A l’automne, les partenaires sociaux s’attèleront à la négociation d’un accord interprofessionnel. C’est une tradition qui marque les années paires. Il est très difficile de prévoir si accord il y aura. Le sens de ces négociations mérite d’être posé. A quoi pourrait servir un éventuel accord interprofessionnel ? A maintenir dans les grandes lignes un «modèle social à la belge» ? Mais encore…

 

«Deux facteurs pèseront lourdement sur le climat des négociations d’un accord interprofessionnel 2011-2012. Le premier est celui de la crise et de ses conséquences sur le terrain socio-économique. Le second, c’est la stratégie offensive ou agressive, selon le point de vue que l’on adopte, déployée dès le mois de juin par les représentants patronaux.
Lors de chaque négociation interprofessionnelle, les parties prenantes affirment traditionnellement, avant l’ouverture des pourparlers, que la conclusion d’un accord sera très difficile. L’exercice de cette année 2010 a toutes les raisons de ne pas échapper à cette règle. Le contexte socio-économique reste en effet profondément hasardeux et marqué par la plus profonde récession enregistrée depuis les années trente au siècle précédent. Plus qu’une crise conjoncturelle, c’est la crise d’un modèle qui s’est exprimée à travers la brusque et forte contraction de l’activité économique dans les pays industrialisés. Ce modèle, c’est celui d’un système marqué par une distribution des revenus de plus en plus inégalitaire. Cette évolution se marque principalement par la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, avec en corollaire, la hausse des profits des entreprises. A l’intérieur du salariat, les écarts s’accentuent également. La hausse insensée des revenus des dirigeants des grandes entreprises est régulièrement pointé du doigt, mais ce n’est là que la pointe de l’iceberg. Plus généralement, des divergences se marquent entre la progression des salaires des personnes situées dans les fonctions les mieux payées et ceux qui se contentent des emplois les plus faiblement rémunérés.
La crise d’un modèle, c’est aussi celui d’un système où la boussole des politiques mises en œuvre, l’alpha et l’oméga, est la recherche de la croissance. Et non pas la quête d’un bien-être également réparti. Pour atteindre cette croissance tant recherchée, il faut que les gens consomment. Et si leurs revenus sont trop bas, car inégalement distribués, alors, il faut stimuler le crédit qui permettra à la demande d’être au rendez-vous.
Jusqu’à ce que le train fou de la croissance déraille. Que les banques soient engluées dans de mauvaises créances, rendues opaques par des techniques financières dérégulées. Que les établissements financiers vacillent sur leurs bases. Qu’ils doivent être renfloués. Et qu’à leur tour, les Etats qui ont été contraints de jouer les sauveteurs se retrouvent dans une situation financière délicate.
Aujourd’hui, les caisses des Etats sont vides. L’heure est à l’austérité. En Belgique, c’est vingt-cinq milliards qui doivent être trouvés d’ici 2015. C’est là qu’a mené le modèle de l’économie casino.
Les conséquences sont lourdes sur le terrain socio-économique. La production a baissé en Belgique à partir de la fin de l’année 2008. Contrairement à ce qu’on a pu craindre, la hausse du chômage est restée relativement modérée. Le taux d’emploi, défini comme la proportion des personnes âgées de 15 à 64 ans qui disposent d’un poste de travail, est passé de 64,2 % en 2008 à 63,3 % en 2009. Pour 2010, le chiffre devrait s’établir aux alentours de 62 %. Le chômage devrait encore continuer à croître en 2011.
Comme c’est le cas également en Allemagne, les entreprises ont utilisé massivement dans notre pays les dispositifs de réduction du temps de travail, tels que le chômage temporaire pour raison économique, sans devoir licencier. Si ces outils n’avaient pas été là, la hausse du chômage aurait été encore beaucoup plus importante. Ce qu’on constate, c’est une très forte contraction avec la récession de 2008 du nombre d’heures prestées. Sur la période 2009-2010, elles ont baissé d’environ 4 % (alors qu’elles avaient augmenté de plus de 10 % sur l’intervalle compris entre 1997 et 2008).
Si l’impact de la crise sur l’emploi en Belgique a pu être amorti, certains publics sont néanmoins plus touchés que d’autres. C’est le cas des jeunes d’une part, mais aussi des personnes moins qualifiées d’autre part. Les jeunes sont les principales victimes de la crise. Ils sont en quelque sorte la première variable d’ajustement en cas de mauvaise conjoncture. Ils souffrent à la fois de la moindre création d’emplois. Et par ailleurs, comme ils sont proportionnellement plus souvent occupés dans des contrats intérimaires ou à durée déterminée, ils subissent davantage l’effet de la contraction de l’activité. Exprimée en personnes, la diminution de l’emploi a été de -0,5 % entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009 en Belgique. Pour les jeunes (entre 15 et 24 ans), la baisse a été de -9,8 % durant cette période.
Le deuxième groupe qui a le plus durement ressenti les effets de la crise, est celui des personnes considérées comme peu qualifiées (c’est-à-dire celles qui n’ont pas de diplôme de l’enseignement secondaire). La diminution de l’emploi pour ce groupe de personnes s’est élevée à près de 8 % entre le premier trimestre 2008 et la période correspondante de 2009.
Si l’activité économique semble redémarrer en cette année 2010, elle aura laissé des traces profondes. En termes d’abord de perte de revenus pour certains groupes de personnes. Et ensuite pour les finances publiques. Les caisses de l’Etat étaient déjà dans un état peu glorieux avant la récession de 2008. Elles sont aujourd’hui dans une situation préoccupante au point qu’un assainissement significatif soit devenu incontournable, notamment pour assurer l’augmentation attendue des dépenses de pensions.

