Comment évaluez-vous l’évolution politique et sociale en Égypte depuis la chute de Moubarak ?
Les soulèvements populaires contre ce régime ont abouti à la tenue d’élections libres menant à la victoire des anciennes forces d’opposition islamistes, de « tendance » Frères musulmans. Elles ont aujourd’hui une position dominante dans le champ politique, étant à deux doigts de la majorité absolue dans l’Assemblée du Peuple égyptien, sans compter un président issu de leurs rangs, Mohamed Morsi, et une majorité absolue au sein de la Chambre haute 1. Cette nouvelle donne est d’autant plus sensible, dans un contexte où les assemblées issues de ce scrutin sont « constituantes », censées élaborer un nouveau contrat social au plan constitutionnel. Les situations sont contrastées d’un pays à l’autre en raison de configurations politiques différentes. En Égypte, juste après le parti islamiste frériste – le Parti de Liberté et de la Justice (PLJ) – qui, comme je viens de l’évoquer, dispose d’une majorité quasiment absolue à l’Assemblée, nous avons le parti Al-Nour, de tendance salafiste, qui dispose de près d’un quart des sièges. Ces deux partis sont des formations rivales qui ne sont pas forcément sur la même longueur d’onde et qui ne forment pas une coalition systématique (dans certains dossiers, le PLJ peut très bien être en coalition avec les libéraux). Fréristes et salafistes ont pourtant bien formé une telle coalition dans le cas de figure de la Constituante (issue pour moitié des deux Chambres), dont les membres libéraux – mis en minorité – ont démissionné. Selon la même logique, les deux partis se sont mis d’accord pour ne pas postposer le référendum constitutionnel – demande des libéraux –, lequel s’est donc tenu à la mi-décembre, avec une victoire du « oui » à la nouvelle Constitution, à hauteur de 63,8 % des votants et un taux de participation de 32,9 %.
Majoritaires, ces partis islamistes parviennent-ils à travailler avec les autres partis ?
Toute démocratie est confrontée – à des degrés divers – au phénomène de « dictature de la majorité », mais il est particulièrement problématique dans un contexte de processus constitutionnel, qui devrait idéalement être guidé par des mécanismes inclusifs menant à la négociation et au compromis entre orientations idéologiques et sensibilités politiques différentes de manière davantage pluraliste. En Égypte, une série de secteurs de la population en situation subjective ou objective de minorité (coptes, femmes, libéraux) ont précisément dénoncé la nature insuffisamment inclusive de ce processus constitutionnel. Par ailleurs, les ouvertures politiques ont libéré les secteurs « salafistes » de ces sociétés qui sont des minorités reposant sur des bases sociales relativement faibles, voire groupusculaires, mais très actives, et qui prétendent faire régner sur terre la Loi divine selon l’interprétation qu’ils en ont, c’est-à-dire hic et nunc, sans intermédiation politique institutionnelle.
Un des enjeux est l’attitude des directions des Frères musulmans face à ces groupes salafistes qui, tout en étant relativement restreints, exercent des pressions sur certains secteurs de la population. La question que l’on peut se poser est donc : les Frères musulmans vont-ils adopter une attitude laxiste, de complaisance, vis-à-vis des salafistes ou bien feront-ils régner l’État de droit, qui est clairement un principe démocratique fondamental ?
Notons aussi le bras de fer qui a pris place entre le président et l’armée. Progressivement, le premier a su s’imposer et rééquilibrer cette relation qui penchait très fort du côté des militaires, mais dans une dynamique d’alliance et non plus d’affrontement. Sous cet angle, on peut se poser la question de savoir si les membres de la police et de l’armée responsables – à différents niveaux – des crimes commis contre les civils durant le soulèvement seront un jour jugés. À ce jour, ces crimes demeurent impunis.
Ces nouveaux gouvernants islamistes sont-ils capables de répondre aux attentes démocratiques et sociales de la population ?
On est face à des sociétés plurielles, traversées par diverses tendances. De leur côté, les vainqueurs des élections (les islamistes en l’occurrence) mettent en avant la légitimité démocratique qu’ils tirent des urnes, arguant que les opposants n’ont qu’à attendre les prochaines élections pour les sanctionner si les décisions qu’ils prennent ne leur plaisent pas.
On peut constater de la désillusion au sein de certains secteurs de la société, où le président avait annoncé qu’il s’adjoindrait en vice-présidents un copte (c’est-à-dire un membre de la principale minorité chrétienne) et une femme. Ce ne fut pas le cas et cela semble apparemment à présent impossible sous la nouvelle Constitution, qui ne prévoit plus de poste de vice-président ! Le président Morsi, qui était attendu pour la cérémonie d’investiture du nouveau pape copte, Tawadros II, n’y a finalement pas assisté, retenu (en tout cas officiellement) par la nouvelle escalade de violence dans la Bande de Gaza de la mi-novembre. Quoi qu’il en soit, il aurait pu donner là un signal fort en faveur de l’ouverture et de la tolérance vis-à-vis des minorités du pays. Certains avancent que c’est sous la pression salafiste qu’il s’est abstenu d’y prendre part.
Lors de leur élection, ces forces politiques ont suscité des doutes, compte tenu de leurs tendances islamistes. Avec quelques mois de recul, partagez-vous cette analyse ?
