Peu connue du grand public, l’Organisation internationale du Travail entend s’imposer comme le garant d’une « mondialisation équitable ». En juin, elle a tenu à Genève la 100ème Conférence internationale du Travail. Plusieurs dossiers importants étaient sur la table des négociations : le travail décent, la sécurité sociale, l’inspection du travail... La Conférence a aussi permis d’approuver une convention sur le travail domestique; une nette avancée dans la promotion d’un travail décent pour tous à travers le monde. Ce dossier spécial « OIT » revient sur ces événements.

 

Le « consensus de Washington », faut-il le rappeler, est la doctrine économique qui a déterminé le contenu des mesures « proposées » aux États qui sollicitaient l’aide du Fonds monétaire internationale (FMI) ou de la Banque mondiale, les deux institutions financières mondiales siégeant dans la capitale des États-Unis. En somme, il a dominé, sinon la pensée économique, en tout cas la politique économique au niveau mondial, approximativement entre 1989 et la crise financière de 2008. Les « dix propositions » sous lesquelles ce « consensus » est généralement exprimé ne parlent guère de la sécurité sociale, sauf une brève allusion à la nécessité de « soins de santé de base ». L’esprit de solidarité de la sécurité sociale est même généralement considéré comme l’antithèse de l’idéologie néolibérale, issue de l’école d’économie dite « de Chicago », qui inspire le « consensus ». Celui-ci se méfie de l’État et des pouvoirs publics en général, jugés inefficaces et parfois corrompus, et prône la dérégulation, y compris du marché du travail. Le fait même que la sécurité sociale n’est guère mentionnée marque en soi que ce dispositif n’est pas jugé essentiel, ni même utile. De fait, dans la majorité des cas où les recettes issues de ce « consensus » ont été appliquées, cela s’est traduit par un affaiblissement de la protection sociale solidaire.
À ceux qui ne le savent pas, je rappelle que Philadelphie – la ville de l’amour fraternel – a été fondée en 1682, à peu près en même temps que l’État de Pennsylvanie dont elle est la capitale, par le quaker William Penn qui a voulu lui insuffler l’esprit d’où elle tire son nom : amour fraternel entre les colons hollandais, suédois, anglais et irlandais qui se partageaient le territoire, et même entre les blancs et les Amérindiens ; tolérance mutuelle entre les diverses religions.
Si elle nous intéresse, c’est parce que c’est là que s’est tenue la 26ème session de la Conférence de l’Organisation internationale du Travail (OIT), en avril et mai 1944, alors qu’on commençait à entrevoir la fin de la Deuxième Guerre mondiale et à organiser l’après-guerre. La Conférence a débouché sur une Déclaration – appelée Déclaration de Philadelphie  – qui réaffirmait les buts et les objectifs de l’OIT. Cette déclaration proclamait entre autres que le travail n’est pas une marchandise, et que la sécurité sociale, comprenant notamment un accès universel aux soins de santé et à une garantie de revenu, était un droit de l’homme 1.
Depuis 2008, l’OIT cherche à s’imposer comme garant d’une « mondialisation équitable », qui passe par le respect des normes fondamentales du travail (comprenant notamment la liberté syndicale, l’interdiction du travail forcé, l’exploitation du travail des enfants), mais aussi de normes plus précises et plus exigeantes de « travail décent » et d’une couverture universelle en matière de sécurité sociale. Dans ce cadre, les Conférences annuelles de l’OIT sont l’occasion d’une « discussion récurrente » sur ces objectifs de mondialisation équitable. En 2011, cette discussion avait pour objet la sécurité sociale.
Le sujet avait été introduit par deux excellents rapports du Bureau international du Travail (BIT). Le premier rapport se concentrait sur l’application par les États membres des normes de l’OIT en matière de sécurité sociale 2. Le second, plus général, introduisait la discussion récurrente proprement dite3.

