Les États-Unis s’en vont-ils en guerre ? Cette question était posée il y a moins d’un an par le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) et son directeur, M. Bernard Adam. Les événements du 11 septembre donnent aujourd’hui un relief particulier à cette interrogation. L’intense émotion qui a suivi la tragédie de New York a pu, un moment, faire passer au second plan les analyses sur les causes des tensions internationales. Mais, comme l’a récemment écrit l’éditorialiste de La Libre Belgique, " les décisions qui seront prises, et les gestes qui seront posés dans les heures ou les jours à venir vont directement dessiner ce que sera la vie sur notre planète pendant dix, vingt ou cent ans ". Dès lors, et plus que jamais, l’analyse non partisane et le débat sincère doivent avoir leur place.


- Depuis les attentats du 11 septembre, on parle beaucoup de (r)évolution dans la notion de sécurité internationale. La lutte contre le terrorisme semble appeler d’autres stratégies et d’autres moyens. Peut-on dire que la course aux armements des années 70 et 80 est en train de se transformer en course aux renseignements ?
Bernard Adam : Le renseignement a toujours existé. Il est vrai qu’ici, il y a eu une faille énorme dans les services de renseignements américains. Ceux-ci n’ont ni prévu ni pu empêcher ces attentats. Il y aura sans doute des changements de méthode de travail et d’organisation de ces services. Mais je ne pense pas qu’il y aura, par exemple, d’importantes augmentations de budget consacrées au renseignement. En réalité, la "course aux renseignements" a commencé bien avant le 11 septembre. Il faut se rappeler l’affaire Echelon, cet énorme système informatique permettant de capter un peu partout dans le monde les communications. Mais apparemment, le problème dans toute l’information ainsi obtenue est de retrouver l’aiguille dans la botte de foin. Le traitement de l’information demande des moyens humains très importants. En outre, certains experts signalent que les États-Unis ont de moins en moins de personnes sur le terrain.

- À quels scénarios faut-il s’attendre maintenant ?
Je pense qu’il y en a deux plausibles. Le premier, pessimiste, serait que les États occidentaux traitent le terrorisme avec du contre-terrorisme. Il s’agirait, dans ce scénario, de mener une "guerre" aux terroristes, comme l’a dit le président Bush, de les débusquer puis de les tuer. Ce serait réduire le problème au seul terrorisme et à son extermination. Or, les événements du 11 septembre nous montrent que la toute-puissance militaire américaine sera toujours vulnérable si l’administration ne s’attache pas aux causes profondes politiques, économiques, sociales. Je pense que, dans les semaines qui vont venir, il y aura un débat essentiel aux États-Unis. L’heure des choix a sonné en matière de doctrine sous-tendant la politique de sécurité. J’ai d’ailleurs été assez étonné d’entendre des personnages importants de la scène politique américaine affirmer que la tragédie de New York était la conséquence d’une exaspération par rapport à la réémergence d’options militaristes. Sans vouloir faire de raccourcis caricaturaux, on retrouve dans l’entourage du président Bush des gens qui avaient déjà servi l’ancien président Reagan et dont on ne peut ignorer les préférences pour les options militaires. À cet égard, il faut remarquer que si, après la fin de la guerre froide, les dépenses militaires américaines ont diminué, on reparle depuis près de cinq ans de les augmenter à nouveau (pour mémoire, la fin du mandat de l’ancien président Clinton s’est accompagnée d’une majorité républicaine au Congrès). On est aujourd’hui à un budget de 270 milliards de dollars et l’on atteindra, d’ici 2005, 330 milliards de dollars, ce qui nous ramènera aux niveaux connus durant la guerre froide, alors que celle-ci est terminée.

Quant au scénario plus optimiste : à côté de l’option militaire, il s’agirait de changer son fusil d’épaule – c’est le cas de le dire ! – et de s’interroger sur l’efficacité des arsenals énormes que l’on accumule. Il faut se rendre compte que lorsque les États-Unis se réarment, leur attitude constitue un signal pour bien d’autres pays sur la planète. Tout le monde se dit que si l’Amérique vit un sentiment d’insécurité, c’est que le monde est instable, et tout le monde veut réarmer. Après avoir choisi un certain unilatéralisme, les États-Unis pourraient faire le choix de la coalition mondiale. Là où l’on s’est trompé, c’est dans le fait que ce qui paraissait possible avant mais improbable – à savoir une guerre classique – s’est transformé en une menace improbable mais désormais possible. Face à cela, je pense que d’importants changements vont avoir lieu, et l’on peut espérer un retour d’un certain multilatéralisme américain ainsi qu’une prise de conscience de l’inefficacité du recours aux armes. La réflexion en Europe est, sur ce point, plus avancée qu’en Amérique.