Un patronat arrogant et provocateur

Depuis quelques exercices déjà, les employeurs ont pris l’habitude de déposer leur propre cahier de revendications avant les négociations. L’édition 2010 n’aura pas échappé à cette règle. Mais cette fois, les propos des employeurs exprimés dès le début de l’été ont échappé à toute modération. Ils n’ont certainement pas contribué à créer un climat serein.
Les attaques patronales ont successivement ciblé différents terrains. Il a été question du temps de travail, avec la proposition de certains du retour à la semaine des quarante heures. Est-ce vraiment là une piste crédible et prometteuse alors que le chômage de masse sévit de manière structurelle depuis presque maintenant deux générations dans notre pays ?
Classique et tellement dérangeant dans la mesure où c’est un mécanisme dont une des grandes vertus, et ce n’est pas la seule, est de protéger le revenu des publics précaires, des attaques ont également fusé contre l’indexation automatique. Pour rappel, il s’agit du principe selon lequel les salaires et les allocations sociales sont automatiquement augmentées en fonction de la croissance des prix. Dans un contexte où comme nous l’avons vu plus haut, les inégalités de revenus sont déjà à la hausse, la remise en cause de l’index est un véritable tabou pour les organisations syndicales.
Ensuite, les représentants des employeurs se sont exprimés pour plaider pour une modération salariale que l’on pourrait qualifier d’énergique. C’est là aussi un classique. Cette fois, ils ont chiffré le handicap salarial de l’économie belge, en comparaison avec les trois principaux voisins à 3,5 %. Gommer ce handicap salarial permettrait de créer de soixante à plus de septante milles emplois selon l’argumentation de la FEB.
Les chiffres que le secrétariat du Conseil central de l’économie proposera en novembre permettront d’estimer précisément un éventuel écart salarial entre la Belgique et ses principaux voisins. Ce qui est certain, et les syndicats ne doivent certainement pas être les seuls à le savoir, c’est que les caisses de l’Etat fédéral sont plus que vides. Il ne pourrait donc être question de réduire une nouvelle fois les cotisations patronales pour contribuer à baisser le coût salarial. C’est une politique qui a coûté cher par le passé et qui n’est plus payable aujourd’hui.
Enfin, des attaques patronales ont été exprimées à l’égard du crédit-temps, considéré comme trop attractif pour les travailleurs plus âgés, et contre les prépensions (à la suite notamment des restructurations dans les entreprises Carrefour et Opel). C’est donc un euphémisme de considérer que la stratégie patronale d’avant négociation n’a pas été orientée vers la recherche de terrains d’entente avec les interlocuteurs syndicaux. Au contraire, une série de propos ont flirté avec la provocation. Dans un tel contexte, il est difficile de s’attendre à ce que puisse naître un accord qui soit à la fois porteur de nouveauté et d’une certaine ambition.



Trois enjeux majeurs

Les deux éléments de contexte décrits dans l’article précédent pourraient prêter au pessimisme. Et pourtant, une série d’enjeux majeurs pèseront sur les négociations. Elles revêtiront un caractère d’importance au moins à un triple titre: la gouvernance, la solidarité, les emplois de qualité.