Pactes sociaux

Les deux textes ont cependant des leitmotive en commun. Les « normes de l’OIT » en matière de sécurité sociale sont essentiellement des Conventions du début des années ’50. Leur texte porte la marque des débats sociaux dans les pays industrialisés d’Europe occidentale. Peu ou prou inspirés de la Déclaration de Philadelphie, la plupart de ces pays, dont la Belgique, avaient mis en œuvre des « Pactes sociaux » qui devaient déterminer le développement économique et social pendant les années qui allaient suivre. Ces Pactes sociaux prévoyaient notamment la création de la sécurité sociale.
Bien que l’objectif était une protection universelle en matière de santé et de revenu minimum, la façon dont cet objectif a été poursuivi et réalisé a pris des formes différentes selon les pays. La plupart des pays d’Europe continentale, dont la Belgique, y sont arrivés par extension progressive des groupes sociaux couverts par les assurances sociales. En Belgique, il a par exemple fallu attendre 2008, et l’extension des « petits risques » à l’assurance obligatoire des travailleurs indépendants, pour que l’ensemble de la population bénéficie des mêmes droits en matière de soins de santé. Quelques autres pays - dont les pays nordiques - sont d’emblée parvenus à coaliser les principaux groupes sociaux – travailleurs salariés et indépendants, agriculteurs, fonctionnaires – , dans un projet commun de protection sociale élevée. D’autres – essentiellement les pays anglo-saxons – ont introduit sur une base universelle une protection minimale, avec généralement une enquête sur les ressources, complétée par des assurances privées.
L’histoire sociale de l’Europe occidentale ne s’est pas vraiment reproduite à l’échelle mondiale. Dans beaucoup de pays, la protection sociale, lorsqu’elle existe, est réduite à une sorte de classe moyenne limitée aux travailleurs du « secteur formel » – parfois réduit au secteur public au sens large. Elle ne couvre pas la majorité de la population, occupée dans l’agriculture ou dans un secteur « informel ». L’extension de cette protection sociale n’a jamais été vraiment à l’ordre du jour, car elle était considérée comme un coût. Bien plus, les embryons de protection sociale qui existaient ont souvent été mis à mal par les « programmes d’ajustement » auxquels ont dû procéder beaucoup de ces pays.
Les rapports du BIT qualifient eux-mêmes de « stagnation » et « d’occasions perdues » la période qui va de 1988, année où fut signée la dernière Convention OIT en matière de sécurité sociale (elle concerne le chômage, et vise à la fois une indemnisation correcte et une aide au reclassement), à 2008, date de la Déclaration sur une mondialisation équitable. En réalité, les rapports relèvent eux-mêmes que la Convention de 1988 est un demi-échec, car elle n’a été ratifiée que par une poignée de pays (dont la Belgique ne fait pas partie).
Mais leur intérêt principal est de relever l’existence, selon eux, d’une « révolution tranquille » qui serait en marche un peu partout dans le monde, depuis l’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili…) jusqu’à l’Asie, en passant par certains pays d’Afrique, et qui ne considérerait plus seulement la protection sociale comme une charge, mais comme un investissement.
En plus d’être un facteur d’égalisation, de justice sociale, un droit de l’homme, elle serait aussi un stabilisateur économique, et même un vecteur d’emplois (par exemple dans le secteur de la santé).
Wishfull thinking ? Peut-être. À la Commission de l’OIT, le groupe des employeurs a ouvert les débats en essayant de discréditer les rapports, estimant qu’ils cherchaient à exporter un modèle social européen dont les autres pays n’avaient que faire. Puis, les divers gouvernements ont pris la parole pour, avec des accents divers et sans doute des degrés divers de sincérité, contredire cette analyse. Non seulement, ils se retrouvaient très bien dans cette vision, mais plusieurs d’entre eux ont expliqué, exemples à l’appui, qu’ils s’étaient lancés dans cette voie, et s’en trouvaient bien. Les « dominions britanniques » (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande), peut-être plus européens que l’Europe, ont fait chorus. Il en va de même des États-Unis (ceux d’Obama, bien entendu : pas ceux du Tea Party !) Pour qui donc parlaient, finalement, les employeurs ? Pour la République populaire de Corée du Nord ? Pour le continent Antarctique ? Pour la planète Mars ?
Au fait, puisqu’on accuse l’OIT de vouloir exporter le « modèle social européen », qu’en disaient les principaux intéressés ? Eh bien, l’Union européenne, représentée par une porte-parole hongroise, a fait plutôt pâle figure. Ses discours ressemblaient furieusement à de la langue de bois sans aucun élan. On ne pouvait pas les accuser de faire de l’obstruction, non. Mais, de la part des pays qui ont inventé ce dont on était en train de parler et incarnent soi-disant son esprit, c’était un soutien assez maigrelet.
En définitive, emportée peut-être par un élan un peu euphorique, la Commission, suivie par la Conférence elle-même, a adopté un texte qui, franchement, aurait pu servir au congrès de la CSC ou à la Semaine sociale du MOC, et qui doit servir de base à un instrument plus formel à élaborer en 2012. Au même moment, la Commission européenne adressait à plusieurs pays membres de l’Union, dont la Belgique, un avertissement qui les mettait pratiquement en demeure de démanteler plusieurs aspects de leur régime de sécurité sociale...

