Aéroport international de Bombay. Huit heures du matin. En cette fin de juillet, période active de la mousson, une chaleur étouffante et humide saisit les voyageurs dès la descente d'avion. Dans les longs couloirs de l'aéroport, où tournent d'énormes ventilateurs, les peintures et les plâtres s'écaillent, les fers sont rongés par l'humidité ambiante.


 

Des dizaines de femmes en saris colorés balayent le sol que les hommes nettoient ensuite en balançant vigoureusement de grandes quantités d'eau. Il flotte dans l'air une odeur de moisissure qui se marie aux produits de nettoyage, mélange de savon et de désinfectant, à forte dose. Porteurs de bagages et conducteurs de taxis accourent. Ils mendient leurs services plus qu'ils n'essayent de les vendre. Un "taxi" jaune et noir, comme il y en a des milliers, aux sièges et garnitures intérieures dévorés, nous conduit à la pointe extrême de Bombay, la porte des Indes, marquée d'un imposant arc de triomphe dressé face à la mer.

La traversée de Bombay
Quarante kilomètres de routes et autant de bidonvilles. Les trottoirs sont "squattés" par des familles entières qui vivent sous des "toits" de loques en lambeaux ou des plastiques percés, fixés tant bien que mal à des grillages ou des planches. Les femmes cuisinent au ras des pots d'échappement des voitures qui déferlent sans arrêt sur les grands boulevards. Les voitures particulières sont peu nombreuses ! Les Indiens circulent avec tout ce qui peut rouler. Surtout des taxis à trois ou quatre roues et des bus rouges à impériale hérités de la colonisation anglaise. Tous sont surchargés. Motos et Vespa supportent une famille entière. Les camions débordent de marchandises… Rickshaws, vélos, charrettes tirées à bras d'homme ou conduites par un bœuf se fraient un chemin dans un incroyable concert de klaxons et de sonnettes aigrelettes tandis que des enfants mendiants se faufilent entre les camions, un bébé nu dans les bras, pour tenter d'obtenir quelques roupies.
Les enfants jouent dans l'eau des caniveaux. Des égouts à ciel ouvert. Des hommes se savonnent et se rincent aux nombreuses fontaines de rue. Les chiens s'allongent dans les détritus. Les gens se couchent en ligne à même le trottoir. Un mince drap leur sert aussi de vêtement. Des vaches débonnaires qui ne semblent déranger personne s'étalent et ruminent les nombreux déchets qui traînent dans les rues. C'est le choc. La misère des campagnes déferle sur Bombay, la capitale industrielle et financière de l'Inde. La première sensation au contact de l'Inde est celui d'un affrontement avec les éléments, la chaleur lourde et l'oppressante cohue populaire, l'humidité intense chargée du mazout que rejette une incessante circulation de véhicules aux moteurs mal réglés. Aucune image ne peut rendre compte de cette atmosphère. Toute reproduction, sans le vouloir, ne peut être que pittoresque ou exotique.
Avec ses 15 millions d'habitants, Bombay, est l'une des villes les plus saturées du monde. Elle n'en peut plus de faire face aux problèmes de logement, d'hygiène et de pollution. La situation sociale reste potentiellement explosive. La ville a d'ailleurs connu ces dernières années des mouvements sociaux importants indiquant, comme à Calcutta, une montée du militantisme ouvrier. Une réaction qui n'est pas "naturelle" dans une société indienne façonnée par le système des castes. En effet, celui-ci (légalement aboli) n'a pas été créé pour exploiter l'homme comme l'organisation des relations de travail dans le capitalisme. Il n'est que le reflet de l'ordre naturel des choses, donc a priori respectable.

