D’ici 2004, dix nouveaux pays rejoindront l’Union européenne. Celle-ci deviendra alors la maison commune de vingt-cinq États membres. Mais deux pays un peu à la traîne sur le plan économique sont, pour l’instant, laissés de côté : la Roumanie et la Bulgarie (sans compter la Turquie, pays avec lequel les négociations d’adhésion n’ont pas encore commencé). Comment perçoit-on la perspective d’adhésion à l’UE dans Bucarest, capitale de ce pays très francophile où vivent ceux que d’aucuns nomment les «Latins de l’Est» ? Reportage avec Thierry Dock.


Bucarest, mi-juillet. J’ai quelques heures d’attente avant de prendre un bus qui m’emmènera vers l’Est du pays et la mer Noire. Même si j’ai appris à aimer la Roumanie, je ne suis pas là pour des vacances. L’objet du séjour est l’organisation avec des amis roumains d’un séminaire de formation consacré aux perspectives d’adhésion à l’Union européenne. J’ai quatre bonnes heures devant moi. Il fait chaud et je décide de prendre un verre dans un bistrot pour goûter l’une ou l’autre bière locale. Cela me donne l’occasion d’avoir une chouette conversation avec un couple de jeunes Roumains, Monica et Dorin. L’un et l’autre ont une formation solide et un boulot qui semble les passionner. Monica est employée dans une association et effectue en plus des travaux de traduction. Son mari, Dorin est économiste et est employé dans une entreprise de consultance. Monica et Dorin aiment leur pays et cela se sent. Ils ne se cachent pas non plus les difficultés qu’il y a de vivre au quotidien en Roumanie lorsqu’on n’est pas fortuné. Le salaire mensuel moyen y est de cent euros. Un des principaux syndicats roumains, Cartel Alfa, a calculé qu’avec un tel revenu, il est impossible d’acquérir un panier de biens et services permettant d’échapper à la pauvreté. Pour donner quelques repères, un kilo de bœuf coûte, en Roumanie, cinq euros. Un pain subsidié : dix eurocentimes. Un pain spécial non subventionné : cinquante eurocentimes. Un appartement deux chambres dans une cité ouvrière de banlieue à Bucarest coûte dix mille euros. Dans le centre ville, il faut compter de vingt à vingt-cinq mille euros. Quand je demande à Monica et Dorin comment les travailleurs roumains s’en sortent avec des niveaux de salaire aussi faibles, ils me répondent que nombreux sont ceux qui cherchent à effectuer un deuxième boulot, une activité secondaire comme les traductions de Monica. Pour les allocataires sociaux, la situation est pire encore. La pension légale est d’environ cinquante euros par mois. Nouer les deux bouts avec un tel revenu est un défi quotidien. Les plus chanceux sont ceux qui ont de la famille à l’étranger et qui reçoivent de l’argent de leurs enfants expatriés. Car l’aventure dans d’autres contrées tente beaucoup de Roumains. D’autant que la main-d’œuvre qualifiée ne manque pas dans ce pays des Carpates. Selon les chiffres officiels, cent mille Roumains quittent chaque année le pays pour décrocher un emploi à l’étranger et se lancer dans une autre vie. L’émigration est certainement encore plus élevée dans les faits. Les émigrés sont de deux types. Beaucoup de travailleurs très qualifiés choisissent comme destination les États-Unis, le Canada, l’Australie mais aussi l’Allemagne. Par exemple, les entreprises germaniques s’arrachent littéralement les informaticiens formés en Roumanie.
Et puis, il y a les travailleurs moins qualifiés. Comme les pays d’immigration ne sont pas intéressés par de tels profils, ces travailleurs essayent souvent la voie clandestine.


Partir !