Où est l’erreur?

Eh bien, plusieurs interprétations sont ouvertes. La première, et la plus évidente, est qu’un texte voté par une Conférence de l’OIT n’engage finalement à rien. Le papier se laisse imprimer. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement signe de la main droite un papier affirmant le contraire de ce qu’il fait de la main gauche.
À ce stade, il s’agit de l’approbation d’un rapport. Si, dans le meilleur des cas, l’OIT arrive en 2012 à se mettre d’accord sur un projet de Recommandation, et si cette Recommandation contient autre chose que de pieuses banalités, un tel instrument n’est pas juridiquement obligatoire. Il n’en va d’ailleurs pas très différemment des Conventions de l’OIT, tant qu’elles ne sont pas ratifiées par les États.
La question est de savoir si, dans un domaine comme la sécurité sociale, le droit international, dûment approuvé et ratifié, a une importance tellement cruciale. Les responsables du BIT, en tout cas, ne semblent pas s’en soucier exagérément. Leur ambition est de servir de conseillers en protection sociale comme les institutions financières internationales sont conseillers sur le plan économique, qu’un degré élevé de protection sociale devienne un critère de bonne gouvernance au même titre que la maîtrise de l’inflation et des déficits publics. Bref, que le « Consensus de Philadelphie » se substitue pour de bon au « Consensus de Washington ». Que l’on sache, ce n’est pas en fonction de textes juridiques que le FMI et la Banque Mondiale prônaient naguère le « Consensus de Washington ». D’ores et déjà les rapports du BIT peuvent servir au débat politique, y compris dans les pays socialement avancés d’Europe, sans être scellés dans des textes juridiques.
Une deuxième interprétation, plus subtile, est que l’idée d’un « socle de protection sociale » peut assez facilement faire l’objet d’un consensus mou entre la gauche et la droite, l’est et l’ouest, le nord et le sud, voire, sait-on jamais, entre Bart Dewever et Elio Di Rupo. Ce n’est pas cette idée minimaliste qui va changer grand-chose.
Encore une fois, c’est fort possible. C’est peut-être la grille de lecture pour interpréter le soutien, a priori surprenant, que sont venus apporter au cours des discussions les représentants de la Banque mondiale et du FMI. Encore que les rapports du BIT contiennent des idées bien intéressantes, même pour les systèmes développés, que ce soit sur les mérites des pensions solidaires par rapport aux pensions privées en capitalisation, les dangers de la commercialisation des soins de santé, les mérites de l’indexation automatique des allocations sociales, la notion d’emploi convenable pour les chômeurs, et bien d’autres choses.
Je livre dès lors au débat une autre clé d’interprétation. C’est que le BIT a raison, et qu’une « révolution tranquille » est effectivement à l’œuvre dans le monde. Mais que l’Europe, toute à la gestion nombriliste de ses états d’âmes, de ses doutes, de ses contradictions, ne s’en rend pas compte. Qu’elle ne se rend pas compte qu’au moment où le reste du monde commence à se tourner vers ses valeurs (souvent d’ailleurs sans se référer à elle, et en leur mettant un contenu adapté à leur propre histoire et à leur propre réalité), elle-même se laisse gagner par le doute, se laisse dominer par les nécessités de l’urgence.
Investir l’Europe sociale serait alors la principale leçon que peut donner la Conférence de l’OIT.


 

L’OIT pour les nuls !

