Le 1er octobre dernier, le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH) publiait le rapport du « Projet Mapping » concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo (RDC). Un rapport qui est particulièrement accablant pour les autorités rwandaises et ses alliés. Néanmoins, pour Olivier Lanotte, chercheur et spécialiste de l’Afrique centrale, il doit surtout permettre de rendre enfin justice aux victimes.




- Quelle est la particularité du «Projet Mapping» du HCR et quelle est son importance pour la Communauté internationale?
- Olivier Lanotte: Ce rapport comporte un inventaire des violences les plus graves - crime de guerre, crime contre l’humanité et éventuellement même crime de génocide - perpétrées dans l’Est du Congo entre 1993 et 2003. Il contient également une description très précise des violences spécifiques commises à l’encontre des femmes, des enfants ou en lien avec l’exploitation des ressources naturelles dans cette région. Avec 617 incidents répertoriés s’appuyant chacun sur au moins deux sources indépendantes, il s’agit de la description la plus complète réalisée à ce jour de ces événements tragiques. Pour autant, ce document n’apporte rien de réellement nouveau, car la plupart des faits incriminés étaient déjà connus et figuraient dans toute une série de rapports antérieurs issus d’organisations des droits de l’homme ou même des Nations Unies. Au-delà de cette description, ce document est particulièrement important, car il remet le dossier de l’impunité dont jouissent les auteurs de ces violences de masse commises en RDC à l’agenda international.

- Ce rapport a été critiqué de manière virulente par le Rwanda, comment analysez-vous cette réaction ?
- O.L.: Le rapport est particulièrement accablant pour le Rwanda, et sa réaction est à la fois normale et prévisible. Normale, parce qu’il est assez difficile pour un régime qui a fondé sa légitimité sur le fait d’avoir mis fin au génocide au Rwanda en 1994, d’être à son tour accusé d’avoir commis un génocide à l’encontre des réfugiés hutus au Congo. Elle est également prévisible, car depuis des années chaque fois que le Gouvernement rwandais est mis en difficulté sur ce dossier, il contre-attaque en niant constamment les évidences et en cherchant à décrédibiliser les accusateurs. Jamais, pour autant, il ne répond sur le fond à ces accusations.

- Des pressions ont même eu lieu pour empêcher la sortie de ce rapport dont certaines parties ont été finalement modifiées...
- O.L.: Fin de l’été 2010, une version quasi définitive du rapport, qui mettait en cause le Rwanda pour des faits pouvant être qualifiés de «génocide» perpétrés en RDC entre 1996 et 1998, a été envoyée aux Etats membres de la Communauté internationale. Dès lors, des pressions très fortes ont été exercées par Kigali pour empêcher sa sortie. Celui-ci a alors fuité intégralement dans la presse sans doute pour empêcher qu’on édulcore trop fortement le texte. Une version amendée du rapport a finalement été publiée officiellement le 1er octobre 2010. Celle-ci comporte peu de différences avec la «première» version sinon l’introduction d’un «conditionnel de précaution» dans la description des 617 incidents répertoriés ainsi que quelques nuances dans l’argumentaire sur l’incrimination de «génocide». Certains indices (comme le retour organisé et facilité par l’Armée patriotique rwandaise de centaines de milliers de réfugiés vers le Rwanda à la mi-novembre 1996) tendant à montrer que les faits relatifs aux massacres de réfugiés hutus ne pourraient finalement pas être assimilés à un crime de génocide.

