L'une des grandes surprises de l'union monétaire est qu'elle sera mise en oeuvre par une majorité de gouvernements de gauche ou sociaux-démocrates, qui n'étaient pas présents à la table de négociations de Maastricht - en 1991 - lorsque furent décidées les modalités de cette intégration. L'arrivée au pouvoir du travailliste Tony Blair au Royaume-Uni, du socialiste Lionel Jospin en France, de l'ex-communiste Massimo d'Alema en Italie et du social-démocrate Gerhard Schröder en Allemagne modifie en profondeur le paysage politique de l'Union au moment où celle-ci réalise l'une de ses plus anciennes ambitions : l'intégration monétaire.

 

L'Europe vire à gauche. Pure coïncidence ou "réflexe" démocratique prévisible traduisant une contestation populaire à l'égard des assainissements budgétaires imposés dans presque toute l'Europe par les critères de convergence de Maastricht (notamment les fameux 3%) au milieu des années 90 ? Toujours est-il que l'Union européenne se trouve aujourd'hui dans une configuration politique inédite qui autorise un certain optimisme au sujet du renforcement de son volet social. Optimisme néanmoins à tempérer : si le New Labour britannique se trouve à gauche du parti conservateur de Thatcher et Major, il est loin de renier le modèle économique libéral; en France, l'état de grâce de Lionel Jospin et de sa "gauche plurielle" a pris fin notamment avec les dissensions sur la ratification du traité d'Amsterdam et les perspectives des élections européennes de juin prochain ; en Allemagne, les positions en pointe du nouveau ministre des Finances, Oskar Lafontaine, à l'égard de la politique monétaire de la Bundesbank jugée trop restrictive semblent déjà avoir fait long feu...
Si l'Europe est à gauche, le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agit d'une gauche qui ratisse large elle aussi et qui, à ce jour, n'a pas encore affiché d'orientations politiques communes claires à l'égard de la construction européenne en général et de l'union monétaire en particulier.
Or, l'intégration monétaire telle qu'échafaudée à Maastricht est largement incomplète, et nombreuses sont les questions encore ouvertes à son sujet. Des réponses que les gouvernements apporteront à ces questions dépendra la nature même de l'union monétaire. Une union au sein de laquelle les États se livreront à une concurrence fiscale, sociale, environnementale au détriment des travailleurs, ou une union où les États joueront le jeu de la coopération et de la solidarité. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette question éminemment politique n'a pas encore de réponse claire.

Six conditions
De quoi dépendra cette réponse ? Principalement de la capacité des acteurs européens (les gouvernements réunis au sein du Conseil de l'UE mais aussi la Commission, la Banque centrale européenne, le Parlement européen, les interlocuteurs sociaux, etc.) à s'entendre sur des objectifs de politique économique et sociale et sur des mécanismes institutionnels aptes à les atteindre. Quelles seraient, dans ce contexte, les conditions d'une union monétaire sociale ? On pourrait tenter d'apporter à cette question les quelques éléments de réponse suivants.

1. L'architecture institutionnelle de l'union monétaire telle que prévue actuellement devrait être rééquilibrée au profit d'une véritable coordination des politiques économiques entre les onze. En effet, la Banque centrale européenne, dont l'indépendance par rapport aux gouvernements et aux institutions européennes est affirmée avec vigueur, est désormais l'institution la plus puissante d'Europe sur le plan économique (à titre de comparaison, alors que la Commission européenne ne contrôle que moins de 2% du produit national brut de l’UE en termes de dépenses, les décisions de la BCE auront un impact considérable sur l’ensemble de l’économie européenne). Face à ce pôle monétaire extrêmement organisé, structuré et dont l'objectif prioritaire (lutte contre l'inflation) ne souffre aucune contestation, se trouve un pôle économique informel, caractérisé par sa faiblesse institutionnelle et dont les objectifs sont loin de faire l’unanimité. Il n' y a pas si longtemps, l'ancien président de la Commission, Jacques Delors, en appelait à la mise en place d'un véritable "gouvernement économique européen" chargé de réaliser une coordination des politiques macro-économiques des États membres et de définir de grandes orientations communes en matière de développement économique et social. Au lieu de cela, les Quinze ne sont parvenus à s'entendre que sur un projet minimal, sans ambition : le "conseil de l'euro", organe informel et non décisionnel qui rassemble les onze ministres des Finances de l'Euroland. Ce conseil de l'euro doit s'en remettre au Conseil Ecofin (ministres des Finances des quinze) pour toute décision d'intérêt commun. On est loin d'une "gouvernance" européenne ! Ce qui nous conduit au deuxième point : la nécessité d'une forme de fédéralisme fiscal, social et budgétaire.