L’Organisation internationale du Travail (OIT) est une des organisations spécialisées des Nations Unies, mais elle a été créée avant l’ONU : sa création date de 1919. Sa particularité, qu’elle possède depuis sa fondation, est d’être tripartite : chaque État membre est représenté par son gouvernement, mais aussi par des représentants des employeurs et des travailleurs.

L’OIT était vouée au départ à l’élaboration de normes internationales du travail, autrement dit d’un socle commun de protection des travailleurs salariés. Mais assez vite, elle eut l’ambition d’élargir son champ d’application. Dès 1930, au début de la Grande Dépression, son directeur général écrivait : « Je ne pense pas que nous puissions continuer à considérer les Conventions comme la pierre angulaire de notre activité et de nos progrès. Nous devrions déplacer, pour ainsi dire, notre centre de gravité de la sphère purement sociale vers la sphère économique en consacrant toute notre attention aux effets de la dépression mondiale pour les travailleurs »4. Les publications de l’OIT dans les années 1930 anticipaient les stratégies de sortie de crise qui, bien des années plus tard, et malheureusement après une nouvelle guerre mondiale, finirent par être admises par la plupart des pays développés ;5tout comme certaines publications actuelles de l’OIT sont revigorantes et bien utiles à lire dans le contexte que nous connaissons 6. Cette ambition a été scellée dans la Déclaration de Philadelphie, adoptée en 1944 lors de la 26ème session de l’OIT, à laquelle nous faisons allusion dans le premier article de ce numéro.

Mondialisation équitable

Comme l’ONU, l’OIT tient une session (en principe annuelle), la Conférence internationale du travail, mais possède aussi une administration permanente, le Bureau international du Travail (BIT).
L’immeuble du BIT est construit sur les hauteurs qui dominent les faubourgs est de Genève. C’est un grand bâtiment en béton gris, dont l’architecture sert assez bien l’image d’un gouvernement mondial, voué à la conception d’un ordre économique et social international, tel que le rêvait la science-fiction des années soixante.
De toutes les prophéties de la science-fiction de l’époque, y a-t-il plus éloigné de la réalité d’aujourd’hui que celle d’un gouvernement mondial ? Comment, vous récrierez-vous, n’y a-t-il pas justement la mondialisation de l’économie, où tout se décide, sinon au BIT, en tout cas au Fonds monétaire international (FMI) à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou à la Banque mondiale ? Pardon, mais si la mondialisation résulte d’une décision humaine, c’est justement de la décision de ne pas décider, de laisser libre cours aux « Forces du Marché ». Pas grand-chose à voir avec la notion de gouvernement mondial, qui piloterait le progrès technique et économique d’une façon supposée conforme à l’intérêt général.
Un des engagements les plus importants de l’OIT est justement d’accompagner la mondialisation, pour qu’elle se fasse au profit de tous. En 2008, cette organisation a adopté une déclaration « pour une mondialisation équitable », qui affirme avec force que le développement économique doit aller de pair avec le développement social. Non seulement par souci de justice, mais même par souci d’efficacité économique.
La Conférence de l’OIT proprement dite, ainsi que la plupart de ses commissions, ne se tiennent pas dans le bâtiment du BIT, mais dans le cadre, plus traditionnel aux conférences diplomatiques, du Palais des Nations, le siège genevois de l’ONU.
Cette année, elle avait à son ordre du jour le travail domestique, la sécurité sociale et l’inspection du travail ; on trouvera dans ce numéro des articles relatifs aux deux premiers sujets.