Je pense qu’il ne faut pas essentialiser ces forces politiques comme des forces politiques qui auraient des logiques d’action de pouvoir différentes d’autres partis. Tout phénomène partisan a une dimension hégémonique. Toute force partisane, y compris dans un système démocratique pluraliste, a vocation à asseoir son pouvoir et à faire triompher son programme.
Il n’en reste pas moins vrai que l’accaparement du pouvoir judiciaire par le président Morsi est inquiétant, mais si on le remet dans son contexte, n’oublions pas qu’il doit s’affirmer par rapport à l’ancien régime. Quelle est la part des choses dans ce jeu ? Est-ce une nouvelle dérive « à la Moubarak » ou bien une manœuvre à analyser dans un contexte particulier ? Ceci dit, la société civile organisée et les manifestants ont toute légitimité à dénoncer cette dérive. En tout cas, il y a indubitablement un apprentissage du pluralisme à faire.
Quel est aujourd’hui l’état de l’opposition (politique ou autre) ?
Toute une série de petits partis a repris le chemin de la contestation, comme la société civile organisée et de simples citoyens. Il y a une résistance de certains secteurs de la « société civile », ce qui me rend optimiste. La transition est chaotique et n’est pas linéaire, mais je pense qu’en tout cas, il y a maintenant une résistance qui empêchera ce pays de replonger dans un schéma pré- « printemps arabe ». Les pouvoirs tâtonnent et essaient de voir jusqu’où ils peuvent aller. Mais le garde-fou, c’est cette « société civile » qui est bien présente et qui s’organise. On a été trop loin dans le processus révolutionnaire pour faire marche arrière et je pense que ce processus est toujours en cours. On peut bien entendu espérer une transition démocratique plus aboutie, mais c’est un processus qui peut durer plusieurs années.
La société civile est, on le voit, présente, mais parvient-elle pour autant à se coaliser pour former une large opposition ?
Je ne sais pas si ces mouvements se structurent mieux, mais en tout cas, les coalitions d’opportunité sont toujours là. C’est important, car cela signifie que différents acteurs au sein de la société se coalisent pour dire non à quelque chose. On peut légitimement imaginer que, si le système ne se referme pas, ces forces d’opposition auront du temps pour se consolider et pour se présenter au prochain scrutin en étant mieux préparées. Mais il faut rappeler que les électeurs se sont prononcés pour des partis islamistes. Maintenant, tout dépend de ce que ces acteurs-là vont faire de la position qu’ils occupent.
Ce qui est nouveau, c’est que la population égyptienne peut à présent « juger sur pièces » ces islamistes qui ont longtemps été érigés en épouvantails. Force est de noter que certains agissements du président Morsi rappellent des attitudes de l’ancien président déchu Moubarak, par exemple, lorsqu’il s’en prend aux manifestants pacifiques en les traitant de fauteurs de troubles. Or, la démocratie, c’est ça aussi : laisser s’exprimer des forces antagonistes et ne pas les disqualifier systématiquement.
Une constitution qui maltraite les droits des travailleursLa nouvelle constitution égyptienne a suscité l’ire de nombreux secteurs de la population tant elle contient des articles interpellants, notamment en matière de droits des travailleurs et de libertés syndicales. Épinglons, par exemple, son article 53 qui stipule qu’un seul syndicat sera autorisé par profession ou encore l’article 63 qui mentionne « le non-recours au travail forcé, sauf lorsqu’il se fait conformément à la loi », laissant donc une très importante marge d’appréciation au pouvoir législatif. |
Comment qualifier l’opposition politique à ces partis islamistes ?
Il est clair que ce sont des formations partisanes dites de gauche ou libérales. Elles ont des bases sociales beaucoup moins larges dans la société et manifestement moins d’attrait populaire. En outre, elles n’ont pas été des forces de contestation aussi massivement réprimées par le régime de Moubarak, à l’inverse des forces islamistes.
Ces dernières ont des œuvres caritatives et ont créé un maillage social pour combler les carences de l’État d’alors, ce qui explique cet engouement populaire. Dans ce sens, il ne faut pas voir ce vote d’abord – ou même pas du tout – comme un vote religieux.
Dans ce contexte mouvant, quel(s) rôle(s) jouent les mouvements sociaux ?
Pour l’Égypte, il y a un article dans la nouvelle Constitution qui prévoit un seul syndicat par secteur. Au niveau des libertés syndicales, cela pose effectivement question. Les organisations syndicales égyptiennes et internationales s’en inquiètent beaucoup. Il faut voir comment vont évoluer ces rapports de force et si la « société civile » et les syndicats vont prendre leur place. C’est la meilleure garantie et le meilleur garde-fou contre de nouvelles dérives, mais il est clair qu’on retrouve dans les nouvelles directions des comportements qu’elles avaient elles-mêmes dénoncés quand elles étaient dans l’opposition… Tous ces événements montrent bien qu’on est dans un processus non linéaire et chaotique, fait de soubresauts. Il semble y avoir un jeu d’« essais et erreurs » dans les dynamiques en cours.
Des retours massifs de manifestants dans la rue sont envisageables, et il faut espérer que la police, tout comme l’armée lorsqu’elle est mobilisée à des fins de maintien de l’ordre, soit « du bon côté ». Toutefois, je ne pense pas qu’il faille craindre une guerre civile. La rue se mobilise et c’est très sain. Comme je l’ai dit, la « société civile » – voire la « société » tout court – doit servir de garde-fou par rapport aux dérives potentielles des pouvoirs qu’elle met en place par les urnes.