- On aurait pu s’attendre à un durcissement d’une "ligne de front" entre pays musulmans et pays occidentaux ; or au niveau politique, à part l’Afghanistan, il semble y avoir front commun. Mais ce front commun cache apparemment de très profondes dissensions entre des peuples et leurs dirigeants...
Même si d’aucuns trouvent indécent de parler de cela après les attentats de New York, je regrette de devoir dire que les États-Unis sont victimes de leur propre politique étrangère antérieure. Ils ont soutenu des régimes peu recommandables tant en Amérique latine (au passage, le 11 septembre est la date anniversaire du renversement d’Allende par Pinochet au Chili, en 1973) qu’au Moyen Orient, et ce pour des raisons commerciales et/ou pour l’accès aux matières premières. En soutenant des régimes peu ou pas démocratiques, ils ont fait passer leurs intérêts économiques avant les valeurs qu’ils proclament et sont censés défendre. Dans certains pays du Moyen Orient, le fossé entre la position officielle des autorités et les populations s’expliquent à mon avis davantage par des raisons socioéconomiques que par des raisons politiques. La misère et la pauvreté créent des frustrations énormes qui, avec des "réponses religieuses", peuvent devenir le terreau du terrorisme. La leçon que nous devons en tirer : il est urgent de mener des politiques de prévention des conflits qui tiennent compte des problèmes socioéconomiques.

- On a entendu certains observateurs ou responsables politiques déclarer que pour défendre la sécurité et la démocratie, les droits civils et les libertés devront "reculer de quelques degrés" dans nos pays.
Je pense qu’en matière de sécurité, il y a des choses à améliorer dans certains pays. On l’a déjà dit : aux États-Unis, on prend un avion sur une ligne intérieure comme l’on prendrait un bus en Europe. Il y aura certainement des renforcements des contrôles dans les aéroports ; c’est assez classique et cela répond aux exigences minimales de sécurité. En revanche, ce qui est plus inquiétant, c’est l’appel de certains hommes politiques au renforcement considérable des lois antiterroristes ; d’aucuns seraient prêts à donner aux forces de l’ordre et au pouvoir judiciaire un pouvoir très important d’intrusion dans la vie privée. Certes, c’est un débat, mais je pense qu’il y a de sérieux risques de dérive potentielle. Le climat actuel pourrait pousser la classe politique à aller trop loin et à le regretter dans six mois ou un an. En ce qui concerne la libre circulation, par exemple le marché intérieur en Europe, c’est sans doute un important acquis, mais force est de constater que la lutte contre le trafic d’armes, et tous les trafics d’ailleurs, y est plus difficile. La libre circulation favorise ce type de trafics. Là aussi, il y aura matière à débat, entre la reconnaissance du problème et le risque de dérive.


- Depuis la fin de la guerre froide, on n’entendait plus beaucoup parler du pacifisme. A-t-il vécu ? Ou sera-t-il demain confronté à de nouveaux défis ?
Il est vrai que les défis se sont considérablement modifiés depuis la fin de la guerre froide. La donne a changé. Globalement, et mis à part la guerre en Yougoslavie, en Bosnie, au Kosovo, la menace de guerre s’est réduite durant les années 90. Globalement, les dépenses militaires ont diminué, les stocks d’armes nucléaires se sont réduits, le spectre d’une guerre mondiale s’est éloigné. Par ailleurs, l’image du militaire dans l’opinion publique a, elle aussi, fortement changé. Aujourd’hui, l’engagement militaire est presque considéré comme un métier de la paix et de l’action humanitaire, pensons aux casques bleus de l’ONU. Du coup, la contestation des forces armées et de la course aux armements telle qu’elle existait dans les années 70 et 80, avec des manifestations contre les euro-missiles où l’on voyait défiler 300.000 personnes, n’est plus envisageable. La grille de lecture est devenue extrêmement complexe. L’analyse est plus délicate, les gens se mobilisent moins. Par contre, on assiste à d’importantes manifestations contre la mondialisation, l’OMC, le G8... Les mobilisations ne sont pas terminées, mais elles prennent d’autres formes. Il en va, à mon avis, de même en ce qui concerne les organisations de paix. Elles fonctionnent autrement. Par exemple, il existe d’importantes campagnes contre les mines antipersonnel, ou contre les armes légères, menées par des ONG. Mais ces dernières sont moins des organisations de paix au sens strict que des organisations humanitaires, ou de développement, ou tiers-mondistes, ou encore des centres de recherche. En conclusion, on pourrait dire que si les formes classiques du mouvement de paix s’effritent, le travail s’effectue davantage aujourd’hui avec des organisations spécialisées. Il y a peut-être moins de contestations et plus de revendications. Contrairement à ce que déclarait récemment le ministre des Affaires étrangères M. Louis Michel, je pense que les relations entre ONG et monde politique sont meilleures aujourd’hui qu’avant.

Propos recueillis par
Christophe Degryse

 

Dixit...

Bernard Adam : "Il y a tout de même un énorme paradoxe : depuis quelques années, plusieurs organisations non gouvernementales mènent une campagne contre les armes légères. Une des motivations de cette campagne est que le trafic d’armes, et en particulier d’armes légères, contribue au développement du terrorisme. Cette campagne visait donc entre autres à lutter contre le terrorisme. En juillet dernier, à New York, se tenait une conférence internationale contre les armes légères. Or celle-ci fut un demi échec. Pourquoi ? Parce que l’un des pays participant a bloqué les avancées possibles. Ce pays, c’était les États-Unis qui n’étaient pas d’accord de s’engager à ne pas livrer d’armes légères à des “groupes non étatiques”... autrement dit à des milices ou des groupes terroristes !"

 

Le Gavroche

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