L’application des normes

La Commission de l’application des normes fait partie des mécanismes destinés à faire respecter les Conventions de l’OIT, autrement dit les normes internationales du travail. Comme chaque année, la Conférence devait aussi approuver le rapport sur l’application des normes internationales du travail.
Les États qui ratifient une Convention s’engagent à faire rapport de son application. Les organisations syndicales et patronales peuvent introduire des plaintes ou des « commentaires ». Avec l’aide du BIT, ces rapports, ces plaintes et ces commentaires sont examinés par une Commission d’experts, dont le rapport 2011 est un très épais document de 942 pages en petits caractères serrés. Certaines de ces pages relatent des bonnes pratiques, ou des progrès accomplis par les États membres ; la majorité d’entre elles, il faut bien le dire, traitent de cas de violations des normes. Les experts produisent aussi une étude d’ensemble relative à une catégorie particulière de normes. Cette année, comme mentionné précédemment, l’étude d’ensemble concernait la sécurité sociale.
La Commission de l’application des normes a pour mission de préparer les débats de la Conférence sur le rapport des experts. Comme les autres commissions de la conférence, et comme la Conférence elle-même, elle est tripartite, comportant une délégation des employeurs, des travailleurs et des gouvernements des États membres de l’OIT. La CSC a toujours beaucoup investi dans cette Commission, où Luc Cortebeeck, comme avant lui Willy Peirens et Jef Houthuys, est porte-parole du groupe des travailleurs.
Il n’est évidemment pas question de discuter tous les cas recensés par les experts. Le premier travail est donc de sélectionner vingt-cinq cas jugés emblématiques d’un point de vue ou d’un autre.
Beaucoup de ces cas concernent les deux Conventions fondamentales de l’OIT : la n° 87 sur la liberté syndicale, qui date de 1948, et la n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective, qui date de 1949. Ces Conventions font partie du « noyau dur » des normes de l’OIT : c’est leur respect qui conditionne finalement celui de toutes les autres. Elles s’imposent comme éléments de l’ordre public social international, indépendamment même de leur ratification par les États membres. Et parmi les États qui ne les ont pas ratifiées, il n’y a pas que des dictatures du tiers monde ou des « États voyous », mais aussi, par exemple, les États-Unis ! Même si l’État les a ratifiées, ce qui constitue au moins un geste dans la bonne direction, il y a souvent loin de l’affirmation de principe à la mise en pratique.
Les cas sélectionnés peuvent concerner des pratiques qui empêchent le développement des syndicats libres, depuis les tracasseries administratives et les discriminations diverses, jusqu’à des cas gravissimes de tortures et d’assassinats commis par ou avec la complicité (passive, voire active) des forces de l’ordre. Il peut s’agir aussi de législations non conformes aux normes de l’OIT. Il faut bien dire que les États épinglés pour ces problèmes sont très souvent des « abonnés ». On ne peut qu’espérer qu’à force de taper sur le clou, il finira par s’enfoncer. On notera tout de même que deux des États évoqués en 2011 – la Serbie et la Turquie – sont candidats à l’adhésion à l’Union européenne.
Un cas qui peut nous interpeller est l’application par la Grèce de la Convention n° 98, dans le contexte des mesures d’économie décidées dans le cadre des négociations que ce pays a dû mener avec le FMI et les pays de la zone euro en vue de sauver ses finances publiques. Ce cas touche à des questions qui sont au cœur de beaucoup de discussions partout en Europe, y compris en Belgique : comment concilier austérité et justice sociale ? Quel est le rôle des instances financières internationales dans la définition d’un programme d’austérité ? Peut-on, sous prétexte de crise économique, transgresser les normes sociales internationales ? La Commission a réaffirmé le principe que les restrictions à la négociation collective dans le cadre d’une politique de stabilisation économique ne peuvent être justifiées que comme mesures d’exception, uniquement dans la mesure nécessaire, sans dépasser une période raisonnable, et doivent être assorties de garanties appropriées pour protéger le niveau de vie des travailleurs. Les débats à la Commission n’ont pas tourné à une condamnation de la Grèce, mais à une offre d’aide technique du BIT en vue de l’assister dans sa situation difficile, et donc, indirectement, dans les négociations ardues qui l’attendent encore avec ses créanciers et ses partenaires.
La Convention n° 182 sur le travail des enfants, et la Convention n° 29 sur le travail forcé, font également partie des normes fondamentales de l’OIT. Cette année, la Commission s’est penchée sur des cas de travail forcé des enfants dans les champs de coton d’Ouzbékistan, d’exploitation de la prostitution enfantine au Paraguay et d’esclavage sexuel dans les mines du Kivu, au Congo.
En ce qui concerne les normes plus techniques, un débat intéressant a été mené au sujet de l’interdiction de l’amiante au Canada. La Convention de l’OIT en la matière, qui date de 1986, interdit l’utilisation d’une des variétés de l’amiante, mais l’amiante produit au Canada n’est pas visée par cette interdiction. La Convention impose cependant de prendre toutes les mesures de prévention pour éviter les risques provoqués par l’amiante, tenant compte de l’évolution de la science et des techniques de substitution. Les syndicats canadiens soutiennent en substance que la seule mesure de prévention vraiment efficace est d’interdire purement et simplement ce produit, et que par ailleurs il existe désormais des matériaux de substitution.


