Depuis une vingtaine d’années, le terme de «souffrance» accompagne le discours sur le travail et les évolutions du management. Il est associé aux exigences de compétitivité, de performance, de responsabilisation ainsi qu’aux bouleversements des modes de management tant dans le secteur privé que dans le secteur public, se substituant aux notions plus anciennes d’aliénation, de stress ou encore d’ennui. Il fait aussi référence, aujourd’hui davantage qu’hier, aux formes de pénibilité psychiques, donnant l’impression que les souffrances physiques appartiennent à une autre époque ou sont le propre d’autres contextes nationaux.
Parler de souffrance au travail consiste donc à s’inscrire dans un discours construit, entretenu et déployé par une abondante littérature scientifique ou généraliste ainsi que par une vaste production de films de fiction ou de documentaires. Pour nous donner les moyens de comprendre et d’agir, il nous faut dépasser certaines évidences et réponses toutes faites et procéder pas à pas. En premier lieu, nous devons nous accorder sur ce que les termes de «souffrance au travail» peuvent revêtir et nous interroger sur ses causes.
Souffrance physique et souffrance psychique
D’emblée, il nous faut nous départir de l’idée selon laquelle la souffrance physique aurait, dans notre société, laissé la place à une souffrance essentiellement éprouvée au niveau psychique et moral. L’abondante littérature, parfois fort opportuniste, sur les phénomènes de harcèlement et de violence au travail, d’épuisement moral ou de dépression ne doit pas occulter le fait que le corps, en tant que mécanique, est encore largement éprouvé par les actes quotidiens du travail.
Comme le montrent plusieurs enquêtes et études belges et européennes, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont loin d’avoir disparu avec l’avènement de l’économie des services et le recul de l’emploi industriel. Parfois banalisés, associés au vieillissement ou à des comportements imprudents, ces troubles constituent bel et bien la première plainte des travailleurs quand ils parlent de leurs conditions de travail. Ils se traduisent essentiellement par des maux de dos, mais également par des affections des membres supérieurs.
Une première forme d’injustice consisterait à ne pas reconnaître cette réalité à sa juste valeur et de ne pas lui prêter l’attention qu’elle mérite, notamment dans le cadre des négociations collectives ou dans les propositions politiques. Alors, pourquoi cet intérêt généralisé pour les formes de souffrance dites morales ou psychiques ? Pourquoi y consacrer aussi l’essentiel de cet article?
Avant de répondre, précisons que ce n’est pas dû à leur nouveauté. En effet, si notre époque et nos médias leur accordent une attention particulière, cela ne signifie nullement qu’elles n’ont pas existé dès la société industrielle voire antérieurement. Il est également impossible de déterminer si elles ont effectivement gagné en importance, ailleurs que dans le discours : comment comparer diachroniquement des quantums de souffrance?
Ce que nous savons, en revanche, c’est que les troubles psychiques liés à l’activité professionnelle sont aujourd’hui un phénomène important et incontournable.
L’intérêt de s’y arrêter vient, en second lieu, de la difficulté de les nommer et d’en mesurer la portée, tant pour les scientifiques que pour les intervenants sociaux, les acteurs de la prévention, le personnel soignant, etc.
Contrairement aux troubles physiques, les troubles psychiques sont difficiles à objectiver. Parler de stress, de dépression ou de burn-out renvoie à une sensation et à un sentiment proprement humain. La distinction entre troubles physiques et troubles psychiques ne va pas non plus de soi. On sait, par exemple, que les TMS comportent une forte dimension psychique en ce qu’ils affectent le moral, mais également parce qu’ils peuvent être provoqués ou aggravés par un état de stress. Or, le symptôme est plus facile à diagnostiquer que sa cause mentale et également plus reconnue, par exemple par les collègues ou par les employeurs.
