Chypre est l’île de beauté de la Méditerranée orientale, où naquit Aphrodite. Chypre abrite aussi depuis trente ans la dernière ville divisée militairement. L’entrée dans l’Union européenne en mai dernier avait donné un nouvel espoir pour la réconciliation, mais qui fut déçu. Aujourd’hui, la perspective d’une éventuelle adhésion de la Turquie relance la donne.


Vu de Bruxelles, Chypre est le pays membre de l’Union le plus éloigné géographiquement. En avion, il faut survoler l’Allemagne, l’Autriche, la Slovénie, longer ensuite toute la mer Adriatique au-dessus de l’ex-Yougoslavie, survoler la Grèce, puis la mer Egée, puis encore un bon tiers de la Turquie avant d’arriver enfin à Larnaca, l’aéroport international de l’île. Pourquoi une telle entrée en matière ? Simplement pour rappeler que Chypre est à un saut de puce de Beyrouth, la capitale libanaise. Du port de Limassol, le touriste peut même effectuer un minitrip en Israël… On comprend mieux que les brochures touristiques qualifient cette île de « subtil mélange d’occident et d’orient ». Et pourtant, elle est désormais ancrée dans l’Union européenne depuis mai 2004, et elle fera même bientôt partie de la zone euro (sans doute en 2007). Avec Chypre, les frontières de l’Union européenne flirtent désormais avec le Proche-Orient. Les brochures touristiques évoqueront ensuite les records d’ensoleillement de l’île, ses montagnes, ses places de sable fin, ses sites antiques… mais ne s’appesantiront pas sur l’une des particularités moins enviables : c’est le seul pays dont la capitale, Nicosie, est encore divisée militairement. Pas rien que la capitale, d’ailleurs. C’est toute l’île qui est parcourue d’une longue plaie non encore refermée et encore moins cicatrisée : la fameuse « ligne verte », une ligne de démarcation de 180 kilomètres, sur laquelle stationne une force de paix des Nations unies de 1 200 hommes. Ainsi, lorsqu’on se promène dans le centre de Nicosie, toutes les rues qui vont du Sud vers le Nord de la vieille ville sont soudain barrées, surveillées par les Casques bleus. L’accès au nord est interdit, à l’exception d’un check point étroitement contrôlé mais plus ou moins ouvert à la circulation depuis 2003. Si Nicosie sud est très « occidentale », avec son quartier branché, ses restaurants, ses boutiques, y compris de luxe, son centre historique, Nicosie nord offre un tout autre visage. La partie turque de la ville a davantage souffert de la guerre civile et, surtout, de l’isolement. Elle paraît aujourd’hui économiquement sinistrée. Le niveau de vie des Chypriotes turcs est de 2 500 euros par an et par habitant, contre 10 800 euros pour les Chypriotes grecs.
La plupart des Chypriotes grecs gardent un profond ressentiment à l’égard de la Turquie. Il faut dire que 200 000 d’entre eux ont été expulsés du nord lors de l’invasion militaire turque et sont devenus réfugiés dans leur propre pays. Leurs terres et leurs maisons, au nord, sont aujourd’hui occupées par des dizaines de milliers de colons turcs, en réalité de nombreux paysans d’Anatolie qui ont été encouragés par le gouvernement turc à venir s’installer ici. Pour la Turquie, l’occupation du nord de l’île se justifie par le fait qu’en 1974, la junte grecque au pouvoir à Athènes avait fomenté un coup d’État contre le président chypriote, l’archevêque Makarios, dans l’espoir de rattacher de force l’île à la Grèce. Ce qui entraîna l’invasion turque – pour protéger les Chypriotes turcs – et l’occupation de 37 % du territoire. Sur ce territoire, fut proclamée en 1983 une République turque du Nord de Chypre, qui n’est officiellement reconnue par aucun État, à l’exception de la Turquie. Ce qui aboutit à la situation diplomatiquement insensée d’une île divisée en deux par une « frontière » non officielle mais bien réelle, et dont l’une des parties ne reconnaît pas l’existence même de l’autre. Certes, la communauté internationale a déclaré illégale et non valide cette proclamation unilatérale d’indépendance, mais sans effet. Depuis 30 ans, le problème chypriote empoisonne les relations entre les deux « parrains » de l’île : la Grèce et la Turquie, même si les relations se réchauffent depuis cinq ans.

