À l’heure où les négociations pour la formation d’un gouvernement se jouent encore, les réformes socioéconomiques structurelles sont au centre du débat, mêlant de brûlants dossiers sur le système d’assurance-chômage, de la dégressivité des allocations à la limitation dans le temps du versement des allocations d’attente. En catimini, une autre attente est discrètement portée par certains partis, une définition plus stricte de la notion d’emploi convenable, centrale dans les débats sur le marché de l’emploi.

 
Dans un moment où crises économique et sociale s’entremêlent, l’emploi convenable, qui fêtait ses 20 ans d’existence juridique en Belgique le 26 novembre dernier, se retrouve encore au coeur des débats et orientations qui régiront notre marché de l’emploi.

Du cadre général… au système de sécurité sociale

Avant de se pencher politiquement sur cette notion, il sera tout d’abord opportun de brièvement rappeler quelques idées auxquelles l’emploi convenable renvoie. À y regarder de plus près, la notion d’emploi convenable s’inscrit parallèlement à d’autres concepts tels que l’emploi décent 1, définis par l’Organisation internationale du Travail et d’autres textes internationaux liés aux fondements des normes en matière de sécurité sociale 2. Si nous revenons à ce qui nous préoccupe principalement, le caractère convenable de l’emploi pour l’OIT 3 devrait être apprécié suivant :
- des critères liés à l’intéressé : âge, ancienneté dans la profession antérieure, expérience acquise, durée de chômage, capacités et qualifications de la personne ; - des critères plus généralement liés à la situation et aux facteurs externes : état du marché du travail, impact de cet emploi sur la situation de l’intéressé, lieu de prestation, conditions de travail et rémunération favorable et décente.
À partir de cadres de réflexion posant les principes globaux d’application, les États ont traduit de leur propre manière cette notion d’emploi convenable dans leurs législations, suivant leur choix de gestion et d’orientation de leur politique du marché de l’emploi et de leur système de sécurité sociale, le refus ou l’abandon d’un emploi convenable étant généralement une condition d’octroi d’allocations dans le cadre légal du système d’assurance-chômage.

Emploi convenable, quels critères d’application ?

Comme rappelé, la notion d’emploi convenable reste une pierre angulaire en matière de législations de la sécurité sociale et d’assurance-chômage, et ce, avec une latitude dans sa définition et de son application au sein des différents États. Cette notion repose généralement sur des critères quantitatifs, qualitatifs et évolutifs dans le temps .
Les trois critères et les spécificités comparés ici rappellent notamment l’importance d’un salaire obtenu égal ou supérieur à l’allocation-chômage, de la durée d’absence et temps de déplacement équilibré par rapport aux heures de prestation (principe de mobilité équilibrée) et d’adéquation aux compétences et parcours professionnels des intéressés. Certains pays comme l’Allemagne ont intégré l’impact des situations familiales dans leur définition. Dans d’autres pays, l’interprétation est plus flexible. En Grande-Bretagne ou en Irlande, par exemple, le demandeur d’emploi identifie lui-même les paramètres d’un emploi convenable pendant six mois en début de période de chômage. Généralement, l’appréciation du caractère convenable de l’emploi varie suivant la durée de chômage du demandeur d’emploi, ce qui suppose une certaine restriction progressive dans l’appréciation de l’emploi proposé: plus la durée de chômage croît, plus l’appréciation du caractère convenable est restrictif.
Dans le cas de la Belgique, on retrouve ces quelques critères dans l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 qui a donné existence juridique à l’emploi convenable dans le cadre de l’application de la législation sur le chômage (articles 22 à 32). Cette notion, par sa définition, détermine les conditions et critères dans lesquels et par lesquels un chômeur ou un travailleur peut se voir refuser une indemnisation chômage.

