L’extrême droite en Europe vient de faire un retour remarqué dans l’actualité au cours de ces dernières semaines, avec les scores impressionnants du Front National (FN) français lors des dernières élections cantonales précédés et suivis de sondages très flatteurs pour Marine Le Pen dans la perspective des présidentielles. Mais ce regain d’attention médiatique ne devrait pas occulter la réalité à l’échelle européenne : à savoir que l’extrême droite s’est, en trente ans, solidement implantée dans le paysage politique européen.


En Suisse, en Italie, au Danemark, en Flandre, en Autriche, aux Pays-Bas, les partis qui centrent leur construction idéologique sur l’exaltation de l’identité (nationale ou locale), la xénophobie et l’autoritarisme représentent des forces politiques enracinées et supérieures à 10 % de l’électorat.
L’autre aspect de cette implantation est probablement plus inquiétant encore : c’est la manière dont l’extrême droite a pu imposer son agenda au cœur du débat politique partout en Europe, vampirisant partiellement la droite classique et, à la faveur des recompositions idéologiques, débordant parfois largement sur une partie de la gauche. Là encore, le cas français est exemplaire : à force de « dérapages contrôlés », de petites phrases plus ou moins ignobles, Nicolas Sarkozy et ses alliés ou conseillers (Guéant, Hortefeux, Buisson… et bien d’autres) ont réussi à faire paraître Marine Le Pen presque «plus fréquentable». On a bien vu le profit que pouvait en tirer la présidente du FN, sans doute plus politique et moins idéologique que son père, lors de sa fameuse visite à Lampedusa, où elle est apparue dans les médias presque « compassionnelle » : le refus intransigeant de l’immigration, mais sans la tonalité haineuse et méprisante qui perce immédiatement dans le discours de la droite sarkozyste. En somme, on pourrait presque dire que Marine Le Pen a réussi à contourner le président français «sur sa gauche», ce qui explique sans doute en partie son succès électoral : comment à la fois défendre que le FN est infréquentable et distiller un discours presque pire que le sien?

Candidat au pouvoir

Il était facile d’isoler Le Pen père qui ne pouvait s’empêcher, dès qu’il se sentait des ailes, de rappeler sa filiation avec le fascisme historique et le nazisme, multipliant les allusions antisémites ou négationnistes. L’actuelle présidente du Front National a rompu de manière assez fracassante avec ce discours-là, ce qui traduit bien une évolution stratégique: le «vieux» Front National était un parti «anti-système» dont le projet semblait surtout d’ouvrir le champ idéologique et de «donner de l’air» à la droite autoritaire et xénophobe en «brisant les tabous». Aujourd’hui que ces «tabous» sont largement mis à mal, le nouveau FN a un tout autre projet : il est candidat au pouvoir. Pas question de tendre les verges pour se faire battre: les horreurs du fascisme historique ne sont pas si loin qu’on puisse se permettre d’être soupçonné de nostalgie ou d’indulgence à leur égard.
Si l’on prend du champ par rapport au cas français, on découvrira en Italie ce qui est peut-être l’étape suivante de la mutation à l’échelle européenne. Gianfranco Fini, ancien président du MSI et d’Allianza Nazionale a si bien réussi à se forger une nouvelle respectabilité, qu’il apparaît comme le véritable «homme d’État» de la droite, recours possible contre les bouffonneries d’un Berlusconi, que ses frasques rendent populaires, mais que son jeu perpétuel avec les limites met en danger d’un «backlash» (retour de flamme) à tout moment. On sait que Marine Le Pen n’aime pas Fini, qu’elle considère comme un «tiède». Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle s’inspire de son modèle.
L’idée que l’extrême droite provocatrice prépare le chemin pour une droite radicale «respectable» est présente dans le débat au moins depuis le début des années 70. En 1972, sort un film prémonitoire du réalisateur italien Mario Monicelli, Vogliamo i colonelli (Nous voulons les colonels). C’est une comédie acide qui raconte un coup d’État manqué par un groupe de fascistes d’opérette. Mais à la faveur de cet échec, le ministre de l’Intérieur, un démocrate-chrétien conservateur, impose l’état d’urgence et un régime autoritaire : l’extrême droite fasciste, mais bouffonne a tiré les marrons du feu pour une droite radicale apparemment «démocrate», mais au final bien plus dangereuse.
C’est un scénario un peu différent qui s’est produit en Italie et qui se prépare peut-être en France : la transformation de l’extrême droite elle-même. Par contre ce jeu entre extrême droite et droite radicale semble assez bien rendre compte de ce qui se passe en Flandre aujourd’hui : la NVA, parti démocratique, mais au profil nationaliste conservateur très marqué, s’est construite en partie sur la marginalisation du Vlaams Belang (VB). Mais comment Bart de Wever se démarque-t-il de Filip Dewinter? Il lui reproche d’être un «révolutionnaire», quelqu’un qui est prêt à bousculer le «consensus démocratique» pour imposer son programme. La NVA, elle fait la démonstration que le noyau dur de ce programme, débarrassé de ses tonalités haineuses et trop ouvertement xénophobes, peut se réaliser dans le champ démocratique.
Quelle leçon peut-on tirer de ces exemples ? Trente ans après la première percée du FN français, le sentiment qui s’impose est qu’il y a eu de la part de toute la gauche, une immense erreur de focalisation: tétanisée par la réapparition d’une extrême droite affichée dans le jeu électoral, elle a concentré trop d’efforts sur l’isolement politique de ce qui était vu, au départ, comme un renouveau du fascisme, et bien trop peu d’efforts sur la déconstruction idéologique des thèmes de l’extrême droite. L’exemple flamand est peut-être à cet égard le plus clair: politiquement, le Vlaams Belang a été isolé et contenu. Le cordon sanitaire a marché, au prix parfois d’un coût élevé pour les partis démocratiques et, en particulier, il faut le reconnaître, pour les partis de droite. Mais les thématiques idéologiques du VB, mêlant nationalisme pointu, xénophobie, obsession sécuritaire ont largement percolé toute la société flamande. Politiquement, le VB a perdu. Mais ses idées ont gagné. À une échelle moindre, ce mouvement s’est d’ailleurs fait sentir aussi en Belgique francophone : alors que le FN n’a jamais représenté un danger politique et n’a pas eu à être «contenu», le déplacement à droite de l’ensemble du champ idéologique est sensible.