2. Les onze ne parviennent pas à s'entendre sur la question de l'harmonisation de la fiscalité, ils ne se sont pas engagés dans une coordination de leurs politiques sociales (et notamment salariales), et rien ne dit qu'ils coordonneront leurs politiques budgétaires. Résultat : en cas de crises ou de déséquilibres économiques entre pays ou régions de la zone euro, il est à craindre que la concurrence l'emporte sur la coopération. En d'autres termes, le risque existe que les pays de l'Euroland ne tentent d'attirer chez eux les investissements, la richesse et les emplois en pratiquant une forme de dumping social et fiscal (lire l'article ci-contre). On assisterait alors, à ce jeu-là, à une augmentation des délocalisations d'entreprises au sein de la zone euro, d'autant plus que le risque de change aura complètement disparu.

3. Dans l'actuel système institutionnel de l'union monétaire, rien n’est prévu pour faire entendre la voix des interlocuteurs sociaux, alors même que ceux-ci se voient investis par le traité d’Amsterdam d’un rôle déterminant en matière de politique sociale (comme si celle-ci n’avait aucun lien avec la politique monétaire...). S'il est généralement admis que la BCE ne pourra pas travailler dans un vide politique, économique et social, encore faut-il qu’elle ait des indications qui lui viennent notamment du monde des entreprises et du monde du travail. Autrement dit, il est nécessaire que la BCE s’inscrive dans un “tissu institutionnel démocratique” qui devrait comprendre outre les représentants du Parlement européen, le dialogue avec les syndicats, les organisations d’employeurs, etc. Des passerelles doivent donc impérativement être établies entre BCE et partenaires sociaux européens. Le Comité économique et social de l'UE s’est penché sur cette question dans un projet d’avis sur “La politique de l’emploi et le rôle des organisations socioprofessionnelles dans la troisième phase de l’union économique et monétaire”. Ce document rappelle notamment que dans la troisième phase de l’UEM, la politique monétaire et la politique économique devraient davantage être pilotées à partir de l’échelon européen et que, pour la réussite de cette union, un troisième outil devra être utilisé adéquatement : celui de la politique salariale. Or, précise le CES, en cette matière, le rôle des organisations socioprofessionnelles, et plus particulièrement des partenaires sociaux, est essentiel.

Regardons, à l'appui de ce constat, l'exemple belge (et il en existe d'autres à l'étranger) : la Banque Nationale de Belgique, dirigée par un Gouverneur et administrée par un Comité de direction, a institué un “Conseil de régence”. Celui-ci compte dix membres issus du monde socio-économique (organisations patronales, syndicats, mouvements ouvriers, coopératives) et procède à des échanges de vue sur les questions générales relatives à la Banque et à la politique monétaire. Au niveau européen, rien de tout cela n'est prévu. Le débat sur le lien entre Banque centrale européenne, politique sociale et démocratie est donc loin d’être clos.