Les élections législatives du 13 juin sont derrière nous. A l’heure où ces lignes sont écrites, les discussions sont laborieuses pour mettre en place un accord de majorité. La tâche est loin d’être une synécure. Il s’agit de dégager les orientations pour une nouvelle étape majeure dans la réforme de l’Etat. Et, dans le même temps, de mettre en place un gouvernement dont une des contraintes sera le rétablissement de l’équilibre budgétaire à l’horizon 2015, ce qui représente un assainissement estimé à 25 milliards d’euros selon les derniers chiffres disponibles.
Les années «Leterme» ont été marquées par une forte difficulté de gouvernance à l’échelon fédéral. Avec une coalition qui sera relativement hétéroclite, la situation ne sera sans doute pas beaucoup plus simple pour le nouveau gouvernement. Ces difficultés rendent les responsabilités encore plus grande pour les interlocuteurs sociaux. Car c’est à eux qu’il revient en priorité de prendre à bras le corps certains problèmes qui demandent une réponse forte. Le premier d’entre eux est certainement le chômage des jeunes. Nous avons vu que ce sont eux les premières victimes de la crise. Et une génération ne peut être sacrifiée. Quelles pistes les négociateurs sociaux pourraient-ils explorer pour rencontrer cette problématique brûlante ? Autre terrain sur lequel les interlocuteurs de la concertation pourraient s’activer, c’est celui de la qualité de l’emploi. C’est une question qui mériterait d’être remise à l’agenda. Pour les personnes qui vivent d’un revenu de la sécurité sociale, un enjeu majeur sera aussi les modalités qui seront arrêtées pour assurer la liaison de ces allocations au « bien-être », soit l’évolution du revenu moyen. Le principe est d’éviter que ne s’accentuent les écarts avec les personnes qui disposent d’un emploi. En d’autres mots, les difficultés de gouvernance au plan fédéral gonflent l’importance des discussions et des éventuels accords que pourront conclure les représentants des travailleurs et des entreprises. Et ce qui est certain, c’est qu’ils ne pourront être aidés par des coups de pouce financiers distribués à partir du budget de l’Etat. Les négociateurs le savent, les marges sont inexistantes au niveau des finances publiques. La seule enveloppe disponible a trait à la liaison au bien-être des allocations sociales. Un espace de solidarité Nous l’avons dit plus haut, différentes études montrent une augmentation des inégalités de revenus et de salaires en Belgique. A travers les deux derniers accords interprofessionnels, des orientations ont été imprimées pour essayer de freiner cette tendance. Dans l’AIP 2007-2008, l’élément majeur était l’augmentation du salaire minimum. Pour l’AIP couvrant les années 2009 et 2010, les hausses de salaires (plafonnées) ont été exprimées en euros et pas en pourcentage. Ces deux dispositions profitent davantage aux petits revenus. Traditionnellement, l’accord interprofessionnel est l’espace de la concertation qui bénéficie d’abord aux travailleurs qui ont peu de rapport de force, dans leur secteur ou leur entreprise, ou bien pour les personnes qui sont privées d’emploi. Les personnes hautement qualifiées, avec de hautes rémunérations, retirent peu, en ligne directe, des accords conclus au plan interprofessionnel. Elles ont un rapport de force qui leur permet d’être en position de négociation favorable avec leur employeur. En revanche, pour les autres, le collectif et les avancées construites à partir de l’échelon interprofessionnel comptent bien davantage. C’est le cas certainement en matière de revenu, ou bien encore de droit à la formation par exemple. En novembre sortira le rapport annuel du Conseil central de l’économie. Il n’y aura sans doute pas de (bonne) surprise. Si les chiffres de la FEB - qui cherche à mettre en avant un handicap salarial de la Belgique - sont gonflés, les marges pour l’évolution des salaires dans notre pays seront certainement limitées. Au niveau du syndicalisme européen, l’absence d’une coordination efficace en matière de négociation salariale continue à se faire largement sentir. Et la stratégie allemande, qui consiste depuis une dizaine d’années à mener une politique sévère de contraction salariale, pèse sur les travailleurs des pays voisins. La Belgique n’échappe pas à la règle. Créer des emplois de qualité En longue période, et au plan purement quantitatif, les résultats de la Belgique en matière de création d’emplois ne sont pas mauvais. Nous ne sommes certes pas à l’abri d’un deuxième mouvement de récession. Mais sur la période 1997 à 2008, l’emploi en Belgique, en nombre de personnes occupées, s’est accru de onze pourcents. C’est un peu mieux que la moyenne des trois principaux voisins (Allemagne, France et Pays-Bas). En termes d’heures prestées, les évolutions sont encore plus significatives. La hausse en Belgique est de 10,4 %, sur la période 1997-2008. Et seulement de 4,5% pour la moyenne des trois voisins.