Critères en phase dans le contexte d’aujourd’hui

Ces critères ont été inscrits il y a plus de vingt ans dans un contexte socio-économique qui a depuis évolué tant économiquement que socialement. Des lectures différentes de ces critères à la lumière des situations actuelles sur le marché de l’emploi peuvent être révélatrices d’un certain dépoussiérage.
À titre d’exemple, la législation définit la période de mise en adéquation de l’offre d’emploi convenable aux compétences du demandeur d’emploi durant les 6 premiers mois de chômage. Mais cette durée a été déterminée dans un contexte où les périodes de chômage étaient plus courtes qu’aujourd’hui et où la population active avait un profil et un métier socioéconomiquement mieux identifiés 4. Cette courte période de protection est donc en décalage avec les mécanismes actuels en termes de gestion des compétences et de recrutement qui ont vu le jour, comme les longues procédures de candidatures ou encore la structuration du marché de l’emploi suivant les niveaux de qualifications aux contours actuels moins nets, permettant un positionnement moins strict et précis des individus sur un métier.
Dans le cadre de l’activation des demandeurs d’emploi, l’évaluation des compétences des individus se fait également dans un délai court. On part du principe qu’une situation de chômage à long terme aura des impacts en termes d’affaiblissement continu des capacités des personnes. Dans un cadre où cette notion de dégressivité des compétences liée au temps est prégnante, la durée de 6 mois devait permettre, estime-t-on, d’engager une certaine lutte contre la déqualification 5. Or, cette course à l’insertion rapide dans l’emploi pour lutter contre l’affaiblissement des compétences ne tient que vaguement la route, dans un contexte où les parcours d’insertion professionnelle dépassent largement ces six mois, si l’on prend en compte les orientations et réorientations de parcours, les reconversions de métiers, le temps d’attente dans les formations, le temps de la formation même ou encore l’identification précise d’un projet professionnel.
Cette incohérence s’observe dans un paysage où la formation continue tout au long de la vie, édictée dans les lignes de la Stratégie de Lisbonne et prolongée dans le cadre « Éducation et formation 2020 » d’UE 2020 favorisant la mobilité professionnelle et la formation continue, se construit sur un rythme plus lent. La temporalité des actions d’insertion à l’emploi (recherche d’emploi, parcours d’insertion) doit s’inscrire différemment en vue d’une possible concrétisation des objectifs induits par l’Europe.
Enfin, opérationnellement, si nous nous orientons vers une suppression d’un lien évident entre les compétences professionnelles actuelles d’un individu et de son parcours professionnel pour conceptualiser l’emploi convenable, le paradoxe réside dans l’utilisation d’outils et de dispositifs des services de placement, généralement construits comme des instruments fondés sur les compétences et parcours professionnels effectifs de ceux-ci (que l’on pense aux autopositionnements ou encore bilans de compétences métiers).
Autre exemple, dans une société où la présence des femmes sur le marché de l’emploi s’est accrue, où la structuration de la cellule familiale se caractérise également par des familles monoparentales, les considérations d’ordre familial et vie privée 6 n’ont pourtant pas fait l’objet d’une seule adaptation dans cette notion d’emploi convenable 7. À l’heure où la conciliation emploi-famille est un indicateur reconnu dans les sciences du travail, de la gestion des ressources humaines et des principes de bien-être au travail (interruptions de carrière, crédit-temps, congés thématiques), ce critère n’a pourtant pas fait l’objet de discussions en vue d’un ajustement aux modes de vie actuels 8.

Vers quelles utilisations et quels principes ?

Outre la critériologie sélectionnée et les décalages entre l’interprétation des textes et les situations actuelles concernant la législation chômage, cette notion d’emploi convenable tient largement sa place dans un débat global sur le marché de l’emploi, comme rappelé précédemment par l’OIT. Ce concept relevant du marché de l’emploi dans d’autres aspects, les effets collatéraux d’une telle définition ne sont pas uniquement dans le giron de l’attribution effective des allocations d’assurance-chômage.

Une offre d’emploi convenable aux impacts sur l’accompagnement et le parcours d’insertion convenable
Ainsi, l’emploi convenable se résume généralement à la contractualisation d’un travail ce qui suppose une certaine temporalité limitée (dans le contrat de travail). Or cela concerne aussi bien les travailleurs (dans un contrat) que les travailleurs sans emploi, l’offre d’emploi étant soumise au caractère convenable. Par analogie, la question d’un accompagnement convenable prend dès lors tout son sens dans le cas où l’emploi convenable recouvre aussi le processus de réponse à l’offre d’emploi convenable au travers d’outils et moyens développés par des opérateurs d’insertion et d’accompagnement.

L’emploi convenable, une notion pour tous les emplois ?
Le marché de l’emploi s’est peu à peu transformé. De nombreux phénomènes comme la globalisation, la flexibilité, les avancées technologiques, les compétences techniques et non techniques à développer, la notion de mobilité et de distance ou encore la rapidité sont autant de défis auxquels il a fallu répondre. L’ajustement de la notion d’emploi convenable devra suivre ces changements. Les récentes études européennes sur le marché de l’emploi mettent en avant la polarisation du marché entre le développement des métiers et fonctions extrêmement qualifiés et des métiers identifiés comme peu qualifiés 9. Cette polarisation du marché de l’emploi provoquera-t-elle également une polarisation de la notion d’emploi convenable? Ou établirons-nous des critères communs, identifiables et partagés pour tous les emplois du marché ? Certains emplois seront considérés comme convenables et d’autres non ? Ne doit-on pas plutôt admettre que, par définition, tous les emplois doivent être convenables si l’on se réfère aux principes de l’OIT considérant l’emploi convenable comme un rempart à la précarité et comme expression de dignité d’un individu, travailleur ou travailleur sans emploi ? Cette définition doit se construire au travers d’orientations inscrites dans les fondements premiers de l’existence de cette notion, par la protection contre la précarité. Si l’emploi convenable venait à alimenter le phénomène de précarité, contre lequel il est censé protéger, n’atteindrait-on pas les sommets de l’absurdité ?

