de l’UE un cadre d’action pour les politiques des Quinze, sans définir de modèle spécifiquement européen. Glissement de l’Europe projet à l’Europe cadre, avec bien sûr comme corollaire une insistance particulière sur tout ce qui peut permettre de comparer à quinze ses propres performances économiques et sociales (benchmarking, peer-review...)(2), puisqu’il n’y a plus de visées ou d’ambitions communes. Dans cette perspective, l’UE n’est plus le lieu potentiel de régulation politique de l’économie mais un simple lieu de coordination, instrumentalisé par quelques capitales (Londres, en particulier). Les conséquences de cette évolution, dont les principaux facteurs sont définis dans l’article ci-contre, risquent fort de se résumer en une formule : moins d’Europe supranationale = plus de marché et de libéralisme économique. N’est-ce pas, en définitive, ce que veut Tony Blair ?
Vers un fédéralisme européen ?
En relançant, le 12 mai dernier, l’idée d’une "Fédération européenne", le ministre allemand des affaires étrangères, M. Fischer, a spectaculairement remis au centre du débat la question de la finalité politique de la construction européenne. Une initiative très courageuse, par les temps qui courent, dont il reste maintenant à voir comment elle sera accueillie dans les autres États membres.
Christophe Degryse
(1) Tant que la croissance économique est au rendez-vous, ce changement de rôle pourrait paraître pertinent, mais qu’en sera-t-il au retour des vaches maigres?
(2) Le "benchmarking" peut se traduire en français par "étalonnage", c’est-à-dire la vérification par comparaison (des performances économiques, sociales...); le "peer-review" est quant à lui un exercice de surveillance ou d’évaluation par les pairs.
"Affaires" et nombrilisme...
Plusieurs éléments permettent d’expliquer les évolutions récentes de l’Union européenne. Affaiblissement de la Commission européenne, mais aussi asthénie du "couple" franco-allemand, modifications des rapports de force entre institutions, et nombrilisme des gouvernements de gauche... La récente initiative du ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer, réveillera-t-elle l’ambition ?
Ainsi, de nombreux commentateurs soulignent depuis quelques mois la quasi-disparition de l’axe franco-allemand, un axe qui, tout au long de l’histoire de la Communauté européenne, a été à l’origine des grandes avancées et des grands projets. L’énergique tandem Kohl-Mitterrand a cédé sa place à un bien piètre duo Chirac-Schröder, moins charismatique. Le silence de Paris et de Berlin au sujet de l’Europe était, jusqu’il y a peu, total... et il a largement été comblé par Londres. À la veille du sommet de Lisbonne, Tony Blair était omniprésent : il s’entretenait avec l’Espagnol Aznar, avec le Belge Verhofstadt, avec le Portugais Guterres... Le Premier ministre britannique a eu tout loisir d’imprimer sa marque et ses priorités au sommet de Lisbonne.
Hormis le couple franco-allemand, d’autres facteurs institutionnels expliquent l’évolution récente de l’Union. Il s’agit principalement du quasi-retrait de la Commission en tant qu’organe politique moteur de la construction européenne. L’affaiblissement de ce qu’on appelait encore il y a peu "l’exécutif" communautaire est notamment dû aux "affaires" sous la présidence de Jacques Santer, mais également aux difficultés rencontrées par l’actuel président Romano Prodi pour s’affirmer lors des premiers mois de sa présidence (cf. les rumeurs de démission qui auraient été, selon certaines interprétations, téléguidées en haut lieu à Londres, en guise d’avertissement !). Il est aussi dû au renforcement du Parlement européen du fait des traités de Maastricht et d’Amsterdam. L’ancien axe institutionnel " fédéraliste " constitué du tandem Commission-Parlement, dont l’ambition politique faisait face à un Conseil traînant les pieds, cède aujourd’hui la place à une Commission isolée, voire transformée en une simple administration, et qui fait face à une alliance objective entre les "codécideurs" que sont aujourd’hui le Parlement et le Conseil, tous deux plus pragmatiques que jamais. Si l’on ajoute à cela le fait que le Conseil lui-même fonctionne de moins en moins correctement faute d’une organisation efficace entre les Quinze mais également au sein même des gouvernements, on aboutit en finale à un renforcement du rôle des capitales et à un affaiblissement considérable de la capacité de coordination européenne.
Sans projet...
Cela explique probablement pour une large part que l’encéphalogramme communautaire soit plat. Il n’y a plus de projet; la voie est ouverte à l’instrumentalisation de l’Union par les capitales. Notons à ce sujet que la décision prise au sommet de Lisbonne de réunir chaque printemps les chefs d’État et de gouvernement pour déterminer les priorités stratégiques de la politique économique et sociale de l’UE va également dans le sens du renforcement considérable de ces derniers.
Cette évolution des rapports de force entre institutions peut être interprété comme un renforcement du rôle politique des Quinze. Cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Là où, cependant, le bât blesse, c’est dans l’absence de vision commune de ces Quinze sur l’avenir de l’Europe. Les difficultés rencontrées par les représentants des États membres chargés de préparer la réforme des institutions de l’UE dans la perspective de l’élargissement à l’Europe centrale sont emblématiques de cette absence de vision. Les divergences, même, sont fortes et semblent traduire un refus de plus en plus marqué de voir échapper la moindre parcelle de contrôle sur les institutions communautaires. La question du budget de l’UE, question éminemment politique, peut également être jointe à cette analyse : les décisions financières de l’Agenda 2000 adoptées en juin 1999 s’avèrent d’ores et déjà impraticables. Le budget 2001 de l’UE ne pourra faire face aux engagements (notamment l’aide à la reconstruction dans les Balkans et au Kosovo) dans le cadre étroit qui lui a été alloué.
...Ni ambition
La volonté de réduire le périmètre de l’État semble donc s’exporter au niveau communautaire : l’Europe en est réduite à sa portion congrue. Ce qui paraît pour le moins paradoxal à l’heure de l’union monétaire et à la veille du plus grand défi qu’elle aura à relever : l’élargissement à douze nouveaux pays candidats. Face à cette évolution, on ne peut qu’être frappé par le silence et le nombrilisme des gouvernements de gauche, dont on se réjouissait il n’y a pas si longtemps qu’ils soient largement majoritaires dans l’Union. Où est la vision de l’Europe fédératrice de solidarité entre les peuples? C’est là que se trouve le problème politique fondamental : il n’y a apparemment plus d’ambition de gauche pour l’Union européenne.
Christophe Degryse