Que sera l’Europe en 2010 ? Nul, aujourd’hui, ne se hasarderait à une quelconque prédiction. Après avoir vécu une quarantaine d’années de chantier européen dans un contexte de blocs et de guerre froide, avec des objectifs économiques précis et un chemin politique relativement balisé, voici que l’Union européenne commence, en ce mois de février, à affronter la question de son avenir.


Question difficile qui ne trouve plus de réponse dans le passé et l’histoire des " pères fondateurs ". Les principaux déterminants de cette Communauté des années 50 qu’étaient la réconciliation franco-allemande, l’établissement de la paix sur le continent, la solidarité ouest-européenne face à la menace soviétique, la reconstruction de l’économie européenne, ont désormais changé. Aujourd’hui, les défis sont autres : l’effondrement de l’empire soviétique en 1991 a fait disparaître la menace d’un affrontement Est-Ouest, avec l’Europe comme possible champ de bataille, mais a considérablement augmenté l’instabilité politique et les conflits régionaux (Yougoslavie, Kosovo, Tchétchénie...). L’éclatement de l’URSS a laissé dans une sorte de no man’s land géopolitique les pays d’Europe centrale et orientale, qui attendent désespérément (depuis près de dix ans!) leur intégration au sein de l’Union européenne.
Par ailleurs, la disparition de leur ennemi commun a quelque peu atténué la solidité des relations États-Unis – Europe, qui, comme dans un vieux ménage, ne ratent plus une occasion pour se chercher querelle, que ce soit sur le plan diplomatique ou commercial. Si l’on y ajoute les difficultés internes à l’Union qui sont apparues dans le sillage des ratifications du traité de Maastricht (l’“évidence” européenne s’est fortement atténuée dans l’esprit des peuples qui la composent), force est de reconnaître que les défis auxquels est confrontée l’Europe ont changé de nature.

Vers l’Europe des 27
Que sera l’Union européenne dans dix ans ? Une seule chose paraît certaine: elle sera beaucoup plus grande qu’aujourd’hui. Cet “effet de nombre” jouera sur ses structures et son fonctionnement comme jamais auparavant. D’ici probablement quatre ou cinq ans, feront partie de l’Union les six pays qui négocient déjà leur adhésion: la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, l’Estonie, la Slovénie et Chypre (1). Cette “Europe des 21 ” comptera 440 millions d’habitants (contre 376 millions aujourd’hui). Une seconde vague d’élargissement aura ensuite lieu qui concernera les autres pays candidats : Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie ainsi que Malte. La population de l’Union grimpera alors à plus de 480 millions d’habitants. Et lorsque, plus tard, la Turquie, appelée elle aussi à adhérer, fera son entrée dans l’“Europe des 27”, celle-ci dépassera largement le demi-milliard d’habitants! Le niveau de développement économique et social de l’Union connaîtra par ailleurs un déséquilibre Est-Ouest qui mettra sans doute encore de longues années pour être rétabli, ce qui ajoutera à l’“effet de nombre” un “effet de fragmentation” économique.
La structure institutionnelle de l’Union héritée de l’Europe des Six s’avérera alors totalement obsolète. Aujourd’hui déjà, lorsque les quinze ministres des Finances se réunissent avec leurs bataillons de conseillers, de diplomates, d’experts et les inévitables interprètes, le moindre tour de table accordant 10 minutes à chaque participant dure deux heures et demie. Lorsque la table du Conseil accueillera près du double d’intervenants, le simple débat sera-t-il encore possible? Et la décision?
Une réforme institutionnelle paraît inéluctable, mais le chantier qu’elle ouvre n’est pas uniquement technique. Ses implications sur les plans politiques, économiques et sociaux détermineront l’avenir de l’Union. Or, les États membres actuels veulent s’assurer du maintien de leurs acquis en termes de rapport de force et craignent que l’élargissement n’empiète sur leur poids politique dans la structure institutionnelle future.