Un instrument de politique sociale ou de politique économique ?
Somme toute, les adaptations de cette notion quelles qu’elles soient exigent de savoir si la notion d’emploi convenable relève d’une instrumentalisation strictement économique ou si elle subsiste encore comme un outil social. En excluant certains critères tels que la qualification professionnelle ou les considérations d’ordre familial, doit-on encore considérer l’assurance-chômage comme intégrant le système d’assurance sociale et de politique sociale ou est-elle un simple outil de politique économique 10 ? Concilier les finalités sociales et économiques d’une telle notion reviendra à proposer des politiques croisées et intégrées, dont la finalité sous-jacente relève d’un modèle de société et de développement mêlant intelligemment le social et l’économique. De ce schéma, la notion d’emploi convenable et de ce qu’elle comporte recèle peut-être en elle les fondations d’un indicateur socioéconomique de bien-être et de prospérité…

Une responsabilité collective et sociétale

L’emploi convenable tel qu’identifié dans notre législation sur l’assurance-chômage datant de 1991 s’intégrait dans un contexte spécifique, caractérisé par divers facteurs relevant d’un consensus d’époque. Des modifications de sa définition sont largement soutenues avec comme objectif d’améliorer cette notion au regard des changements sociétaux. De la sorte, l’emploi convenable, sa définition et ses utilisations demeurent une affaire de collectivité. Bien que primairement cette notion reste fondamentalement liée aux obligations d’un demandeur d’emploi et d’un travailleur dans son rapport à la législation du chômage, les divers objets qui la composent sont des éléments impliquant, dans ses actions et dans ses principes, la société dans sa globalité : politiques, entreprises, services publics de l’emploi, ou opérateurs d’insertion. Les responsabilités partagées qui en découlent laissent à penser qu’une nouvelle définition ne pourra être du ressort d’une seule volonté, mais bien basée sur un consensus intégrant social et économie, dans la continuité et le rappel des fondamentaux de notre système de sécurité sociale.
Une adéquation de cette notion par rapport à la situation actuelle du marché de l’emploi et des orientations qui le traversent ne devra se faire qu’au travers d’un modèle social et économique partagé où les fondements de notre système social devront être renforcés, dans le respect des principes des conventions de droit de l’homme, du pacte de l’ONU ou encore de la constitution belge qui consacre le droit à l’emploi, le libre choix de son emploi où tout être humain a droit à un emploi dans des conditions de liberté, d’égalité et de sécurité, conformément à la dignité humaine afin de lutter contre ce qu’on appelle encore le phénomène de précarité de l’emploi et des travailleurs pauvres. L’emploi convenable vient d’avoir vingt ans. Dès demain, il faudra encore souffler ses bougies sans se brûler… ni en le laissant dangereusement se consumer.

(*) Service d’études de la CSC


 
1. L’emploi décent est défini par l’Organisation internationale du Travail comme se prévalant des aspirations de tout travailleur en donnant la possibilité d’exercer un travail productif, convenablement rémunéré, assorti de conditions de sécurité sur le lieu de travail et d’une protection sociale pour sa famille. D’autres possibilités sont également mises en exergue telles l’épanouissement de l’individu, l’insertion dans la société, la liberté d’expression et de participation aux prises de décisions. Cette notion met en évidence les principes de dignité et d’humanisme de la notion d’emploi.
2. PALSTERMAN, Paul, «Notion d’emploi convenable», document de travail CSC, mars 2011.
3. Convention n°168 de l’OIT sur l’emploi et le chômage (1988).pays africains, une quasi-partition du pays avant les négociations de paix et surtout une exploitation à grande échelle des ressources, surtout minières, qui se poursuit encore en partie aujourd’hui.
4. Rapports « Perspectives de l’emploi de l’OCDE », chiffres clés et annexes statistiques, OCDE, 2000-2006-2010.
5. FREYSINNET, Jacques, «Plein emploi, droit au travail, emploi convenable», La revue de l’Ires n°34, 2000.ent Abdou Diouf au Sénégal le 7 mars 2000.
6. L’article 32, alinéa premier, stipule que les considérations d’ordre familial (garde d’enfants par exemple) n’influencent pas le caractère convenable d’un emploi sauf si ces considérations constituent un empêchement grave et exceptionnel.
7. Historiquement, cette orientation de position se justifiait par le principe selon lequel une allocation de chômage qui ne peut être assimilée à une allocation pour « femme au foyer ».
8. TREMBLAY, Diane-Gabrielle, «De la conciliation emploi-famille à une politique des temps sociaux», Association d’économie politique. Colloque, PUQ, 2005.
9. «Des compétences nouvelles pour des emplois nouveaux: anticiper et faire coïncider les compétences requises et les besoins du marché du travail», Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, adopté le 16 décembre 2008, p. 20.
10. Divers débats européens sur l’emploi convenable ont mis en évidence cette question dans différents textes notamment dans la résolution CM/ResCSS(2011)16 sur l’application du Code européen de sécurité sociale et de son Protocole par la Suède (période du 1er juillet 2009 au 30 juin 2010), adoptée par le Comité des ministres le 6 juillet 2011, lors de la 1118e réunion des Délégués des ministres) [https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=1813183&;Site=CM].