Une étonnante publication du Centre de développement de l'OCDE parue en 1996 s'intéresse de près aux "risques politiques" encourus par les dirigeants qui s'apprêtent à prendre des décisions sociales et économiques impopulaires. Elle leur donne quelques conseils pratiques - d'un cynisme époustouflant - en vue de bien identifier les problèmes et d'éviter les troubles sociaux, émeutes et autres inconvénients éventuels... Au lendemain du tragique sommet du G8 à Gênes, en juillet dernier, il est assez instructif de découvrir quelles conceptions certaines institutions internationales se font de l'art de gouverner et de la démocratie.


Cette publication est basée sur des études de cas menées dans des pays en situation économique difficile (ajustements structurels, mesures d'austérité, etc.). Elle a pour but d'identifier la meilleure manière de faire accepter par les populations visées de telles mesures. Au-delà des recettes bien connues quoique souvent tues -affaiblir les organisations sociales, adopter des mesures discriminatoires pour diviser l'opposition, réduire la qualité des services publics plutôt que la quantité, etc. -, il est difficile de ne pas être choqué par le cynisme, voire le mépris, qui transparaît à chaque page de cette étude (1). À la lecture de ce document, dont on ne sait s'il faut rire ou pleurer, comment encore croire en la volonté proclamée par ce genre d'institutions de se rapprocher de la société civile ? Extraits et morceaux choisis.

Ajustement
"Si un gouvernement arrive au pouvoir au moment où les déséquilibres macroéconomiques se développent, il bénéficie d'une courte période d'ouverture - quatre à six mois -,pendant laquelle l'opinion publique le soutient et il peut rejeter sur ses prédécesseurs l'impopularité de l'ajustement. Grâce à ce soutien, les corporatismes sont temporairement affaiblis et il peut dresser l'opinion contre ses adversaires. Après ce délai de grâce, C'est fini : le nouveau gouvernement doit assumer en totalité les coûts politiques de l'ajustement, car il est considéré comme le seul responsable de la situation. Il a donc intérêt à appliquer sur-le-champ un programme de stabilisation tout en reportant la responsabilité des difficultés sur ses adversaires. Cela suppose une bonne stratégie de communication, cette stratégie étant une arme importante dans le combat politique. Il faut dès l'arrivée au pouvoir insister, voire en exagérant, sur la gravité des déséquilibres


"Il est souhaitable que le gouvernement suscite rapidement une coalition d'intérêts qui fasse contrepoids à l'opposition. C'est le complément indispensable à sa stratégie de communication et le seul moyen de s'assurer un soutien durable. L’ajustement apporte des gains aux agriculteurs, aux chefs d'entreprise et aux travailleurs des industries exportatrices. Un volet, social bien défini peut bénéficier à certains ménages pauvres en ville. Par ailleurs, si l'on réduit les salaires des fonctionnaires, des secteurs stratégiques - l'armée ou la police par exemple - peuvent être exemptés. Le gouvernement doit s'efforcer de coaliser ces divers groupes en faveur de l'ajustement.

Il est inévitable que l'opposition tire parti de la situation pour développer un vaste mouvement de mécontents ( ... ). Mais il faut éviter que ce mouvement s'étende à toute la population urbaine, en se ménageant par des actions discriminatoires le soutien de divers groupes, afin de constituer une coalition opposée. Il est souhaitable, par exemple, de limiter les réductions de salaire aux fonctionnaires civils et d'accorder une aide bien adaptée à des familles pauvres. Cette stratégie permet de gagner des soutiens sans en perdre, puisque beaucoup de fonctionnaires civils auraient été de toute façon hostiles à l'ajustement."

Blocage des salaires
"Rien n'est plus dangereux politiquement que de prendre des mesures globales pour résoudre un problème macroéconomique. Par exemple, si l'on réduit les salaires

des fonctionnaires, il faut les baisser dans tel secteur, les bloquer en valeur nominale dans un autre, et même les augmenter dans un secteur clé politiquement. Si l'on diminue les subventions, il faut couper celles pour tels produits, mais maintenir en totalité celles pour d'autres produits". ( ... ) Pour réduire le déficit budgétaire, "Ies salaires nominaux peuvent être bloqués ( ... ); on peut ne pas remplacer une partie des salariés qui partent en retraite, ou bien l'on peut supprimer des primes dans certaines administrations, en suivant une politique discriminatoire pour éviter un front commun de tous les fonctionnaires." ( ... ) "Évidemment, il est déconseillé de supprimer les primes versées aux forces de l'ordre dans une conjoncture politique où l'on peut en avoir besoin."