Trois questions
Les trois principales questions qui seront discutées lors de la conférence intergouvernementale (CIG) qui s’ouvre ce mois-ci pour préparer cette réforme portent sur la composition de la Commission européenne, la pondération des voix au Conseil, et l’extension du vote à la majorité qualifiée.
En ce qui concerne la composition de la Commission, l’essentiel du débat porte sur le fait que cet embryon de gouvernement européen, qui compte vingt membres, ne peut pas être agrandi à l’infini, au fur et à mesure des élargissements, sans que cela n’affaiblisse son rôle. Or, sans une Commission centrale et opérationnelle, l’Union ne serait qu’une vague zone de coopération et de libre-échange. Actuellement, les petits pays, comme la Belgique, envoient un seul commissaire dans cette institution (en l’occurrence Philippe Busquin), les grands pays (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne, Espagne), deux. Bien que la Commission n’ait pas pour mission de défendre les intérêts des pays, ceux-ci souhaitent tous y conserver “leur” représentant. Pour éviter une inflation de commissaires, les grands États seront amenés, à terme, à renoncer à leur deuxième membre. Mais ils exigent en échange une augmentation de leur poids dans la prise de décision au niveau du Conseil (voir ci-dessous). Sur le plan théorique, ce donnant-donnant n’a aucune justification car les deux institutions, Commission et Conseil, n’ont pas la même fonction dans le processus de décision communautaire. Mais la théorie a rarement sa place dans le débat politique.
La deuxième grande réforme devra porter sur la pondération des voix au sein du Conseil de l’UE. Il s’agit, concrètement, de réexaminer les rapports de force entre “petits” et “grands” pays. Pour mémoire, dans l’Europe des six, il y avait trois grands États (France, Allemagne, Italie) et trois petits (ceux du Benelux). Le traité de Rome avait accordé un avantage comparatif aux petits pays en leur octroyant proportionnellement plus de voix au Conseil (2). Cette surreprésentation volontaire devait permettre aux États les moins peuplés de pouvoir faire face aux “grands” sans être perpétuellement mis en minorité. Mais au fil des élargissements successifs de l’Union, le nombre de petits pays a considérablement augmenté. Dans le scénario de l’Europe des 27 évoqué ci-dessus, seuls six pays peuvent être considérés comme “grands” (Allemagne, France, Italie, Royaume-uni, Espagne, Pologne) et 21 comme “moyens” ou “petits”. La surreprésentation des petits pays devient dès lors intolérable pour les grands : sans réforme, une décision pourrait être bloquée dans l’Europe des 27 par un groupe d’États représentant à peine 10% de la population, tandis qu’une décision pourrait être prise par un groupe d’États représentant seulement 50% de la population. Ce qui provoquerait une nouvelle sorte de déficit démocratique. Pour surmonter ce problème, deux solutions étaient envisageables. Soit instaurer un système de “ double majorité ” (c’est-à-dire tenant compte des voix et de la population des États), soit modifier la pondération actuelle au profit des États membres les plus peuplés. C’est vers cette deuxième solution que semblent s’orienter les négociations, contrairement à ce qu’espérait la Belgique. À l’avenir, les grands États prendront donc plus de place dans l’Union.
La troisième grande question qui sera traitée lors de la conférence intergouvernementale porte sur l’extension du vote à la majorité qualifiée. Étant donné la diversité croissante d’intérêts à laquelle donneront lieu les élargissements à venir, il paraît impensable de maintenir le vote à l’unanimité au sein du Conseil . Cette procédure continuerait en effet de permettre à un petit État (par exemple le Luxembourg, 400.000 habitants) de bloquer une communauté de plus de 400 millions d’habitants. Il faut dès lors, et aujourd’hui tous les États membres en paraissent conscients, généraliser le vote à la majorité qualifiée.
Ces trois projets de réformes sont étroitement liés. Ils forment un “paquet” qui, aujourd’hui, a de grandes chances d’être adopté, contrairement à ce qui prévalait il y a à peine quatre ou cinq ans.

Et deux pommes de discorde
Là où, par contre, les Quinze risquent de s’entre-déchirer, c’est sur l’ensemble des questions connexes que certains États veulent aborder. Parmi ces questions, deux paraissent fondamentales. La première porte sur la simplification des procédures de ce qu’on a appelé les “coopérations renforcées”. En clair, ces coopérations, instituées par le traité d’Amsterdam, autorisent un groupe de pays au sein de l’Union à approfondir leur intégration sur certains points (par exemple l’harmonisation fiscale). Actuellement, les conditions de mise en oeuvre de ces coopérations sont telles qu’il est pratiquement impossible de les concrétiser. Les États les plus dynamiques souhaitent voir simplifier ces conditions afin de pouvoir former entre eux une sorte d’“avant-garde” européenne.
L’autre question porte sur la division des traités actuels en deux parties. Cette idée, issue d’un rapport concocté notamment par notre ancien Premier ministre Dehaene, viserait à séparer d’une part les traités de base, c’est-à-dire les textes quasi “ constitutionnels ” de l’UE (objectifs, principes, orientations générales), et de l’autre les dispositions relatives aux politiques communes. Cette séparation aurait pour principal avantage de permettre une révision des politiques communes sans devoir sans cesse modifier les traités de base, avec toute la lourdeur de la procédure que cela implique.

L’impression générale qui se dégage à la veille de l’ouverture de la conférence intergouvernementale est que l’Union européenne s’apprête à subir des réaménagements destinés à lui permettre de continuer à fonctionner lorsqu’elle comptera 20 ou 25 membres, mais sans redéfinir son projet fondamental. Les Quinze s’attachent en effet à parer à l’“ effet de nombre ” des élargissements futurs en recalculant consciencieusement leurs niveaux de participation dans les différentes institutions, mais paraissent ignorer l’“ effet de fragmentation ” qui en résultera également. Ce dernier, pourtant, pourrait se révéler une véritable bombe à retardement en ce qui concerne l’avenir des politiques communes telles que les politiques structurelles (cohésion économique et sociale), la politique agricole, la politique de concurrence, mais également la politique monétaire et le marché unique. Les décisions prises l’an dernier en ce qui concerne les perspectives financières de l’UE confirment cette analyse : en refusant d’augmenter les plafonds des ressources financières européennes jusqu’en 2006, les Quinze ont implicitement refusé de reconsidérer les orientations générales de l’Union. Une Europe à 20 ou à 25 n’aurait-elle pas mérité une réflexion en profondeur sur ce que veulent en faire ses États membres, réflexion qui aurait associé, dès le départ, les pays candidats ?
Il reste à espérer qu’au-delà des réticences de certains États (notamment Espagne et Royaume-Uni), une “ avant-garde ” européenne parviendra à se former pour s’attaquer de front aux enjeux économiques et sociaux les plus urgents : harmonisation fiscale, coordination accrue des politiques économiques, relance de l’Europe sociale...

Christophe Degryse


(1) Le sommet européen d’Helsinki (décembre 1999) estime que “l’Union devrait être en mesure d’accueillir de nouveaux États membres à partir de la fin de 2002”.

(2) pondération des voix au conseil

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