Cette difficulté à objectiver ces troubles (ainsi que leurs causes) a en effet pour conséquence que les victimes renoncent généralement à en faire part à autrui et encore moins à la dénoncer officiellement. Si la souffrance psychique ne se dit pas – ou très peu – dans les espaces de travail, c’est aussi parce que cela comporte des risques: celui d’y penser alors qu’on voudrait la taire pour «tenir le coup malgré tout»; celui d’être réduit à cet état dans le regard de ses pairs ; celui de mettre en péril son emploi ou sa carrière si on passe pour quelqu’un de faible ou d’incapable d’assumer sa tâche; etc. Aujourd’hui encore, la reconnaissance des maladies mentales comme troubles professionnels est un combat qui est loin d’être achevé. Les difficultés à intenter une action pour cause de harcèlement moral, par exemple, en témoignent. Bien que reconnu par la loi, dénoncer un harcèlement impose la manifestation de preuves qui sont nécessairement difficiles à produire, en particulier lorsque les harceleurs font coalition. Elle repose également sur la détermination d’une victime qui, la plupart du temps, souhaite avant tout se sortir de la situation et passer à autre chose, parce qu’elle a honte et que l’image qu’elle a d’elle-même est abimée ou parce qu’elle a peur. Beaucoup de professionnels et de délégués syndicaux s’y sont brisé les dents. Peu de procès aboutissent à une réparation et de nombreuses démarches ont dû être avortées avant même de porter l’affaire en justice, la plupart du temps parce que la victime elle-même renonce à aller jusqu’au bout.
D’où l’intérêt, nous semble-t-il, d’en comprendre le fondement et les causes de manière à exercer notre regard à en relever les traces voire les prémisses ainsi que pour en assurer une prévention aussi efficace que possible.
Le travail entre souffrance et plaisir
Que l’on parle de harcèlement, d’épuisement, de dépression voire de suicide professionnel, on s’attache à souligner combien l’expérience du travail peut être douloureuse pour un nombre important d’individus et une source d’injustice qui nécessite que l’on s’y attarde, tant dans le champ de l’action sociale que dans celui du management.
Les écrits en la matière nous rappellent volontiers – et nous nous soumettons à cette «tradition» – que le travail est intimement lié à la souffrance, ne serait-ce que par son étymologie ou par la place qu’il occupe dans les grands récits fondateurs de notre imaginaire occidental chrétien. Il renvoie au terme de «tripalium» qui désignait à la fois l’instrument de torture et le fait de faire souffrir ou d’infliger une peine. Il est également, dans le récit de la Genèse, la punition infligée à Adam tandis qu’Ève sera condamnée aux enfantements douloureux.
Plus proche de nous, le psychiatre et psychanalyste français Christophe Dejours2 considère également que le rapport au travail est toujours, d’abord un rapport de souffrance. Il souligne par là le fait que le réel du travail résiste à nos connaissances, à notre savoir-faire et met en question notre maîtrise du métier et parfois de nous-mêmes. Le quotidien professionnel nous confronte ainsi aux limites de notre désir de toute puissance en nous imposant une multitude d’«épreuves» à travers lesquelles nous forgeons notre expérience et qui, en même temps, nous éprouvent physiquement et psychiquement: une panne, un contrat qui ne se conclut pas, un conflit avec un collègue ou encore un client difficile.
Toutefois, en dépit de ces fondements étymologiques, culturels et scientifiques, il faut bien constater que, pour la plupart des gens, le travail ne se résume pas à cette idée de peine et de douleur. Si nous cédons pour la plupart notre temps, notre énergie et notre savoir-faire à un employeur (ou à une activité indépendante) en échange d’un salaire et donc d’un moyen de subsistance, rares sont ceux pour qui l’expérience du travail s’arrête là.
Lorsqu’ils sont interrogés sur leur engagement envers leur employeur, sur leur motivation à travailler ou sur les raisons de tels ou tels choix professionnels3, la plupart des travailleurs expriment le fait qu’ils y recherchent autre chose que de l’argent ou des avantages matériels. Ils désirent quelque chose qui leur permette de donner sens à leur engagement voire d’en retirer un plaisir.
Pour certains, travailler signifie participer à une vie sociale. Un bon travail est une activité menée avec de bons collègues que l’on est heureux de retrouver et de voir évoluer au quotidien. Pour d’autres, ce sont les opportunités d’épanouissement et de développement personnel qui justifient les heures passées et les efforts investis dans un projet qui, souvent, les dépasse. Dans certains cas, le travail absorbe même toute l’existence et subordonne le domaine privé à la réussite professionnelle ; je suis ce que je fais dans mon engagement professionnel.
