Début février a eu lieu à Dakar le dixième Forum social mondial, rendez-vous incontournable des altermondialistes. Paradoxalement, alors que la crise financière et économique a validé nombre des analyses et des critiques émises par le mouvement altermondialiste, celui-ci semble, aujourd’hui, sinon en crise, du moins en perte de vitesse. Geoffrey Pleyers sociologue à l’UCL, spécialiste des acteurs sociaux dans la mondialisation et auteur d’un livre ambitieux sur le sujet nous livre son analyse.


- Quel est l’intérêt d’un Forum social mondial comme celui de Dakar?
- Geoffrey Pleyers : C’est avant tout l’occasion pour les altermondialistes de se réunir pour échanger des idées, des alternatives, et aussi faire le point sur une série de sujets d’actualité. Cette fois, ils ont, par exemple, beaucoup discuté des mobilisations dans le monde arabe et ont vécu ensemble la chute du président égyptien. Au-delà, les échanges entre des mouvements venus des quatre coins de la planète sont souvent particulièrement riches lorsqu’ils s’articulent autour d’une problématique partagée, comme la situation des femmes, l’appropriation des terres par les multinationales ou la fiscalité.

- Comment analysez-vous aujourd’hui le mouvement altermondialiste?
- G.P. : Celui-ci a beaucoup changé ces dernières années et pas seulement en raison de la crise financière qui a été l’occasion d’une certaine remise en question au sein du mouvement. Trois changements me semblent déterminants. Tout d’abord une mutation géographique puisque le mouvement est aujourd’hui bien plus actif dans des endroits où il l’était moins auparavant comme aux USA, en Afrique, ou dans certains pays d’Asie. Inversement, il est en perte de vitesse dans ses bastions traditionnels comme la France, l’Italie, la Catalogne… On assiste également à la transformation de la forme du mouvement et des mutations de la manière de s’engager avec le développement de groupes locaux très actifs, souvent autour du concept de la consommation local et responsable. On peut citer les groupements d’achats communs (GAC), les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) issu d’ATTAC. Des mouvements locaux dont l’engagement est très important, et qui permettent d’améliorer, dans bien des cas, la qualité de vie des gens, ce qui constitue au final un objectif essentiel du mouvement. Par ailleurs, les altermondialistes ont aujourd’hui une expertise de plus en plus reconnue. Cela se voit par l’influence de personnalités issues de ce courant telles qu’Arnaud Zacharie, Secrétaire général du CNCD, ou encore François Houtart, par exemple, sur la question des agrocarburants.

- Quel a été l’impact de la crise financière sur le mouvement altermondialiste ? N’a-t-on pas assisté à son échec relatif, car s’il a pu prévoir la crise et ses conséquences, il a par la suite très peu pesé sur le cours des événements?
- G.P. : Je pense qu’il faut être nuancé sur cette question. L’altermondialisme face à la crise constitue une étude de cas très intéressante qui montre les capacités d’agir des citoyens à un niveau global, mais aussi ses limites. Je suis convaincu que le courant altermondialiste a pesé sur le cours des choses. Il a contribué, avec d’autres forces évidemment, à la fin de trois décennies de domination du discours néolibéral. Aujourd’hui, qui peut encore affirmer de manière un peu sérieuse que l’ouverture des frontières commerciales est la seule façon de développer un pays du Tiers-Monde? Rappelons aussi que le mouvement a contribué à bloquer les négociations au niveau de l’OMC, à permis de rejeter l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). Parallèlement, des alternatives comme la Banque du Sud ont vu le jour en Amérique latine, et au Parlement européen, même si la taxe Tobin n’a pas été approuvée, jamais autant de députés n’avaient voté en sa faveur.