- Les tensions avec le régime de Kigali se sont focalisées en particulier sur la qualification de génocide de certains crimes commis à cette époque. Quelle est votre position par rapport à cette question très délicate ?
- O.L.: L’argumentaire qui est développé dans le rapport sur la possibilité d’un génocide perpétré par l’armée du Rwanda contre des réfugiés hutus présents dans les forêts congolaises me semble juridiquement fondé. En effet, des témoignages indiquent qu’en certains lieux l’armée rwandaise a tué systématiquement tous les réfugiés qu’elle trouvait en ce compris des enfants, des femmes et des personnes âgées. On peut difficilement considérer ces derniers comme représentant une menace pour le Rwanda ce qui, selon moi, pourrait accréditer la thèse du génocide. Cela étant dit, il faut être pragmatique. Aujourd’hui, l’important pour les victimes est que l’on reconnaisse leur souffrance et que leurs bourreaux soient jugés et condamnés. La base juridique sur laquelle ils pourraient être poursuivis est secondaire. Vu la susceptibilité du pouvoir rwandais sur cette question et sa tendance à assimiler toute critique à des thèses négationnistes ou révisionnistes, il n’est peut-être pas judicieux de se focaliser sur cet aspect. C’est du reste aussi la position de nombreuses victimes de ces violences.

- Le rapport contient-il les éléments suffisants pour, le cas échéant, juger les auteurs des violences commises en RDC?
- O.L.: Aucun nom n’est cité dans le document à part ceux des personnes qui sont déjà impliquées dans des procédures judiciaires ou de personnalités qui ont fait des déclarations publiques. L’objectif du «Projet Mapping» n’était pas de se livrer à des enquêtes approfondies ou de rassembler des preuves qui seraient admissibles comme telles devant un tribunal, mais plutôt de fournir des éléments de base nécessaires à un travail d’enquête préalable à des poursuites judiciaires. À côté du rapport, les enquêteurs du HCDH ont néanmoins constitué une base de données dans laquelle se trouve toute une série de noms de personnes impliquées dans les faits décrits et qui identifie également les groupes armés auxquels elles appartenaient. Dans l’hypothèse de poursuites judiciaires, cette base de données, aujourd’hui confidentielle, serait transmise à la justice.

- Comment pourrait s’organiser concrètement la mise en place d’un tribunal pour juger ces crimes?
- O.L.: C’est une question essentielle, mais qui demeure très complexe. En plus de l’inventaire des crimes commis, le rapport dresse une évaluation du système judiciaire en RDC qui conclut à son incapacité à prendre en charge cette organisation. Cela tient à de multiples raisons: inefficacité du système judiciaire congolais, manque d’indépendance de la justice, problèmes de sécurité, mais aussi du fait que certaines personnes impliquées sont des militaires ainsi que des hommes politiques congolais parfois très haut placés... Le rapport examine également plusieurs options de justice transitionnelle comme les juridictions mixtes ou les commissions-vérité et réconciliations. Il étudie aussi la possibilité d’un recours à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, mais celle-ci n’est compétente que pour les faits établis à partir de 2002. Or, le rapport couvre la période 1993- 2003 et la plupart des faits incriminés datent d’avant 2002. Curieusement, le rapport du HCDH ne mentionne pas la piste d’une juridiction temporaire à l’instar du tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Pourtant, il s’agirait certainement de la meilleure alternative même si sa mise en place s’avérerait très compliquée. En effet, elle dépendrait d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU dont certains membres, en particulier les États-Unis, pourraient être égratignés par la justice du fait de leur soutien important, notamment militaire, au régime de Paul Kagamé.