Corporatismes
"Plus il existe des groupes d'intérêt puissants et bien organisés, plus la marge de manoeuvre du gouvernement est réduite ( ... ) Ce problème se pose surtout dans les entreprises parapubliques auxquelles, souvent, le gouvernement veut supprimer les subventions afin de réduire le déficit budgétaire. ( ... ) Ainsi, toute politique qui affaiblirait ces corporatismes serait souhaitable. ( ... ) On objectera que cette politique soulèvera des résistances, mais il vaut mieux que le gouvernement livre ce combat dans une conjoncture économique satisfaisante qu'en cas de crise, lorsqu'il est affaibli. Cette politique [d'affaiblissement des corporatismes] peut prendre diverses formes : garantie d'un service minimum, formation d'un personnel qualifié complémentaire, privatisation ou division en plusieurs entreprises concurrentes, lorsque cela est possible. "


Démocratie
"Pour qu'un gouvernement ait la marge de manoeuvre nécessaire Pour ajuster, il doit être soutenu par un ou deux grands partis majoritaires et non par une coalition de petits partis, ce qui conduit à préférer le scrutin uninominal au scrutin proportionnel pour l'élection du parlement ( ... ). D'autres moyens permettent de renforcer l'exécutif, comme la possibilité de pouvoirs spéciaux temporaires ou un contrôle ex post par le pouvoir judiciaire, afin d'éviter que des juges puissent bloquer ex ante l'application du programme. Le référendum peut être une arme efficace pour un gouvernement dès lors qu'il en a seul l'initiative. En effet, les groupes d'intérêt qui s'opposent à des mesures d'ajustement défendent souvent des intérêts particuliers et minoritaires sous le voile de l'intérêt général. Le recours au référendum pour faire approuver une mesure précise permet au gouvernement d'expliquer sa politique et de disloquer une coalition d'opposants."


Discrimination
"Un gouvernement peut difficilement stabiliser contre la volonté de l'opinion publique dans son ensemble. Il doit se ménager le soutien d'une partie de l'opinion, au besoin en pénalisant davantage certains groupes. En ce sens, un programme qui toucherait de façon égale tous les groupes - c'es t-à-dire qui serait neutre du point de vue social - serait plus difficile à appliquer qu'un programme discriminatoire, faisant supporter l'ajustement à certains groupes et épargnant les autres pour qu'ils soutiennent le gouvernement."


Fonction publique
"La réforme la plus souvent nécessaire, et la plus dangereuse, est celle des ,entreprises publiques, qu'il s'agisse de les réorganiser ou de les privatiser. Cette réforme est très difficile parce que les salariés de ce secteur sont souvent bien organisés et contrôlent des domaines stratégiques. Ils vont se battre avec tous les moyens possibles pour défendre leurs avantages, sans que le gouvernement soit soutenu par l'opinion ( ... ). Quelques précautions sont souhaitables. Cette réforme ne devrait tout d'abord pas coïncider avec un programme de stabilisa

souhaitables. Cette réforme ne devrait tout d’abord pas coïncider avec un programme de stabilisation, car la coalition des opposants serait très dangereuse, avec la conjonction de manifestations de masse et de grèves dans des secteurs clés. Ensuite, il ne faut pas acculer ces salariés au désespoir en les licenciant purement et simplement. Des fonds de reconversion sont indispensables pour les réinsérer. Enfin, il est souhaitable, dans un premier temps, d'exclure de la réforme des secteurs stratégiques comme l'énergie ou les transports, quitte à prendre.des mesures plus tard ( ... ).

Grève
"Les grèves ne remettent pas en question le ré-gime, comme c’est le cas lorsque les manifestations tournent à l'émeute et, débordent les forces de l’ordre(…). Toutefois, les grèves comportent un in-convénient sérieux, celui de favoriser les manifes-tations. Par définition, les grévistes ont le temps de manifes-ter. Surtout les enseignants du se-condaire et du supérieur, en faisant grève, libèrent une masse incon-trôlable de lycéens et d'étudiants pour les manifestations, un phénomène, très dangereux, car dans ce cas la répression peut conduire facilement au drame."


Mondialisation
"La coalition protectionniste est puissante, car elle regroupe des entrepreneurs protégés, des hauts fonctionnaires qui veulent conserver leurs pouvoirs, des syndicats, des partis de gauche et des partis nationalistes. Mais avec une stratégie habile, un gouvernement peut l'emporter. C'est le cas si l'on -abaisse d'abord les droits [de douane] sur des produits comme l'emballage, achetés par toutes les entreprises, ou si l'on supprime les quotas pour des produits intermédiaires que les petites entreprises se procuraient difficilement. Une telle stratégie permet de former le plus rapidement possible une coalition soutenant cette politique d'ouverture. "


Pays en développement
"Les gouvernements des pays en développement ont plus de facilités [que les pays développés] pour intervenir. Par exemple, il leur est plus facile de faire dissoudre des piquets de grève ou de remplacer des grévistes par d'autres salariés. Il leur est aussi plus facile de réduire le poids [des entreprises publiques] par exemple en diminuant le financement des investissements ou en introduisant des concurrents privés lorsque l'activité le permet."


Services publics
"Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d'élèves ou d'étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement, et l'école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un mécontentement général de la population".


Christophe Degryse

Morrisson Ch., "La faisabilité politique de l'ajustement", Cahier de politique économique n° 13 du Centre de développement de l'OCDE, OCDE 1996. Les idées et arguments développés dans cette publication "ne reflètent pas nécessairement ceux de l'OCDE ou des gouvernements de ses pays membres"...

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