Chypre et l’Europe
C’est la « République de Chypre », c’est-à-dire, juridiquement parlant, toute l’île, mais avec une partie nord actuellement « suspendue » (parce qu’occupée), qui est entrée en mai dernier dans l’Union européenne. La préparation de cette adhésion avait été à l’origine d’une reprise d’intenses pourparlers entre les deux parties. Le pari de l’Union était que la pression en faveur d’une réunification serait telle que Nord et Sud finiraient par s’entendre sur le plan de paix proposé par l’ONU, et ce, avant une entrée réunifiée dans l’Union. Si ce pari fut gagné pour la population du Nord, qui soutînt le plan de paix présenté par Kofi Annan, c’est finalement la population du Sud qui fit défection, au grand dam de l’UE. Il faut dire qu’en guise de pression sur la partie turque, l’Union avait promis l’adhésion de la partie sud quoi qu’il arrive. Malheureusement, l’argument s’est retourné et la partie sud, certaine de son destin européen, ne fit plus l’effort d’une réconciliation avec le Nord (le plan de réunification de l’ONU fut rejeté par plus de 75 % des Chypriotes grecs, qui craignaient notamment que ce plan ne restreigne leur droit au retour et à récupérer leurs biens). Il faut dire que les obstacles à la réunification, s’ils ne sont pas insurmontables, existent malgré tout : il y a tout d’abord la question de l’organisation politique et du partage de pouvoir au sein d’une île réunifiée. Le plan de l’ONU tente de répondre à cette question en proposant, mutatis mutandis, une solution « à la belge » : un État confédéral dans lequel chacune des deux communautés administrerait sa zone de façon autonome et exercerait souverainement tous les pouvoirs que la Constitution ne délègue pas à l’État commun. Ce plan pourrait encore servir de base à de nouvelles négociations. Parmi les autres problèmes, il y a encore et toujours le refus de la Turquie de retirer ses militaires et ses colons. Soulignons au passage qu’en terme de droit international, à l’heure actuelle une partie de l’Union européenne est militairement occupée par l’armée turque !… Il y a aussi toute la question, extrêmement sensible, des conditions de retour des 200 000 « réfugiés » chypriotes grecs. À quelles conditions ce retour sera-t-il susceptible de s’effectuer ; pourront-ils récupérer toutes leurs terres ? Qu’adviendra-t-il des paysans turcs qui sont venus s’installer là il y a 20 ou 30 ans sous les conseils d’Ankara ? On le voit : la sortie du conflit risque, pour certains, d’être très douloureuse. Mais la promesse d’une adhésion à l’UE, à ses aides financières régionales, devrait aider à panser les plaies.
La Turquie s’est vue promettre en décembre dernier l’ouverture de négociations d’adhésion à l’Union européenne. Celles-ci doivent en principe démarrer le 3 octobre prochain. Plus que jamais, « ouverture de négociations » n’est pas automatiquement synonyme d’adhésion, les dirigeants européens l’ont clairement fait entendre. Car, outre les problèmes de politique intérieure encore à résoudre, il n’est bien entendu pas question d’imaginer une adhésion turque sans résolution préalable du conflit chypriote. La question de l’occupation militaire, et du retrait des 40 000 soldats turcs, est centrale. Mais aussi celle de la libre circulation des personnes et des marchandises. Le Premier ministre turc en est conscient, qui affirmait récemment à la télévision turque être prêt à soutenir tout nouvel effort sous les auspices des Nations unies pour résoudre le conflit. La population turque de Chypre ne demande pas mieux. Lors des élections législatives du 20 février dernier dans le nord de l’île, c’est en effet le Parti républicain turc, pro-réunification, qui a remporté une victoire franche, avec 44 % des suffrages. Son leader, Mehmet Ali Talat, a immédiatement appelé à une reprise des négociations pour la réunification de l’île avec les dirigeants de la partie grecque de l’île. Pour la population chypriote turque, la réunification signifierait, par la même occasion, l’entrée dans l’UE. Cinquante ans après avoir servi la réconciliation franco-allemande, on peut donc espérer que l’Europe servira cette fois la réconciliation greco-turque et, partant, chypriote.

Christophe Degryse