Une recomposition idéologique

À partir des quelques réflexions qui précèdent, il semble de plus en plus difficile de comprendre l’extrême droite européenne sans changer complètement ses logiciels. On esquissera ici très sommairement quelques pistes qu’il est impossible de développer dans un article très court, mais qui peuvent amorcer une discussion collective.
• La première de ces pistes est qu’on peut parler d’une extrême droite «postfasciste»: dans la plupart des partis que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de «populistes de droite», les nostalgiques du fascisme historique ont été marginalisés ou sont partis. Marine Le Pen a condamné sans ambages le génocide des juifs, que son père qualifiait de «détail» de l’histoire. Gianfranco Fini a condamné Mussolini, rompant ainsi avec la propre petite fille du Duce qui avait été une figure emblématique de son parti. Le rappel des horreurs nazies, tout essentiel est-il, perd ainsi beaucoup de son efficacité lorsqu’il s’agit de dénoncer des idéologies ou des partis qui ne s’en réclament plus et qui ne leur cherchent plus d’excuses.
• La deuxième idée est que tous les partis d’extrême droite sont porteurs d’un projet identitaire exclusif, mais que la nature de ces projets varie fortement d’un parti à l’autre: il peut chercher la création d’un espace national contre un cadre étatique existant – c’est le cas du Vlaams Belang – ou à l’inverse inscrire son projet national dans le cadre d’un État déjà constitué – c’est le cas du FN en France. On peut ainsi rencontrer au sein du même pays une droite radicale étatiste et une droite nationale irrédentiste: en Italie, les deux projets cohabitent avec la participation au même gouvernement de l’ex-Alliance Nationale d’un côté et de la Ligue du Nord de l’autre. Mais dans les deux cas, le «substrat économique» du projet s’inscrit comme une réponse à la mondialisation par la reconstruction d’espaces «fermés» du point de vue de la citoyenneté: il s’agit d’homogénéiser culturellement et/ou ethniquement l’espace national pour en exclure tous ceux qui voudraient «indûment» profiter de «notre» prospérité. Cette exclusion vise en tous les cas ceux qui ne sont pas déjà citoyens, mais elle peut viser aussi à la constitution d’une nouvelle citoyenneté permettant d’exclure de la solidarité «nationale» une partie de ceux qui sont actuellement citoyens: une citoyenneté flamande pour en exclure les Wallons, une citoyenneté «lombarde» pour exclure les Italiens du sud.
• La dernière intuition que l’on voudrait défendre est que la progression de l’extrême droite en Europe depuis trente ans (et de manière générale, la droitisation du champ politique et idéologique) s’inscrit dans une inversion, sous la pression de la mondialisation, des domaines réservés à l’individu et au collectif. Non à travers simplement un «backlash» contre les excès de l’individualisme, mais plutôt par une réorganisation du rapport entre les deux termes. L’hypothèse que l’on fera est que l’hégémonie globale de la gauche durant les années 1945-1975 s’est construite sur la promotion du collectif dans l’ordre matériel (par la sécurité sociale, l’encadrement du marché, l’interventionnisme étatique…) et l’individu dans l’ordre symbolique (la décléricalisation et la sécularisation, la libération de la sexualité, l’affaiblissement du nationalisme) 1. La globalisation, l’offensive néolibérale, mais aussi l’individualisation des risques et des formes d’organisation du travail ont rendu de plus en plus coûteux le maintien de la solidarité collective dans l’ordre matériel au cours des trente-cinq dernières années. Le processus d’individualisation dans l’ordre du matériel (nouvelle idéologie méritocratique, compétition généralisée) aboutit à fragiliser les individus et dégage une demande de collectivisation dans l’ordre symbolique sur laquelle l’extrême droite capitalise, ce qui explique la centralité des questions identitaires.
Si ces trois intuitions sont correctes – et cela demanderait bien sûr à être éprouvé – cela expliquerait pourquoi l’extrême droite est parfaitement compatible avec le libéralisme économique. Cela expliquerait aussi pourquoi elle peut réinterpréter de manière réactionnaire des thèmes qui ont été largement portés par la gauche (comme la laïcité par exemple, qui peut se comprendre comme logique d’émancipation individuelle, mais aussi comme logique d’injonction à la conformité).
En tous les cas, cela demandera un sérieux effort d’imagination et de créativité pour faire pièce à une lame de fond idéologique qui nous promet une société de plus en plus irrespirable, mais qui est en phase avec les processus économiques dominants et qui échappe aux catégories historiquement construites par les «anti-fascistes».



1. Cela semble correspondre à la question célèbre de Marcel Gauchet dans La Démocratie contre elle-même: «que serait l'individu contemporain sans la sécurité sociale».

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