Nous l’avons dit, il serait syndicalement opportun de remettre l’accent sur la qualité de l’emploi. Certains indicateurs sont en effet préoccupants. Dans le même temps, un enjeu essentiel pour les interlocuteurs sociaux est de stimuler les vecteurs qui sont susceptibles de contribuer à la création d’emplois de qualité. Parmi ceux-ci figurent les politiques d’innovation et de formation. Et il existe des défis à relever. Les efforts de recherche et développement restent insuffisants en Belgique. C’est vrai tant au niveau des entreprises que pour les pouvoirs publics. Comme nous pouvons le lire dans le tableau ci-contre, les dépenses de recherche et développement ne représentent qu’environ 1,9 % du produit intérieur brut en Belgique. Ce résultat place notre pays très loin de l’objectif européen fixé à 3 %. L’effort des entreprises est très inférieur à la moyenne des pays voisins et plus encore des pays scandinaves. Au niveau des pouvoirs publics, le financement de la recherche est souvent présenté comme une priorité. Entre les discours et les actes, il existe un écart significatif. Les dépenses des pouvoirs publics en Belgique ne représentent que 0,45 % du PIB. L’Allemagne est à 0,7 %. Et la Finlande et la Suède sont à 0,9 %, soit deux fois plus qu’en Belgique.
Le terrain de l’innovation représente un enjeu sur lequel les interlocuteurs sociaux pourraient prendre des engagements. En lien avec la perspective de stimuler des innovations, il est à noter que notre pays se caractérise aussi par la faible proportion de ses étudiants inscrits dans des filières scientifiques et techniques. En comparaison avec notre voisin allemand, le rapport est quasiment du simple au double. C’est assurément une dimension qui mériterait une plus grande attention. En matière de formation continuée, la situation reste lacunaire. Les enquêtes internationales montrent un investissement plus faible des employeurs en faveur des travailleurs que dans les pays voisins (de l’ordre de 1,6 % de masse salariale en Belgique contre 1,8 % pour la moyenne des trois pays voisins ; le meilleur élève européen sur ce terrain est le Danemark avec 2,7 %). Si les efforts mis en place par les entreprises devaient à nouveau être insuffisants (s’ils n’atteignent pas 1,9 % de la masse salariale), un mécanisme de sanction pourrait être activé et appliqué pour la première fois. A coup sûr, les entreprises chercheront à y échapper. Mais les syndicats disposent maintenant d’un véritable outil pour stimuler des politiques de formation qui soient ambitieuses et qui permettent effectivement d’assurer la mise à jour des compétences des travailleurs.

Et la question du sens ?

A la question : les négociations interprofessionnelles de l’automne 2010 auront-elles du sens, la réponse à nos yeux est oui. Bien entendu, les attentes doivent rester modestes. Il ne s’agira certainement pas de tracer des contours d’un nouveau modèle. L’écart et les divergences de visions entre les interlocuteurs sociaux restent trop importantes pour poursuivre un tel objectif. Les négociateurs ne profiteront vraisemblablement pas de la crise pour tracer les chemins et les contours d’un modèle rénové, empreint de durabilité. L’approche restera traditionnelle et s’inscrira dans le cadre du binôme bien connu « social et économique », plutôt qu’autour d’un triangle où serait ajoutée la dimension environnementale. Si fumée blanche il devait y avoir, ce sera plutôt un accord marqué par la conjoncture plutôt que des préoccupations de long terme.
Mais dans un contexte marqué par les incertitudes, notamment au plan politique et institutionnel, les interlocuteurs sociaux auront l’occasion de prendre leurs responsabilités sur certains thèmes majeurs. Les enjeux ne manquent pas. L’emploi des jeunes en est un des principaux. (*) FEC

Le Gavroche

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