Cette dernière forme d’engagement caractérisée par sa dimension subjective forte est parfois valorisée dans certains discours managériaux ou, au contraire, dénoncée comme aveuglement voire comme trouble lorsqu’on parle, par exemple, de «workaholisme» ou d’addiction au travail. Mais le fait que nos contemporains soient attachés d’une manière ou d’une autre au travail est incontestable. À des degrés divers, en effet, et même si nous admettons qu’il est une contrainte parfois pesante, le travail fait partie de notre identité, nous nous définissons – pour certains essentiellement – à partir de lui. C’est en tout cas une des caractéristiques majeures de notre société salariale.
Comment s’effectue la balance? Comment le travail est-il, pour certains, un plaisir, un lieu d’épanouissement voire de réalisation de soi tandis qu’il est, pour d’autres, une source de souffrance et de peine? Répondre à ces questions n’est pas si évident qu’il n’y paraît. Plus exactement, les évidences sont trompeuses. Considérer que les plus «nantis» – encore faudrait-il s’entendre sur ce terme – sont davantage à l’abri de la souffrance par rapport aux plus précarisés est certainement tout aussi faux que de considérer que la souffrance est (seulement) le signe d’un «manque» (de motivation, de capacité, de volonté, de détermination, selon le cas) ou d’une fragilité propre à un individu.
La réponse est plus complexe, en ce qu’elle engage des explications situées à différents niveaux. Pour simplifier, considérons que la souffrance se comprend à l’articulation du psychique, de l’organisationnel et du social. Cela signifie, toujours pour faire simple, qu’il nous faut comprendre, d’une part, ce qui se joue dans le vécu subjectif des conditions de travail (articulation psychique-organisationnel) et, d’autre part, de quelle manière les éléments du contexte socioéconomique influent sur les conditions de travail (articulation organisationnel-social).
Les conditions de travail
La récente multiplication de suicides (début 2010) au sein des locaux de «France Telecom» a profondément ébranlé l’opinion et a mis la question de la souffrance à la une des médias. La manière dont l’entreprise s’est emparée du problème est symptomatique des difficultés d’intervenir et de dénoncer les situations de souffrance au travail, même lorsqu’elles prennent un tour dramatique. L’entreprise s’est certes emparée du problème – aurait-elle pu encore l’ignorer? – et a, en cela, répondu à la demande diffuse de l’opinion. Mais, en optant pour la voie d’un suivi psychologique des travailleurs, les dirigeants ont choisi d’aborder un problème pourtant clairement collectif comme une juxtaposition de situations individuelles, en cloisonnant le phénomène. Ils se sont donc attaqués aux symptômes en ne se donnant pas tous les moyens d’interroger directement les causes plus générales qui expliqueraient la survenance rapprochée de ces actes extrêmes et désespérés, par ailleurs perpétrés sur le lieu même de travail (ce qui n’est jamais anodin).
Comprendre, dénoncer et agir sur les formes de souffrance psychique impose pourtant de s’affranchir de la conviction selon laquelle les individus eux-mêmes sont la clé d’explication des souffrances dont ils sont victimes. En effet, si la souffrance – comme destin négatif de la relation au travail – se construit dans la relation entre l’individu et son cadre de travail, la personne qui «craque» ou qui «s’effondre» sous le poids des sollicitations n’est pas une personne faible, au même titre que celle qui se blesse sur un outil n’est pas responsable de la dangerosité de ce dernier.
Comme le démontre Christophe Dejours, c’est tout d’abord le manque de reconnaissance du zèle (ce que l’on donne de soi dans le travail) qui oriente de façon déterminante le vécu du travail. Cette reconnaissance permet de justifier les efforts et donne sens aux épreuves du travail, elle est une juste rétribution par rapport aux efforts, à l’énergie voire à la passion que l’on consacre à l’exercice d’un métier. À l’inverse, nous souffrons lorsque cette contribution n’est pas reconnue, lorsqu’elle passe inaperçue. Certains responsables considèrent que bien faire son travail va de soi et que cela ne mérite aucune autre forme de considération particulière. Or, c’est précisément dans ce genre de situation que la santé mentale du travailleur est dangereusement menacée.