Quand je demande à Monica quels sont les vœux et les espoirs des jeunes Roumains, elle me répond sans hésiter « Mais celui de partir ! » Et Dorin de surenchérir : « Et le dernier qui sort éteint la lumière ». Autre difficulté du quotidien, le rythme de la hausse des prix : 45 % en 1999, autant en 2000, 35 % en 2001, et pour 2002, le gouvernement espère un chiffre compris entre 20 et 30 %. Et bien entendu, à la différence de ce que nous connaissons en Belgique, les allocataires sociaux et les travailleurs roumains ne bénéficient pas de l’indexation automatique des revenus. L’adaptation des rémunérations en fonction de la hausse du coût de la vie est erratique.
Dans l’avion qui m’a emmené de Francfort vers Bucarest, j’ai eu l’occasion d’avoir le point de vue d’un homme d’affaires sur une autre plaie qui affecte la Roumanie : la corruption. À titre personnel, je n’en ai jamais été victime, même si j’ai pu me retrouver à certaines occasions dans des situations tangentes. Au vu du niveau des rémunérations des fonctionnaires, la corruption – ou plutôt la débrouille – est quasi inévitable. Pour Mircea, l’homme d’affaires roumain, la corruption existe à tous les niveaux en Roumanie : petite, moyenne, grande… et très grande. Suite aux pressions de l’Union européenne, il y a bien un plan de lutte élaboré avec l’assentiment de Bruxelles. Mais, dans les faits, il y a davantage de discours que de réalisations concrètes. Et ce règne de la corruption ou de la débrouille est certainement un frein pour une partie des investisseurs qui ne disposent pas des bonnes entrées ou qui craignent de se faire plumer dans l’aventure.
Dorin me donne l’exemple d’une petite corruption ou plutôt d’un arrangement local. De leur propre initiative, deux ou trois personnes privées décident de surveiller un parking. Les policiers locaux couvrent la procédure et, pour se laisser convaincre, perçoivent une partie de la recette. Le chef de la police locale perçoit lui-même un pourcentage et ne trouve donc aucun inconvénient au système mis en place.
Autre illustration prise dans l’actualité durant mon séjour en Roumanie. La presse relaie la colère d’un pensionné escroqué par un agent de la compagnie d’électricité. Alors qu’il payait régulièrement ses factures, il reçoit inexpliquablement un avis lui priant de régler sans délai sa dette d’électricité. Après vérification, les responsabilités des uns et des autres apparaissent. Un agent de la compagnie est débusqué. Plutôt que de confier directement l’argent reçu par les clients à la compagnie, il plaçait pour un mois ces sommes sur son compte en percevant un intérêt. Résultat : le soi-disant non paiement dans leur intégralité de factures d’électricité par certains clients. Et dans cette affaire dénoncée par la presse, il n’y a ni corruption, ni corrompu mais plutôt une combine indélicate.


Systématisation

Vingt-deux heures. Je quitte la capitale roumaine pour un trajet de trois heures trente en minibus qui m’emmène vers l’extrême Est du pays. La traversée de Bucarest est une nouvelle fois l’occasion de méditer sur les folies de Ceaucescu.
Contrairement à d’autres capitales, ce n’est pas la Deuxième Guerre mondiale qui a détruit de nombreux quartiers du vieux Bucarest. C’est le projet d’un illuminé : celui de la systématisation. L’idée démente était de faire disparaître les signes bourgeois de la maison individuelle pour quadriller, homogénéiser, structurer les quartiers. Débutée en 1984, Ceaucescu n’aura heureusement pas le temps de mener partout cette politique. La plupart des villages de campagne, également visés par l’ex-dictateur roumain, ont pu être protégés par les mouvements de solidarité tissés entre autochtones et localités occidentales. C’était à l’époque le démarrage de l’opération « Villages roumains ».
La traversée des campagnes roumaines est étonnante. Régulièrement, notre mini-bus doit freiner parce qu’il doit partager la route avec des agriculteurs revenant de leurs champs avec leur charrette tirée par un cheval. Ces images évoquent chez moi celles de Tintin en Syldavie. L’agriculture en Roumanie occupe encore près de 21 % de la population active.


Adhérer à l’UE

Durant le long trajet, j’ai l’occasion d’échanger avec Bogdan, président d’un syndicat roumain. Il me confie que les espoirs placés dans les perspectives d’adhésion à l’Union européenne sont solidement ancrés. D’après de récents sondages, 70 % des Roumains se déclarent partisans convaincus de l’adhésion à l’Union européenne. Mais la transition sera longue et difficile. Personne ne s’attendait à ce que la Roumanie soit de la première vague des pays qui adhéreront à l’UE dès 2004. Bogdan résume bien la situation telle que je la perçois : « l’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne cause de nombreuses souffrances à la population roumaine. Mais si les perspectives d’intégration n’existaient pas, les souffrances seraient certainement plus importantes encore ». Et ces souffrances ont principalement pour nom les conséquences des restructurations du tissu économique.
L’adhésion de la Roumanie n’est pas pour demain. Mais elle a déjà des répercussions concrètes. La moindre n’est certainement pas la perspective de rejoindre un bloc qui partage une série de valeurs communes. L’actualité en donne de nombreuses illustrations. Ainsi, les discriminations dont sont victimes les Tsiganes sont une triste réalité dans la plupart des anciennes républiques d’Europe de l’Est, et c’est particulièrement palpable en Roumanie. Or, les pressions exercées par les Quinze dans le cadre des négociations pour l’adhésion ont déjà permis d’enregistrer des progrès en la matière.
Autre exemple, la Roumanie a été obligée de faire marche arrière dans ses manœuvres de criminalisation de l’homosexualité. Celle-ci était considérée comme un délit en vertu d’une législation votée en 1996. Depuis lors, cette disposition a heureusement pu être abrogée.
J’interroge Bogdan sur une réalité étonnante perceptible en Roumanie. Comment peut-on expliquer qu’il existe de telles inégalités ? Que les hôtels à plus de cent euros la nuit à Bucarest se sont multipliés alors que la majorité des Roumains se débattent pour échapper à la pauvreté ? La réponse est à chercher dans la « reconversion » des anciens apparatchiks. Nombreux sont ceux qui se sont largement servis lors des privatisations, raflant les morceaux les plus intéressants. Cela leur a permis de s’enrichir très rapidement. Résultat : nous croisons sur les routes des voitures allemandes haut de gamme flambant neuves et quelques kilomètres plus loin un agriculteur assoupi dans sa charrette.