Une réelle avancée pour les travailleurs domestiques

La Conférence de l’OIT a approuvé, à une large majorité, une Convention internationale «concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques », qui portera le n° 189 dans le corpus des normes de l’OIT. La CSC était activement représentée dans la commission qui a préparé ce texte, par Pia Stalpaert, présidente de la CSC Alimentation et Services, et par Jeanne Devos, la religieuse belge bien connue pour avoir fondé en Inde un syndicat de travailleuses domestiques.

Comme le rappelle le préambule de la Convention, «le travail domestique continue d’être sous-évalué et invisible, et est effectué principalement par des femmes et des jeunes filles, dont beaucoup sont des migrantes ou appartiennent aux communautés défavorisées, et sont particulièrement exposées à la discrimination liée aux conditions d’emploi et de travail et aux autres violations des droits humains ». Le directeur général du BIT soulignait que cette Convention étend le système normatif de l’OIT à l’économie informelle. Bref, on n’est pas ici dans le droit social de luxe, mais dans les protections de base, voire dans les droits humains fondamentaux.
À parcourir le texte, pourtant, on n’est pas non plus dans les intentions pieuses et vides de sens.
Les États qui ratifient la Convention doivent promouvoir et réaliser, pour les travailleurs domestiques, la liberté syndicale et la reconnaissance effective du droit de négociation collective. Les travailleurs domestiques doivent bénéficier des mêmes droits que les autres travailleurs, notamment en matière de salaire, de sécurité sociale, de sécurité et d’hygiène, de durée du travail. La Convention précise même que « les périodes pendant lesquelles les travailleurs domestiques ne peuvent disposer librement de leur temps et restent à la disposition du ménage pour le cas où celui-ci ferait appel à eux », doivent compter comme temps de travail : un principe qui n’est pas d’application en Belgique dans tous les secteurs !
La Convention prévoit une série de dispositions concrètes, adaptées à la situation des travailleurs domestiques, notamment en ce qui concerne les jeunes travailleurs, les migrants, la sécurité et la salubrité de l’environnement de travail, la protection contre le harcèlement et la violence, les conditions de logement, les agences d’emploi, l’accès à la justice, etc. La Convention est complétée par une Recommandation (n° 201), qui contient diverses dispositions plus pratiques en rapport avec les principes affirmés.
Une Convention internationale n’est juridiquement obligatoire que si elle est ratifiée par l’État. Mais même une Convention de l’OIT non ratifiée a une incontestable autorité morale, et peut nourrir les combats politiques et syndicaux partout dans le monde. Il en va de même de la Recommandation, qui n’est pas juridiquement obligatoire.
On ajoutera qu’on ne peut pas accuser les deux textes qui viennent d’être adoptés d’être l’œuvre d’Occidentaux cherchant à imposer au monde leur vision de la justice sociale. L’Europe, en particulier, s’est signalée dans les discussions par une quasi-absence, voire une attitude consternante de blocage et de pinaillage. Malgré les efforts pour amener les pays européens à une position commune, certains d’entre eux, dont la Belgique ne fait heureusement pas partie, ont jugé bon de voter contre le texte.
On dit que le centre de gravité économique du monde se déplace. Serait-ce le cas aussi de son centre de gravité moral, même à l’aune de la conception européenne de la justice sociale ?

 Le combat de soeur Jeanne en Inde – par Philippe Taquet


Elle n’est guère connue dans l’espace francophone. Pourtant Jeanne Devos, appelée aussi sœur Jeanne, est une icône chez nos voisins flamands. Une célébrité largement méritée. Et pour cause, elle mène depuis de nombreuses années un combat en faveur des travailleurs qui sont parmi les plus pauvres et les plus démunis en Inde: les travailleurs domestiques. Selon les statistiques officielles, le pays compterait de 4,75 à 6,4 millions de travailleurs domestiques. La majorité de ces travailleurs (92%) sont des femmes, des fillettes et des enfants: 20% ont moins de 14 ans et 25% ont entre 15 et 20 ans.