Les métiers de Calcutta
À Calcutta, en pleine nuit, les phares du bus découvrent les trottoirs et les places occupés par des centaines de personnes dormant à même le sol ou dans leur rickshaw, emballées dans de minces draps. Mais au petit matin, ils auront tous disparu. Dès six heures, la rue est en pleine effervescence. Les marchands s'installent très tôt. Les comptoirs mobiles s'ouvrent tandis que les choucas picorent les restes du petit déjeuner pris sur les terrasses : thé à l'indienne, c'est-à-dire au lait sucré, omelette, fromage blanc, galettes de blé cuites à l'huile.
Dans les quartiers commerçants règne une activité incroyable. Des légumiers, des vendeurs de concombres hachés, de sirops de fruits fabriqués sur place, de cigares à la pièce, de sucre de canne, de chapelets de citrons proposent leur production aux passants. Une multitude d'artisans offrent une variété étonnante de services : tailleurs, blanchisseurs, repasseurs, coiffeurs de rue, fabricants de charbon de bois, vendeurs de bois de chauffage au poids, grillades sur la rue. Tous les métiers de l'Inde se pratiquent à Calcutta.
Masseurs et nettoyeurs d'oreilles exercent leur talent sur le trottoir. Les porteurs d'eau et les rémouleurs interpellent leurs clients. Les cordonniers exercent à même le sol. Et il ne faut pas oublier les écrivains de rue qui se proposent de rédiger une missive à un fonctionnaire ou un juge, une lettre de réclamation ou une lettre d'amour... en espérant un jour entrer dans une administration.
Calcutta, c'est aussi le quartier de Khaligat, là où Mère Teresa s'était mis à dos chrétiens et hindous pour avoir ramassé les mourants échoués sur les trottoirs de la ville afin qu'ils regagnent l'ordre des humains en leur offrant un lit et un toit, avant de mourir. Elle devait aussi fonder un orphelinat qui apparaît comme un havre de paix au milieu de ce quartier misérable. Les enfants échappent au sort incertain de la rue. À la prière de midi, rassemblées auprès de la tombe de Mère Teresa, les Petites Sœurs de la Congrégation des Missionnaires de la charité prient et méditent. Les fenêtres sont largement ouvertes sur le Lower Circular Road, le grand boulevard d'où leur parviennent tous les bruits de la ville. Ce lieu de prière n'est pas un lieu de retraite !

Mourir ou vivre à Bénarès
Bénarès, la ville la plus pieuse du monde, est d'une vitalité extraordinaire ! On vient de partout dans la ville la plus sacrée de l'hindouisme pour se purifier dans l'eau divine du Gange, s'y laver de ses peurs et se parfumer. On y vient aussi pour y mourir.
À l'approche de la ville, la circulation devient de plus en plus pénible. La chaleur rend le moindre arrêt de bus insupportable. Dans les bruits de klaxon, des cris, des plaintes et des musiques sonnent étrangement aux oreilles des Européens. C'est la mort qui passe. Sur un brancard dans la cohue, voilà un défunt enveloppé dans un linceul coloré. Il est transporté par la famille au milieu des cris, des pleurs, des chants, des prières et des encens. Un autre passe. D'une famille plus riche, et parce que c'est un homme, il est enveloppé dans un linceul blanc. Il a été placé au-dessus d'un car qui amène la famille à Bénarès. Râm! Râm!, crient les pèlerins.
Tantôt, ils descendront "les perrons du rêve" pour rejoindre les ghats, les quais qui bordent le Gange sur près de quatre kilomètres. Là, après une immersion dans le fleuve, dernier geste de purification, le cadavre, s'il n'a pas été piqué par un serpent, s'il n'a pas la vérole, s'il n'est pas amputé,… sera incinéré. Ses cendres seront ensuite livrées au Gange. Mais tout le monde ne peut s'offrir une incinération censée sauver l'homme du cycle infernal des réincarnations.
Le lendemain, dès cinq heures du matin, au lever du soleil, les eaux balaient calmement les escaliers qui descendent vers le fleuve. Les hindous, les ascètes aux cheveux noués, gras et cendrés (ceux qu'on appelait autrefois les fakirs), sont déjà là. Les yogis à demi-nus accomplissent les rites de la prière. Tantôt, les pèlerins seront nombreux à se plonger dans l'eau, à s'y laver, à fleurir le fleuve sous l'œil de noirs corbeaux et des singes montant à l'assaut des vastes bâtiments de pierre rouge qui font de ce lieu un vaste amphithéâtre dont l'horizon se perd dans la brume. Ici la mort fait pleurer. Mais elle n'affole pas. Au bord du Gange, il fait presque silence. C'est le silence des prières. On murmure plus qu'on ne parle. Instinctivement. L'Inde alors s'offre à vous dans ses nuages d'encens, de senteurs de jasmin et de patchouli. Vieillards, femmes, enfants, prêtres, jeunes mariés, marchands d'huiles et de fleurs, dans les cloches qui tintent et les gongs qui résonnent… tous descendent dans l'eau du fleuve tandis que sur ses bords les blanchisseurs frappent énergiquement le linge pour le mettre sécher au soleil sur un sol… bien souvent couvert d'ordures.