Bonne chance
Après un long trajet, j’arrive dans la ville de Constanta, à l’Est du pays. C’est le principal port roumain sur la mer Noire. Même dans les dernières années de Ceaucescu, la zone littorale autour de Constanta a bénéficié d’une relative protection. Il s’agissait, pour le régime, d’attirer des touristes et avec eux, leurs devises. Des Tchèques mais aussi des Allemands avaient traditionnellement l’habitude d’y venir chercher leur ration de soleil. Aujourd’hui encore, l’infrastructure dans la région est bien développée. Les Occidentaux ont investi sur place et je me retrouve à peu de choses près dans l’ambiance surfréquentée des stations balnéaires de la côte belge.
Loin des villages, je n’ai pas vraiment l’occasion de goûter au folklore roumain. Au moins, j’évite le verre d’alcool fort servi à l’invité parfois dès onze heures du matin. En trinquant, il est de coutume dans le pays des Carpates de prononcer le mot « noroc ». Il signifie bonne chance en roumain. À certaines occasions, et tel Michel Blanc dans un refuge de montagnard dans le film « Les bronzés font du ski », j’ai déjà pu pleinement goûter à la portée d’un tel vœu.

Thierry Dock
Responsable de la FEC

Les Latins des Carpates


La Roumanie est sans doute le pays le plus latin d’Europe de l’Est. Ses habitants sont, dit-on, les « Latins des Carpates ». Cette latinité a été reçue en héritage d’une période d’occupation romaine relativement brève (165 ans), sous l’Empereur Trajan, au début du IIe siècle. Un héritage qui a pourtant survécu aux nombreuses invasions qui ont jalonné son histoire. Géographiquement, la Roumanie est, en effet, un carrefour culturel, entourée de la Bulgarie, de l’ex-Yougoslavie, de la Hongrie, de l’Ukraine et de la Moldavie… Elle a lutté contre l’empire ottoman, elle a été occupée par l’empire austro-hongrois, et elle a toujours conservé un certain penchant pour la France.
Plus que pour d’autres pays d’Europe centrale et orientale, on retient sans doute de la Roumanie la période communiste de l’après-guerre. Et ce, en raison de la personnalité de l’ex-homme fort du régime : Nicolae Ceausescu. Arrivé au pouvoir en 1965, cet homme issu d’un milieu populaire va progressivement organiser un véritable culte à sa personnalité. Depuis la chute de ce régime en 1989, la Roumanie s’est tournée vers l’Union européenne et se prépare à l’adhésion. Considérée comme l’un des pays les plus pauvres d’Europe, la Roumanie vit dans l'attente de cette adhésion, une perspective qui guide tous ses efforts de rattrapage économique et de consolidation démocratique.
C.D.

 

Repères historiques


– 1er décembre 1918 : fondation de l’État unitaire
– 1919 : instauration du suffrage universel
– 1938 : désordres politiques et difficultés économiques ; instauration d’une dictature
– Seconde Guerre mondiale : occupation par l’Allemagne
– fin de la Seconde Guerre mondiale, instauration d’un régime communiste
– 30 décembre 1947 : abdication du roi Michel, qui quitte le pays, proclamation de la république
– 1965 : arrivée au pouvoir de Nicolae Ceausescu
– Décembre 1989 : chute de Ceausescu
– 20 mai 1990 : premières élections libres
– 22 juin 1995 : demande d’adhésion à l’Union européenne.
– février 1997 : le roi Michel effectue un retour symbolique dans son pays
– 7-9 mai 1999 : visite du pape Jean Paul II à Bucarest.
– 10 décembre 2000 : élections présidentielles ; victoire d’Iliescu.