4. L'Europe doit se donner les moyens financiers de son ambition. En l'espace d'une vingtaine d'années, l'Union européenne a vu s'élargir le champ de ses compétences à de nombreux nouveaux domaines (emploi, santé publique, protection des consommateurs, éducation, formation professionnelle, sans compter la politique étrangère et de sécurité commune). Or, son budget ne représente toujours qu'à peine quelque 1,20% du produit national brut communautaire, contre quelque 30% à 40% des PNB dans les États membres. De riches pays "de gauche" tels que l'Allemagne, la Suède, l'Autriche et les Pays-Bas refusent toute augmentation du budget de l'UE et réclament par ailleurs une diminution de leurs contributions. Une Europe qui proclame sa volonté de lutter contre le chômage, qui entre dans une union monétaire et qui doit faire face à la perspective de nouvelles adhésions (pays d'Europe centrale et orientale et Chypre) peut-elle réellement se montrer ambitieuse avec un budget plafonné à 1,2 % de sa richesse annuelle ? On peut en douter, et c'est pourtant bel et bien dans cette direction que la Commission européenne et une majorité d'États membres entraînent l'UE.

5. Les syndicats ont évidemment un rôle de premier plan à jouer dans l'élaboration d'une union monétaire plus sociale. Par rapport à la construction européenne en général, ces derniers ont trop souvent manifesté une attitude passive, ne prenant pas assez la mesure des implications de cette construction sur le monde du travail. Avec la réalisation du marché unique et, aujourd'hui, l'avènement de l'euro, cette attitude évolue. Force est de reconnaître que la monnaie unique a eu, dès avant sa création, un impact important notamment sur les relations industrielles. Rappelons simplement qu'en Belgique, la loi sur la sauvegarde préventive de la compétitivité (juillet 1996) s'est explicitement basée sur l'union monétaire pour encadrer l'évolution salariale en référence à l'évolution dans les pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas). L'absence de coordination des stratégies syndicales et des revendications salariales pourrait, dans ce domaine, laisser la porte ouverte à une forme de concurrence sociale qui, outre son impact négatif sur le monde du travail, serait tout profit pour les chefs d'entreprises et les organisations patronales.
Il faut souligner ici qu'on assiste depuis peu à l'émergence progressive d'un espace syndical commun autour de l'Allemagne, des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg. Depuis 1997, les organisations syndicales de ces quatre pays ont en effet décidé de procéder à des rencontres régulières afin d'échanger des informations sur l'état des négociations de conventions collectives de travail et, le cas échéant, d'élaborer des stratégies syndicales coordonnées. Fait significatif : le syndicat allemand de la métallurgie, IG Metall Westphalie, a décidé d'inviter des observateurs syndicaux belges, néerlandais et luxembourgeois à ses négociations collectives. Il faut se réjouir de telles initiatives et espérer qu'elles feront tache d'huile dans l'ensemble de l'Euroland.

6. Last but not least, une union monétaire sociale exige également une politique commune volontariste en faveur de l'emploi. Et à cet égard, on peut dire que l'Europe apporte une bonne et une moins bonne nouvelle. Commençons par la bonne : l'Union européenne dispose désormais, avec Amsterdam, des bases juridiques nécessaires au développement d'une politique de l'emploi communautaire. C'est l'une des nouveautés du traité d'Amsterdam signé en octobre 1997 : six articles relatifs à la coordination des politiques de l'emploi ont fait leur entrée dans ce texte (1). Après quarante années de construction européenne, il n'était pas trop tôt.

La moins bonne nouvelle est que la mise en oeuvre de ces dispositions, par le biais des fameuses "lignes directrices pour l'emploi", porte essentiellement sur des mesures de type microéconomique : formation professionnelle et "employabilité", égalité des chances, activation des allocations de chômage, développement de l'esprit d'entreprise, etc. Au niveau macroéconomique, ce ne sont pas les lignes directrices qui font la loi mais bien les "Grandes orientations des politiques économiques". Et celles-ci accordent, on s'en doute, la priorité aux objectifs de stabilité monétaire, de lutte contre l'inflation et d'assainissement des finances publiques. La lutte contre le chômage n'y apparaît qu'en filigrane et, lorsqu'elle est mentionnée, c'est principalement pour rappeler qu'il faudra "moderniser" le marché du travail européen et les systèmes de protection sociale afin de renforcer les incitations à travailler et d'accroître la disponibilité d'emplois. Une "modernisation" derrière laquelle se cache plus une mise en cause de prétendues "rigidités" qu'une critique d'une croissance économique incapable de créer suffisamment d'emplois. La persistance d'un chômage élevé dans l'ensemble de l'Union européenne exige que la priorité à l'emploi se traduise concrètement dans les grandes orientations des politiques économiques, et pas uniquement dans des mesures favorisant l'"employabilité" ou l'"adaptabilité".
Enfin, comment comprendre que, dans la conduite de la politique monétaire unique, la Banque centrale européenne n'ait comme seule objectif que la stabilité des prix, et non, comme aux Etats-Unis, la stabilité des prix et le soutien à la croissance et à l'emploi ?

