Secouée pendant trente ans par les « Troubles », l’Irlande du Nord – ou Ulster – a souvent eu mauvaise presse. Encore aujourd’hui, les émeutes de jeunes, la persistance des milices paramilitaires et l’instabilité politique focalisent l’attention des médias… à tort. La région est loin de ressembler à un champ de bataille. Il y a bien eu un conflit, mais peut-on vraiment parler de guerre ? Ceux qui l’ont faite – ou la poursuivent – assurent défendre les intérêts de leur communauté – protestante ou catholique –, mais ils ne sont et n’ont jamais été qu’une minorité. La majorité de la population, elle, a toujours aspiré à vivre en paix.


Province du Royaume-Uni située dans la partie nord-est de l’île d’Irlande, l’Irlande du Nord s’étend sur quelque 14.000 km2. Elle est bordée au Sud et au Nord-Ouest par la République d’Irlande, tandis que le reste de ses frontières est constitué par la mer. La beauté du littoral attire de plus en plus de touristes (la chaussée des Géants, les monts Mourne, etc.). Sur le plan démographique, cette province compte près de 1,7 million d’habitants. Historiquement, sa création remonte à 1921, date de la partition de l’île en République d’Irlande, d’une part, et Irlande du Nord, d’autre part. À cette date, la République d’Irlande, majoritairement catholique, obtient son indépendance par rapport au Royaume-Uni, à condition toutefois de renoncer à l’Irlande du Nord, région à forte majorité protestante.
Jusqu’en 1968, la minorité catholique d’Irlande du Nord est tenue à l’écart de la vie politique et économique locale. Sous l’influence du mouvement des « droits civiques », né aux États-Unis, une campagne est mise en œuvre à Derry/Londonderry pour obtenir l’égalité des droits en faveur des catholiques d’Irlande du Nord. La tension monte rapidement entre les deux communautés au point de dégénérer en émeutes et batailles rangées. L’armée britannique intervient dès 1969 pour rétablir l’ordre. En vain.
Pendant trente ans, un conflit larvé opposera les catholiques aux protestants. D’un côté, la milice paramilitaire de l’IRA (Irish Republican Army) se bat au nom de la communauté catholique et pour le rattachement de l’Ulster à la République d’Irlande. En face, les troupes britanniques et la police nord-irlandaise combattent au nom du maintien de l’ordre et sont identifiées comme les défenseurs des intérêts des protestants. Celles-ci auraient également pratiqué des alliances informelles avec les milices paramilitaires protestantes UDA-UFF (Ulster Defence Association-Ulster Freedom Fighters) et UVF (Ulster Volunteer Force). Pendant trente ans, attentats, assassinats, répressions, tortures et tensions permanentes vont égrener le quotidien de la population de l’Ulster. Le conflit s’enlise, malgré diverses démarches pour trouver une issue pacifique.
La voie de la diplomatie finit toutefois par l’emporter. En août 1994, l’IRA prononce un cessez-le-feu unilatéral. Les milices protestantes font de même. Les pourparlers de paix commencent et aboutissent à la signature de l’Accord du Vendredi-Saint en 1998. Ce document prévoit, entre autres, la mise hors service des armes des paramilitaires catholiques et protestants, la constitution d’un gouvernement bi-partite sur le plan communautaire et une réforme de la police nord-irlandaise. Les négociateurs précisent également que la réunification des deux Irlande ne pourra se faire sans l’accord de la population.


Ségrégation communautaire et spatiale
Actuellement, la communauté catholique représenterait près de 45 % de la population, contre 55 % pour la communauté protestante. La référence à la religion est plus un concept communautaire qu’une déclaration de foi. L’appellation « catholique » regroupe les concepts « républicain », « nationaliste » et « irlandais » – par référence à la République d’Irlande –, tandis que le terme « protestant » se réfère aux concepts « loyaliste », « unioniste » et « britannique » – par identification au Royaume-Uni.

Cette ségrégation raciale s’est répercutée au niveau des écoles et sur les lieux de travail. En matière d’emploi, une commission spéciale tend maintenant à réguler le marché. La ségrégation sociale, elle, constitue de moins en moins un calque de la ségrégation communautaire : les classes moyennes catholiques sont en progrès constant aux côtés des classes moyennes protestantes. En fait, le mixage des deux communautés s’observe le plus souvent au niveau des classes moyennes que des plus pauvres. Pour beaucoup, la première rencontre « positive » d’un membre de l’autre communauté a eu lieu à l’université.
Néanmoins, sur le terrain, la ségrégation reste très forte, en particulier sur le plan spatial. En 1999, un rapport du Housing Executive, révélait que, sur l’ensemble du territoire, 70 % des personnes vivent dans des zones séparées, tandis qu’à Belfast, la ségrégation spatiale concerne 100 % des habitants (une zone est considérée comme « ségréguée », si 90 % de la population appartient à l’une ou l’autre communauté). La ville de Belfast, elle, est constituée d’un assemblage de zones monocommunautaires, où le mixage des populations s’avère le plus souvent impossible. Rien que le nord de Belfast représente un véritable « patchwork ».
Ces différentes zones sont séparées par des interfaces, sortes de zones-frontières séparant les deux communautés. Ces interfaces peuvent prendre différentes apparences : visibles, tels les « peacelines » (murs de bétons, grilles métalliques, etc.) ; ou invisibles, route, coin d’une rue. Le profane ne se rendra pas compte qu’il franchit une « frontière », contrairement aux habitants du cru qui, eux, savent très bien où se situent les lignes de démarcation. Dans certains cas, il est possible d’identifier l’appartenance communautaire du quartier en observant les couleurs utilisées pour la bordure des trottoirs : bleu, rouge, blanc, ce sont les couleurs de l’Union Jack, le quartier est protestant ; vert, blanc et orange représentent les couleurs du drapeau républicain, le quartier est donc catholique. Des fanions et des drapeaux complètent très souvent ce marquage. Sans compter les slogans haineux à l’égard de « ceux d’en face » ou les peintures murales pro-paramilitaires (cf. p. 4). Dernièrement, suite à l’intervention de l’armée israélienne dans les villes sous contrôle palestinien, des drapeaux palestiniens ont fleuri dans certains quartiers catholiques de Belfast en signe de solidarité. En réaction, certains protestants ont hissé des drapeaux israéliens dans leurs quartiers.