- Aujourd’hui, quel est l’enjeu politique de ce rapport?
- O.L.: L’enjeu primordial est qu’il ne subisse pas le même sort que ceux déjà publiés, notamment aux Nations Unies, sur cette question. C’est capital parce qu’il y a un cercle vicieux de l’impunité et de la violence auquel il faut mettre absolument fin. Depuis 1994, le Rwanda reçoit une aide très importante de la communauté internationale. Or, les autorités rwandaises ont beau jeu de constater que cette aide internationale n’est guère remise en cause en dépit des nombreux rapports faisant état des exactions commises par les forces armées présentes en RDC à partir de 1996. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec la politique menée par la France à l’égard du Rwanda entre 1990 et 1993. Au cours de cette période, la France a vigoureusement soutenu le régime du président Habyarimana, notamment à travers une coopération militaire conséquente, sans réagir aux exactions et massacres commis par les forces extrémistes du «Hutu Power». Cette absence de réaction, cumulée à une importante aide militaire, a donné aux faucons du régime Habyarimana le sentiment que la France les soutiendrait quoi qu’ils fassent, contribuant ainsi involontairement à la fuite en avant de ces derniers et à l’exacerbation du climat qui a conduit au génocide de 1994. Il faut se demander si l’attitude de la «communauté internationale» à l’égard du régime du président Paul Kagame – absence de remise en cause de l’aide apportée en dépit des innombrables exactions commises au Congo – ne renoue pas avec les mêmes travers, contribuant ainsi au cercle vicieux de la violence et de l’impunité dans la région. L’absence de toute poursuite judiciaire envers les responsables du Front patriotique rwandais (FPR) depuis 1994, en dépit des crimes commis, a de toute évidence été longtemps interprétée par les faucons du régime rwandais actuel comme un «blanc-seing» à leur politique en RDC. Pour espérer mettre fin à la violence dans la région, il faudra immanquablement s’attacher à mettre fin à l’impunité.

- Est-ce que le Rwanda peut se passer d’une réconciliation nationale sur cette question?
- O.L.: Pour l’avenir du Rwanda et de la région, la réconciliation est indispensable, mais elle ne pourra réellement se faire qu’à partir d’un travail de reconnaissance et de justice envers l’ensemble des victimes. C’est-à-dire les victimes du génocide de 1994, mais aussi celles des tueries orchestrées par le FPR au Rwanda avant et pendant le génocide ainsi que dans l’Est du Congo à partir de 1996. Tant que l’on ne rendra pas justice à toutes les victimes, aucune réconciliation ne sera possible. À ce titre, le rapport du HCDC constitue une étape indispensable de ce travail de mémoire.

 

1993-2003: une décennie de terreur

Les faits décrits dans le rapport du «Projet Mapping» relèvent tout simplement de l’horreur et témoignent de la violence extrême qui a régné dans cette région pendant toutes ces années. Des guerres successives qui auront fait des millions de morts, principalement des civils, et qui en font parmi les conflits les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le rapport est présenté de manière chronologique et décrit quatre périodes successives:
– Les dernières années du pouvoir de Mobutu et les premières conséquences sur le territoire zaïrois du génocide survenu au Rwanda (mars 1993 – juin 1996);
– La prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila et les événements liés à la première guerre du Kivu dont les attaques des camps de réfugiés hutus à la frontière rwando-congolaise par l’Armée patriotique rwandaise. Période qui comprend le plus grand nombre de faits répertoriés dans le rapport (juillet 1996 à juillet 1998);
– Déclenchement de la deuxième guerre du Congo qui est caractérisée par l’implication de nombreuses armées étrangères et de groupes armés irréguliers. Raison pour laquelle elle est aussi appelée la Première Guerre mondiale africaine (août 1998-janvier 2000);
– Période correspondant à la mise en œuvre progressive de l’accord de paix (30 juin 2003).
Ces années de guerre ont détruit l’économie et complètement déstructuré les sociétés locales. Aujourd’hui la violence est toujours très présente dans la région des Grands Lacs et l’insécurité y est constante, ce qui empêche tout développement. «De nombreuses bandes armées subsistent, reliquat des anciens groupes militaires, dont les intérêts sont aujourd’hui moins politiques qu’économiques. Il s’agit avant tout pour eux de subvenir à leurs besoins en volant et pillant les populations locales. La situation de la jeunesse est particulièrement préoccupante. Sans avenir, très influençable, elle se rend compte qu’il est plus facile pour elle d’obtenir de quoi vivre par la violence et les armes qu’en travaillant dans les champs avec leurs parents», explique Olivier Lanotte. L’avenir de cette partie du monde reste, décidément, bien incertain.



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