Made in India
La rencontre entre l'Inde et un voyageur occidental ne peut être que celle de la confrontation ou de l'attirance. Ou le voyageur ressent une aversion profonde devant l'importance de la pauvreté et de la mendicité. Ou il se laisse prendre par un lyrisme naïf devant la beauté et la spiritualité indienne. Les Européens imaginent donc le plus souvent que l'Inde ne serait pas ce qu'elle est s'il y manquait la maladie, la misère et les foules agglutinées. Et nous serions prêts à penser que la sagesse indienne, c'est le produit de la misère. N'est-ce pas là, inconsciemment, une manière d'exprimer la supériorité de notre système économique et social? Or, l'Inde n'est pas le pays de l'échec.
L'Inde est capable de tout produire. Du camion jusqu'au micro-ordinateur, du satellite à la bombe nucléaire, l'Inde dispose de moyens technologiques, industriels et économiques importants. Depuis l'indépendance (1947), ce pays ne cesse de lutter pour sauvegarder son indépendance économique et culturelle. Si certains économistes "libéraux" reprochent ce protectionnisme (qui est en train de craquer sous les poussées de la dérégulation), c'est tout de même celui-ci qui a permis à l'Inde de se construire une industrie nationale. L'Inde est ainsi devenue l'un des plus importants producteurs de logiciels informatiques au monde.
L'Inde a "statistiquement" réussi à atteindre l'autosuffisance alimentaire. La production alimentaire de base croît plus vite que la population. Même si chaque Indien ne mange pas tous les jours à sa faim, l'Inde ne connaît plus de grande famine comme l'Afrique. Le problème le plus important est sans doute celui des revenus, qui sont parmi les plus bas du monde, et donc de l'emploi. C'est ainsi qu'il faut comprendre que l'on tarde tant à mécaniser dans certains secteurs pour sauver le travail.
En matière démographique, l'Inde est parvenue à un taux de mortalité qui n'est pas très éloigné de celui des pays industrialisés, même si dans le domaine de l'hygiène et de la médecine il reste énormément de travail à faire. Quant à la natalité, elle ne cesse de baisser. Ce résultat n'est pas le fait des politiques antinatalistes ni celui des stérilisations encouragées et parfois forcées. La maîtrise des naissances, comme on peut l'observer partout ailleurs, est davantage liée au niveau de développement.
Aujourd'hui, ce pays énorme cherche une voie originale entre ses traditions millénaires et sa volonté d'être un grand pays moderne. C'est avec fierté qu'il revendique d'être "la plus grande démocratie du monde". C'est en effet l'un des rares pays du Sud à avoir organisé des élections libres au suffrage universel à intervalles réguliers depuis 1947. Ces élections sont de plus en plus disputées avec un nombre grandissant de partis politiques. Le taux de participation n'a cessé de s'amplifier malgré un important taux d'analphabétisme. Mais la démocratie indienne est toutefois menacée par l'importance de la corruption et la montée en puissance des nationalistes hindous.

Christian Van Rompaey

Pour en savoir plus
- Christophe Jaffrelot, La démocratie en Inde. Religion, caste et politique, Éd. Fayard 1998.
- L'Inde, numéro spécial de la revue Pouvoirs (n°90). Rééd. du Seuil 1999.
- L'Inde, introduction à la connaissance du monde indien, Jacques Dupuis. Éd. Kailash, coll. Civilisations et sociétés, 1997.
- L'Inde, séduction et tumulte, revue Autrement (mai 1985).

Union indienne
Carte d'identité


Capitale : New Delhi

Population : environ un milliard d’habitants

Langues : outre l'anglais, langue véhiculaire, quinze langues officielles (assamais, bengali, gujarati, hindi, kannada, cachemiri, malayalam, marathi, oriya, pendjabi, sanscrit, sindhi, tamoul, telugu et ourdou).

Religions : hindous, musulmans, chrétiens, sikhs, bouddhistes.

Monnaie : roupie

Indépendance : ancienne colonie britannique, l'Inde acquit son indépendance le 15 août 1947 au prix d'une sécession d'une partie du pays qui forma l'État islamique du Pakistan.

Nature de l'État : république fédérale (25 États, 7 territoires de l'Union)

Nature du régime : démocratie parlementaire

Revendication territoriale : l'Aza-Cachemire administré par le Pakistan

Densité : 330,4 hab./km2

Mortalité infantile (1995-2000): 72 ‰

Espérance de vie : 62,6 ans

Population urbaine : 27,8%

Développement humain (IDH) : 0,545

Analphabétisme hommes: 33,3%

Analphabétisme femmes : 60,6%

Adresses Internet : 0,13 ‰ hab. en janv. 99

PIB par habitant : 1.670$ en 1997

Taux d'inflation : 13%

Dépense publique Éducation : 3,4% du PIB en 1995

Dépense publique Défense : 3,3% du PIB en 1997

Source : L'état du monde 2000, annuaire économique géopolitique mondial, Éd. La Découverte & Syros, Paris, 1999.

 

Le Gavroche

Les inégalités jusqu'au bout des dents

Franck Vandenbroucke veut interdire aux dentistes de facturer «des honoraires supérieurs… Lire la suite
Mai 2019

Tous les numéros

DEMO NOV 23