La violence persiste
Les tensions demeurent, mais elles n’ont plus forcément une base politique. Les jeunes organisent des émeutes par ennui. Le concept « d’émeute récréative » est entré dans le jargon des observateurs de terrain. Ni la police, ni l’armée n’arrivent à mettre fin à cette violence. Ils peuvent juste la contenir. Autre constat : la violence se déplace, vers l’intérieur de la communauté, de la cellule familiale ; elle se développe aussi à l’encontre des étrangers, des homosexuel(le)s, etc. Il est vrai qu’elle a longtemps imprégné les mentalités et les modes d’éducation. De même, l’atmosphère et le décor ambiants ne favorisent guère l’apaisement.

Ainsi, les zones les plus « chaudes » sont situées sur les interfaces. Ces endroits regroupent une quantité impressionnante d’inconvénients propres aux quartiers en crise : taux de chômage élevé, logements insalubres, accès restreint aux services de proximité (magasins, loisirs, services sociaux, etc.), environnement dégradé, sentiment d’insécurité, drogue et… violence. Certains quartiers connaissent 2 à 3 émeutes par semaine.
Paradoxalement, la violence est très formalisée. Il est possible d’observer une émeute depuis un trottoir sans avoir rien à craindre. Traversez la rue et vous serez en danger. Parce que vous aurez franchi une frontière. Cette formalisation de la violence affecte les trajets quotidiens des habitants masculins : un garçon ira prendre son bus trois arrêts plus loin, parce qu’il sait que là il ne risquera pas de se faire agresser ; de même, il ne fréquentera pas tel centre commercial ou tel centre sportif, parce que situé sur le territoire de l’autre communauté. En revanche, les femmes n’ont rien à craindre, elles peuvent passer indifféremment d’un quartier à l’autre. Toutefois, une femme n’a pas intérêt à tomber amoureuse d’un membre de l’autre communauté. Elle risquerait de voir son nom et sa « faute » inscrits en grand sur les murs de sa communauté. Les mariages mixtes sont d’ailleurs peu fréquents.


Le potentiel de paix
La normalisation des relations inter-communautaires sera longue. Elle prendra certainement plusieurs générations, mais elle est en cours. Des « espaces partagés » ou « espaces mutuels » se développent. Des projets inter-communautaires permettent à des jeunes des deux bords de se rencontrer. Dans le centre-ville, les lieux de sortie se multiplient. L’esprit est de plus en plus à la fête.

Parallèlement, le jeune gouvernement nord-irlandais souhaite développer les infrastructures du pays. Pour 2008, Belfast envisage aussi de devenir « capitale européenne de la culture ». Au cours des années 90, l’économie de l’Ulster s’est révélée plus florissante que toutes les autres régions du Royaume-Uni. Le taux de chômage est passé à 6 % fin 2001, contre 7,6 % au niveau européen. La fin des « Troubles » favorise cette embellie économique, mais elle ne profite pas à tous. Des zones urbaines entières ne connaissent que chômage et pauvreté.
Pour arriver à une paix durable, les autorités publiques devront rester vigilantes. Et pas seulement par rapport aux paramilitaires dissidents catholiques ou protestants qui refusent d’adhérer au processus de paix. Par exemple, une plus grande attention devrait être accordée au secteur associatif pour comprendre toute l’importance de son travail. Ce dialogue politique-terrain s’avère d’autant plus urgent que le secteur associatif subit de plein fouet les restrictions imposées par Peace 2, le nouveau programme européen de soutien à la paix en Irlande du Nord. En effet, contrairement à Peace 1, ce programme impose une série de critères auxquels nombre d’associations et de projets de groupes communautaires ne sont pas en mesure de répondre. En conséquence, ces associations et projets n’obtiennent pas de subsides et sont condamnés à mettre la clé sous le paillasson ou à disparaître. Or, ce sont eux qui œuvrent au rapprochement quotidien des communautés sur le terrain ou à la résolution des conflits locaux. Interrompre ces processus pourrait s’avérer lourd de conséquences.