Le travailleur contraint à mal travailler – parce qu’il ne dispose pas des outils adéquats ou, de plus en plus régulièrement, du temps nécessaire pour accomplir sa tâche – ou celui qui va craindre en permanence de ne pas être à la hauteur de la tâche demandée – parce qu’il n’est pas assez formé ou parce qu’il a été surqualifié pour le poste – vont sans doute d’abord essayer de «tenir» et ériger des défenses contre ce risque psychique. Mais, s’ils ne bénéficient d’aucune reconnaissance de la part de leurs collègues et de leurs supérieurs ou si une épreuve insurmontable surgit soudainement, ils vont courir le risque de s’user ou de s’effondrer. Tout à coup, celui qui semblait se faire aux conditions de travail qui étaient les siennes «craque».
Ce passage par la problématique de la reconnaissance nous permet, plus généralement, de souligner l’importance déterminante des conditions de travail, enjeu classique de la critique sociale et objet d’attention privilégié des ergonomes et les acteurs de la prévention dans le domaine des risques professionnels. C’est à ce niveau, et non à celui de l’individu, que s’observe la reconnaissance et que se développent les «risques psychosociaux», terme générique par lequel on désigne les atteintes possibles à la santé mentale des travailleurs. C’est là que doit, d’abord, se porter un regard critique.
La souffrance des exclus
Comment en sommes-nous arrivés là? Dans quelle société «malade» vivons-nous? Plusieurs caractéristiques de notre société permettent d’expliquer la pression actuelle qui pèse sur les travailleurs et, en particulier, les raisons pour lesquelles l’individu semble plus exposé qu’autrefois : érosion des collectifs de travail au profit de formes individualisées de management, désintégration de la société industrielle et du cadre identitaire que constituaient les classes sociales au profit d’une «lutte des places»4 généralisées, précarisation croissante des statuts, compétition internationale, etc. Ces causes sont connues, de même que leurs impacts sur le vécu des conditions de travail. D’un côté, la souffrance des exclus – et la peur d’en devenir un – favorise l’acceptation des conditions de travail pénibles. Ceux qui ont un emploi ont conscience du «privilège» qui est le leur et s’attachent surtout à ne pas le perdre. La peur de tomber dans la spirale de l’exclusion est une motivation perverse à tenir, coûte que coûte. De l’autre côté, pour la plupart des jeunes aujourd’hui, avant de se poser la question du rapport au travail, il faut tout d’abord accéder à son premier emploi, le conserver et y faire sa place ou, dans notre société flexible, se préparer à «rebondir» de job en job en garantissant son «employabilité». La relation à l’emploi et la construction d’un parcours professionnel épanouissant sont jalonnées de défis et sont, pour la plupart des travailleurs, même les plus qualifiés, une source de préoccupation qui colore nécessairement toute expérience à venir.
C’est ainsi, en déduit Vincent de Gaulejac, que «la société est malade de la gestion» et que nous assistons au recul de la critique sociale, laissée sans voix face aux justifications apportées aux nouvelles formes de management qui prétendent répondre aux exigences nouvelles de compétitivité d’une société mondialisée5.
1. Voir notamment le rapport publié par l’OMS en 2004: «Organisation du travail et Stress. Approche systématique du problème à l’intention des employeurs, des cadres dirigeants et des représentants syndicaux», troisième volume de la collection «Protection de la santé des travailleurs».
2. Les ouvrages et travaux de Christophe Dejours ont très largement contribué à sensibiliser les chercheurs et les praticiens à ces questions. Voir, en particulier : Dejours, C. (1993), Travail, usure mentale, Paris, Bayard; Dejours, C. (1998), Souffrance en France. Banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil.
3. Ce que nous avons fait dans le cadre de la recherche européenne SPReW (Social pattern of relation to work) dont les principaux apports sont présentés dans: Vendramin, P. (ed.), Generations at Work and Social Cohesion in Europe, Bruxelles, Peter Lang.
4. Gaulejac, V. de (1994), La lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer.`
5. Boltanski, L. et Chiapello, E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.