Tous concernés
L'Euroland sera-t-il social ? La monnaie unique contribuera-t-elle à renforcer la solidarité européenne et la justice ? Favorisera-t-elle l'emploi ? On vient de le voir, il n'existe pas encore de réponses claires à ces questions. Si l'on peut a priori se réjouir de ce que l'arrivée de nouveaux gouvernements dans, entre autres, les quatre "grands" États membres de l'UE ait permis d'ouvrir une série de débats sur lesquels pesait, auparavant, une chape de plomb, il n'en demeure pas moins que l'union monétaire sera ce qu'en feront les acteurs politiques, économiques et sociaux. Le jeu est ouvert et exigera de la vigilance. Cela nous concerne donc aussi comme électeurs, travailleurs, consommateurs et, tout simplement, comme citoyens.

Christophe Degryse

(1) Il faut préciser que les dispositions du traité d’Amsterdam en matière d’emploi n’organisent aucun transfert de compétence du niveau national vers le niveau européen. Le rôle de la Communauté ne consiste qu'à animer et coordonner les stratégies nationales dans un cadre défini au niveau européen. Le traité prévoit d’ailleurs explicitement que ces mesures ne comportent "pas d’harmonisation des dispositions législatives ou réglementaires des États membres".


Europe: à bâbord, toute ?
Travaillistes, socialistes ou sociaux-démocrates, les gauches dirigent seules ou en coalition pas moins de onze gouvernements de l'Union européenne.

  • en Allemagne : le Chancelier Gerhard Schröder est depuis peu à la tête d'une coalition social-démocrate et verte (SPD - Grünen)
  • en Autriche : le Chancelier Viktor Klima dirige une coalition social-démocrate et conservatrice (SPÖ - ÖVP)
  • au Danemark : Poul Nyrup Rasmussen emmène une coalition social-démocrate et Radicale (SD)
  • en Finlande : Paavo Lipponen gouverne une coalition qui rassemble le parti social démocrate (SDP), le parti de la coalition nationale (Kok, centre droite), le parti suédois (SFP) l'Alliance de gauche (V) et les Verts (GL)
  • en France : Lionel Jospin dirige une coalition "plurielle" composée du Parti socialiste, des Verts, et des communistes
  • en Grèce : Constantin Simitis est à la tête d'un gouvernement socialiste (PASOK)
  • en Italie : Massimo D'Alema gouverne une large coalition qui rassemble le parti démocratique de gauche (PDS, ex-communiste), le parti populaire italien (PPI, démocrate-chrétien), les Verts, les socialistes, Rinnovamento Italiano (RI), et les néo-communistes
  • aux Pays-Bas : Wim Kok dirige une coalition entre le parti travailliste (PvdA), le parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD, libéral) et Democratie 66 (centriste)
  • au Portugal : Antonio Guterres préside un gouvernement socialiste
  • au Royaume-Uni : Tony Blair est à la tête d'un gouvernement travailliste (Labour party)
  • en Suède : le Premier ministre Göran Persson dirige une coalition qui rassemble les sociaux-démocrates, les ex-communistes et les Verts

Les quatre gouvernements emmenés plutôt à tribord sont :

  • la Belgique, avec sa coalition social-chrétienne/socialiste (CVP-PSC, SP-PS), emmenée par Jean-Luc Dehaene
  • l'Espagne, avec José Maria Aznar et son Parti populaire
  • l'Irlande, avec Bertie Ahern qui dirige une coalition de centre-droit
  • le Luxembourg, avec Jean-Claude Juncker et un gouvernement social-chrétien.

Le Gavroche

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