- Pourtant si l’on regarde la situation actuelle — des plans d’austérité qui se développent aux quatre coins de l’Europe, la concentration sans précédent du système bancaire, l’attaque des marchés financiers sur les dettes publiques, le renforcement d’une institution comme le FMI — il est difficile de partager votre enthousiasme…
- G.P. : Les altermondialistes ont pesé sur le discours, mais en même temps, il ne faut pas nier que le mouvement n’a pas réussi à imposer sa vision de la crise et ses alternatives. Il a probablement raté une opportunité historique, car on a très rarement des périodes dans l’histoire pendant laquelle il y a une telle conjonction de crises qui font penser que l’on peut réellement amorcer un changement. Il est clair aujourd’hui que le néolibéralisme n’a pas disparu, mais il n’est plus dominant. Nous sommes en présence d’une crise idéologique dans un espace international qui a profondément changé avec, notamment, l’émergence de nouveaux acteurs incontournables comme la Chine ou le Brésil.

- Un consensus très fort existe parmi les élites pour promouvoir un système économique qui sert grandement ses intérêts. L’échec du mouvement altermondialiste ne vient-il pas justement de cette absence minimum de consensus sur un modèle alternatif de développement?
- G.P. : L’altermondialisme n’est pas une idéologie. Ce qui le constitue fondamentalement, c’est la multiplicité des alternatives, de plus ou moins grandes importances, proposées par une diversité d’acteurs à travers le monde. Parmi eux, certains sont anti-capitalistes, d’autres réformistes, certains privilégient les actions locales, d’autres un changement dans les institutions internationales. Le mouvement altermondialiste n’a pas vocation à proposer une alternative « globalisante » qui, je crois, ne correspond plus au monde d’aujourd’hui. Mais lorsqu’on parle d’alternatives face à la crise, il faut probablement prendre du recul et se placer à une autre échelle. Le néolibéralisme a mis 40 ans pour s’imposer et devenir hégémonique.
L’altermondialisme n’a qu’une quinzaine d’années. Il faut donc prendre un peu de distance par rapport aux événements actuels et voir comment les choses vont évoluer dans le courant des prochaines années. La crise n’est pas terminée et l’altermondialisme peut encore avoir une grande influence dans la décennie qui vient.

- S’il n’existe pas un consensus sur un modèle alternatif de développement, il y a, néanmoins, cette idée qui se développe selon laquelle on ne peut plus continuer de la sorte. Le coût environnemental, mais aussi social du modèle de développement économique actuel n’est pas tenable. Dès lors, par quels biais peser sur le changement?
- G.P. : Ceux qui espéraient que le changement viendrait à partir de la crise et des contradictions propres au système de la globalisation financière se sont trompés. Ce n’est pas la crise qui produit un changement dans le système. Il faut pour cela des acteurs sociaux capables de se mobiliser, de se faire entendre, et surtout de donner un sens à la crise pour peser à terme sur les décisions politiques que ce soit à un niveau local ou global. La question essentielle est de savoir comment il est possible aujourd’hui d’être acteur dans la globalisation? Comment de simples citoyens, comment la société civile, comment les syndicats peuvent agir et peser sur le cours des choses dans un contexte qui est devenu global. Il n’y a évidemment pas de réponses immédiates et évidentes à cette question. Mais je pense que le courant altermondialiste — même s’il n’a pas encore réussi à remettre fondamentalement en cause la manière dont l’économie mondiale fonctionne — a ouvert des pistes et montré que la société civile peut être un acteur influent dans le contexte actuel. Aujourd’hui, les décisions ne dépendent plus des seuls experts ou des États. C’est en réfléchissant sur les succès et les limites du mouvement altermondialiste que nous pourrons mieux comprendre comment des citoyens, des syndicats et la société civile peuvent devenir acteur au niveau global, mais aussi au niveau local et national.

Geoffrey Pleyers est chercheur qualifié du FNRS à l’Université catholique de Louvain (UCL). Il est docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris et de l’Université de Liège. Il est l’auteur, en 2007, du livre « Forums sociaux mondiaux et défis de l’altermondialisme » aux éditions Academia-Bruylant. Il vient de publier en anglais « Alter-Globalization Becoming Actors in a Global Age » aux éditions Polity Press, à Cambridge. Son prochain ouvrage est consacré à la consommation alternative et paraîtra en avril chez Desclée De Brouwer « Consommer autrement. Mouvements pour une consommation responsable et solidaire ».