Voici 25 ans, Jeanne Devos créait à Mumbai le «National Domestic Workers Movement». Présent dans 23 états du pays, le NDWM compte actuellement plus de 2 millions de membres. Il encourage la participation et l’implication des travailleurs domestiques pour qu’ils luttent eux-mêmes pour la reconnaissance de leur travail et leur droit à la dignité. Devenu au fil du temps un véritable mouvement social organisé, le NDWM a aussi acquis une crédibilité qui en fait un interlocuteur incontournable que ce soit en Inde ou au niveau international. Comme à l’OIT, où le NDWM a beaucoup œuvré au projet de Convention et de Recommandation sur le travail domestique (lire ci-contre). En effet, en 2010 lors de la précédente Conférence de l’OIT, l’Inde avait voté contre ce projet. Il a fallu par la suite un plaidoyer important du NDWM pour que le Gouvernement indien revoie sa position et vote finalement ces deux textes.
Selon le NDWM, la décision prise lors de la Conférence de l’OIT en juin dernier est une réelle avancée. C’est la première fois qu’une norme internationale de travail s’applique à l’économie informelle. «Cette reconnaissance est le plus beau cadeau que l’on puisse offrir aux 100 millions de travailleurs domestiques de par le monde » indique le mouvement.

Sources: «Respect, droits et reconnaissance. Le travail domestique et le processus normatif de l’OIT en 2010-2011 », WSM, rapport thématique mondial, n°3. (Publication disponible sur le site : www.wsm.be) http://ndwm.org/ (site internet du National Domestic Workers Movement).

 



1. Lire à ce sujet : E. Lee, «La Déclaration de Philadelphie, rétrospective et prospective», Revue internationale du travail, 1994, p. 513 à 531.
2. «La sécurité sociale et la primauté du droit, Étude d’ensemble concernant les instruments relatifs à la sécurité sociale à la lumière de la Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable», BIT, Genève, 2011.
3. «La sécurité sociale pour la justice sociale et une mondialisation équitable, Discussion récurrente sur la protection sociale en vertu de la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable», BIT, Genève, 2011. Voir aussi : «World social security report, providing coverage in times of crisis and beyond (Rapport mondial de la sécurité sociale; procurer une couverture en temps de crise et au-delà)», BIT 2010-2011; «The ILO’s strategy to extend social security, an independent evaluation report (La stratégie de l’OIT pour étendre la sécurité sociale; un rapport d’évaluation indépendant)» BIT, octobre 2010.
4. Cité par E. Lee, «La Déclaration de Philadelphie, rétrospective et prospective», Revue internationale du travail, 1994, p. 513 à 531 ; toutes les références citées dans cet article et ceux qui suivent sont téléchargeables à partir du site de l’OIT: www:ilo.org.
5. R. Mamudi, A survey of the Great Depression as recorded in the International Labour Review 1931-1939 (Un examen de la Grande Dépression, vue par la Revue internationale du travail 1931-1939), BIT, 2009 .
6. Par exemple : «Promouvoir une reprise centre sur l’emploi», Magazine de l’OIT, décembre 2010; A. Supiot, «Contribution à une analyse juridique de la crise économique de 2008», Revue internationale du travail 2010 n° 2 ; «The financial and economic crisis: a decent work response (La crise économique et financière: une réponse basée sur l’emploi decent)», BIT, 2009; M. Muqtada, «The crisis of orthodox macroeconomic policy: the case for a renewed commitment to full employment (la crise de la politique macroéconomique orthodoxe: l’occasion d’un engagement renouvelé pour le plein emploi)», BIT, 2010; M. Abu Sharkh, «Are they optimal global configurations of labour market flexibility and security, tackling the “flexicurity” oxymoron (Y a-t-il une combinaison globale optimale de sécurité du marché de l’emploi et de sécurité ; en finir avec l’oxymoron de la flexicurité)».

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